Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4514

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 258-259).

4514. — À M. LE BRUN.
Au château de Ferney, 6 avril.

Voici, monsieur, une seconde édition du mémoire que M. Thieriot m’avait fait tenir. La première était trop pleine de fautes. Si vous voulez encore des exemplaires, vous n’avez qu’à parler. Il n’est que trop vrai que le libelle diffamatoire de ce coquin de Fréron a eu des suites désagréables que j’ai confiées à votre discrétion. Je me suis fait un devoir de vous donner part de tout ce qui regarde Mlle Corneille. C’est à vous que je dois l’honneur de l’élever. Encore une fois, je ne peux m’imaginer que M. de Malesherbes refuse ce qu’on lui demande. Il ne s’agit que d’un désaveu nécessaire : ce désaveu, à la vérité, décréditera les feuilles de Fréron ; mais M. de Malesherbes partagerait lui-même l’infamie de Fréron, s’il hésitait à rendre cette légère justice. En cas qu’il soit assez mal conseillé pour ne pas faire ce qu’on lui propose et ce qu’il doit, il peut savoir qu’il met les offensés en droit de se plaindre de lui-même ; que le nom de Corneille vaut bien le sien, et qu’il se trouvera des âmes assez généreuses pour venger l’honneur de Mlle Corneille de l’opprobre qu’un protecteur de Fréron ose jeter sur elle. Le nom de Fréron est sans doute celui du dernier des hommes, mais celui de son protecteur serait à coup sûr l’avant-dernier.

Vous aurez sans doute, monsieur, la gloire de terminer cette affaire : je n’y suis pour rien personnellement ; je pouvais avoir chez moi L’Écluse, sans avoir à rendre compte à personne ; mais il n’est pas permis d’imprimer que Mlle Corneille est élevée par L’Écluse, par un acteur de l’Opéra-Comique. Mon indignation contre ceux qui tolèrent cette insolence subsiste toujours dans toute sa force. MlleCorneille, vivante, vaut mieux sans doute qu’un Baqueville mort, et mort fou. Cependant on a mis Fréron au For-l’Évéque pour avoir raillé ce fou, qui n’était plus[1] ; et on le laisse impuni quand il outrage indignement Mlle Corneille. Vous voyez, monsieur, que ni le temps, ni l’injustice des hommes, n’affaiblissent mes sentiments. Je trouve dans votre caractère la même constance : c’est une nouvelle raison qui m’attache à vous. Elle se joint à tant d’autres que je me sens pour vous la plus sincère amitié ; elle supplée au bonheur qui me manque de vous avoir vu. Votre, etc.


Voltaire.

Permettez que je vous adresse cette petite lettre[2] pour M. Corneille, et ayez la bonté de présenter mes respects à M. Titon et aux dames qui sont chez lui.

  1. Anecdotes sur Fréron : voyez tome XXIV, page 181.
  2. Cette lettre est perdue.