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Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 161

La bibliothèque libre.
Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 354-356).

161.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, ce 6 janvier 1780.

Mille et mille remercîments, mon cher et illustre ami, de votre souvenir, de votre obligeante Lettre et de tous les vœux que vous voulez bien faire pour moi ; j’y réponds, et de tout mon cœur assurément, par tous ceux que je fais pour vous. Puissiez-vous faire encore longtemps l’honneur de la Géométrie par vos travaux et par vos succès ! Puissiez-vous surtout vous bien porter, bien digérer et bien dormir, car sans cela point de bonheur ! Je fais ces trois choses-là de mon mieux ; mais, à mon âge, on n’est guère content sur cet article, surtout quand on ne peut plus guère s’occuper du seul objet qui intéresse je veux parler de cette Géométrie, qui a été ma maîtresse autrefois, et qui n’est plus aujourd’hui pour moi qu’une vieille femme tout au plus. Je crains bien que vous ne vous en aperceviez en lisant les rogatons que j’imprime. Ce seront du moins les derniers barbouillages mathématiques de votre serviteur ; je fais comme ces petits-maîtres qui épousent leur catin pour s’en défaire j’imprime mes dernières sottises pour n’y plus penser.

Si vous connaissez l’auteur de la pièce sur les comètes, envoyée de Berlin au concours de notre Académie, vous pouvez lui dire d’être tranquille et, dans le cas où il aurait des créanciers, ce que je ne crois pas, de leur promettre 4000 livres pour les saintes fêtes de Pâques prochaines. Si je me trompe, je prie l’auteur de me regarder comme un plus mauvais prophète que tous ceux de l’Ancien et du Nouveau Testament.

Je n’ai point encore reçu les Volumes que vous m’annoncez ; mais quelqu’un m’a prêté le Volume de 1777, où vous êtes toujours le même, autant du moins que ma pauvre tête en peut juger, car elle a bien de la peine actuellement à suivre les idées des autres c’est beaucoup si elle ne se fourvoie pas à la chasse des siennes propres.

J’aurais bien envie d’aller vous embrasser, et je n’ose ni former ce projet ni en même temps y renoncer ; c’est un terrible voyage, faible et cacochyme comme je le suis. Quant à celui dont vous me parlez, et qui m’assurerait le plaisir de vous voir, je sacrifie, quelque désir que j’en aie, mon plaisir à vos arrangements, et je sens par moi-même combien il en coûte pour se déplacer, quand on aime son cabinet et ses occupations. J’espère pourtant que tôt ou tard l’un de nous deux attirera l’autre et que nous nous reverrons, soit chez vous, soit chez moi.

MM. de Condorcet et de la Place vous font mille compliments et vous remercient d’avance du présent que vous leur destinez. Le marquis Caraccioli me charge aussi de mille choses tendres pour vous. Adieu, mon cher ami conservez-vous et aimez-moi ad multos annos. Je vous embrasse aussi tendrement que je vous aime.

À Monsieur de la Grange, directeur de la Classe mathématique
de l’Académie des Sciences et membre de celle de Paris, à Berlin
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(En note : Répondu le 20 mai 1780, par M. Bitaubé.)