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Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 165

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 362-366).

165.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Berlin, ce 15 avril 1781.

J’ai bien des excuses à vous faire, mon cher et illustre ami, d’avoir été si longtemps sans vous marquer ma reconnaissance du présent dont vous m’avez honoré. M. Formey a présenté vos deux Volumes à l’Académie dans la séance publique du 27 janvier, et il m’a remis en même temps de votre part l’exemplaire que vous m’aviez destiné. Je m’étais proposé de ne différer à vous en remercier que jusqu’à ce que j’eusse assez étudié cet Ouvrage pour être en état de m’entretenir un peu avec vous sur les objets que vous y traitez ; mais le travail auquel sa lecture m’a engagé peu à peu m’a occupé plus longtemps que je n’aurais cru et a causé un retardement dont je suis vraiment honteux. Je vous supplie de ne pas m’en savoir mauvais gré et d’être persuadé que, pour être quelquefois un peu inexact à m’acquitter de mon devoir envers ceux qui m’honorent de leurs bontés, je n’en suis pas moins vivement pénétré, ni moins reconnaissant du fond de mon cœur.

J’ai lu vos nouvelles recherches avec le plus grand plaisir ; elles sont très-intéressantes par la variété des matières et par la manière dont elles sont traitées, et j’y ai trouvé beaucoup à profiter ; celles qu’elles m’ont donné occasion de faire de mon côté, et dont je vous ai entièrement obligation, concernent la théorie du mouvement des fluides et ont pour but l’éclaircissement de quelques points essentiels de cette théorie. Je ne suis pas encore tout à fait content de mon travail, mais je compte le reprendre dès que je me serai débarrassé de quelques autres objets, et je soumettrai alors à votre jugement ce qui me paraîtra n’en être pas indigne. En attendant, permettez-moi de vous communiquer un théorème que j’ai trouvé, etqui sert à décider quand la quantité ( étant les vitesses suivant les trois coordonnées ) doit être intégrable ou non je démontre que, si cette quantité est intégrable dans un instant quelconque, elle le sera nécessairement pour tout le temps du mouvement, et qu’au contraire, s’il y a un instant où elle ne le soit pas, elle ne pourra jamais l’être, et voici comment :

En nommant le temps et faisant abstraction des forces accélératrices, ou plutôt supposant ces forces telles que soit intégrable, ce qui a toujours lieu dans la nature, l’équilibre des forces perdues à chaque instant exige que la quantité

soit une différentielle complète.

Retranchant la différentielle complète

on aura la quantité

qui devra être une différentielle complète.

Soient les valeurs de dans un instant quelconque où il est clair que pour ( étant fort petit) on aura

étant des fonctions de et de la quantité qu’on regarde maintenant comme constante. Faisant ces substitutions dans la quantité précédente et prenant on aura une transformée de cette forme,

en supposant

et il faudra que les quantités soient chacune une différentielle complète ; donc : 1o si est complète, on aura

donc

différentielle complète ; donc : 2o on aura

donc

différentielle complète ; donc : 3o, etc.

Si donc est intégrable lorsque elle le sera depuis jusqu’à et on prouvera de même, en mettant à la place de qu’elle sera intégrable jusqu’à et ainsi de suite. Donc, etc. Mais, si dans un seul instant cette quantité n’est pas intégrable, elle ne le sera jamais, car, si elle l’était dans un autre instant, elle le serait aussi dans le premier.

Lorsque le mouvement commence du repos, alors on a

lorsque donc est nécessairement toujours intégrable. Mais, lorsqu’on imprime au fluide des vitesses primitives, tout dépend de la nature de ces vitesses. Si elles sont produites par une impulsion sur la surface du fluide, elles seront nécessairement telles, que sera intégrable ; donc cette quantité le sera toujours.

Le résultat de mes autres recherches consiste à prouver qu’on peut toujours satisfaire (analytiquement parlant) à toutes les conditions du problème ; mais je remets à une autre fois à vous en parler.

Je vous avais annoncé que je croyais pouvoir expliquer l’équation séculaire de la Lune ; j’avais trouvé, en effet, une petite équation assez propre à cela ; mais j’ai reconnu depuis qu’elle ne peut avoir qu’une valeur tout à fait insensible.

Adieu, mon cher et illustre ami ; il ne me reste de papier que pour vous embrasser et me recommander à votre amitié.