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Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 149

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 332-334).

149.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Berlin, ce 3 octobre 1777.

Mon cher et illustre ami, quoique je n’aie rien de particulier à vous mander, je ne veux pas laisser partir M. Bitaubé sans lui donner une Lettre pour vous, ne fût-ce que pour vous faire souvenir de ma tendre amitié et me recommander à la vôtre. Je juge, par ce que le marquis de Condorcet m’écrit, que vous avez reçu aussi mon dernier paquet. Je ne crois pas qu’il y ait rien dans mes derniers Mémoires qui puisse vous intéresser ni même peut-être mériter votre attention, si ce n’est ma démonstration du théorème de Maclaurin. Il serait à souhaiter que la même méthode pût s’appliquer à la détermination de l’attraction des points qui sont hors des trois axes du sphéroïde ; mais, après plusieurs tentatives inutiles pour y parvenir, je me suis convaincu qu’elle est insuffisante pour cet objet. Au reste, il n’y a pas beaucoup de mérite à démontrer des choses dont on est assuré d’ailleurs, et c’est à vous que les géomètres doivent la certitude du théorème en question.

Je suis tout triste de la mort de mon confrère M. Lambert[1] ; c’est une perte irréparable pour notre Académie et pour l’Allemagne en général ; il possédait éminemment le talent rare d’appliquer le calcul aux expériences et aux observations, et d’en extraire, pour ainsi dire, tout ce qu’il pouvait y avoir de régulier. Sa Photométrie, Ouvrage peu connu en France et même en Allemagne, est un vrai modèle dans ce genre de recherches ; il était d’ailleurs assez versé dans le calcul, et il n’ignorait aucune des différentes branches de l’Analyse et de la Mécanique. Les trois Volumes de Mémoires qu’il a donnés en allemand, il y a quelques années, contiennent d’excellentes choses, et il serait à souhaiter que quelqu’un voulût les traduire. Il y a dans toutes ses recherches une grande netteté, et il avait surtout l’art de parvenir aux résultats les plus simples, même dans les questions qui paraissaient les plus compliquées. Il s’est laissé mourir peu à peu de consomption, n’ayant jamais voulu, excepté dans les derniers quinze jours, ni prendre aucun remède ni même consulter aucun médecin. Il avait reçu de la nature un caractère et un tempérament admirables ; toujours content de lui-même, il n’a jamais montré la moindre envie ni jalousie. Il avait une façon de penser et d’agir très-naïve, ce qui a souvent indisposé contre lui les personnes qui ne le connaissaient pas particulièrement ; mais, quand on était parvenu à le connaître à fond, on ne pouvait s’empêcher de concevoir pour lui toute l’estime et l’amitié qu’il méritait ; c’est ce qui m’est arrivé. Si j’envie sa vie, j’envie tout autant sa mort, qui a été des plus douces, et dont il ne s’est pas même douté.

Adieu, mon cher et illustre ami ; pardonnez-moi de vous avoir entretenu d’une matière aussi triste. Conservez-vous, au nom de Dieu, et soignez-vous le mieux que vous pouvez. Vous le devez non-seulement à vous-même, mais à tous vos amis et admirateurs, à la tête desquels je prends la liberté de me mettre. Je vous embrasse de tout mon cœur.

À Monsieur d’Alembert, Secrétaire de l’Académie française,
de l’Académie royale des Sciences, etc., au vieux Louvre, et Paris
.

  1. Il mourut le 25 septembre 1777 (et non 1771 comme il a été dit par erreur p. 135, note 1).