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Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 5084

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Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 280-281).
5084. — À M. DE LA CHALOTAIS.
Le 3 novembre.

Vous donnerez sans doute, monsieur, un plan d’éducation[1] digne de vos excellents mémoires, qui ont servi à détruire ceux qui donnaient une assez méchante éducation à notre jeunesse. Plût à Dieu que vous voulussiez y mêler quelques leçons pour ceux qui se croient hommes faits ! Ce sont de terribles enfants que des gens qui, avec de la barbe au menton, payent à un prêtre italien la première année du revenu des terres que le roi leur donne en France, et qui, avec cela, disent qu’on leur fait tort quand on ne les laisse pas les maîtres absolus de tout. Vous êtes procureur général d’une province où un Italien donne encore des bénéfices. Les Anglais ont été longtemps plus imbéciles que nous, il est vrai ; mais voyez comme ils se sont corrigés. Ils n’ont plus de moines ni de couvents, mais ils ont des flottes victorieuses ; leur clergé fait de bons livres et des enfants, leurs paysans ont rendu fertiles des terres qui ne l’étaient pas ; leur commerce embrasse le monde, et leurs philosophes nous ont appris des vérités dont nous ne nous doutions pas. J’avoue que je suis jaloux quand je jette les yeux sur l’Angleterre.

Vous avez rendu, monsieur, à la nation un service essentiel, en l’éclairant sur les jésuites. Vous avez démontré que des émissaires du pape, étrangers dans leur patrie, n’étaient pas faits pour instruire notre jeunesse. Vous pensez qu’il vaut mieux qu’un jeune homme apprenne de bonne heure les quatre maximes fondamentales de l’année 1682 que de savoir par cœur des vers de Jean Despautère. En un mot, je suis persuadé que vous saurez mêler, avec votre habileté ordinaire, dans votre plan d’éducation, bien des choses qui serviront à l’instruction de l’âge mûr. Le siècle du gland est passé ; vous donnerez du pain aux hommes. Quelques superstitieux regretteront encore le gland qui leur convient si bien ; et le reste de la nation sera nourri par vous.

C’est une belle époque que l’abolissement des jésuites ; j’oserais dire avec Horace :


Quid te exempta juvat spinis e pluribus una ?

(Lib. II, ep. ii, 212.)

On me répondra que, de toutes les épines, c’était la plus pointue et la plus embarrassante, et qu’il faut commencer par l’arracher ; je répliquerai :


Perge quo cœpisti pede.


La raison fait de grands progrès parmi nous ; mais gare qu’un jour le jansénisme ne fasse autant de mal que les jésuites en ont fait ! Que me servirait d’être délivré des renards, si on me livrait aux loups ? Dieu nous donne beaucoup de procureurs généraux qui aient, s’il est possible, votre éloquence et votre philosophie ! Je remarque que la philosophie est presque toujours venue à Paris des contrées septentrionales ; en récompense, Paris leur a toujours envoyé des modes.

J’oubliais de vous parler, monsieur, du procès de mes huguenots. Fussent-ils mahométans, vous leur donneriez gain de cause s’ils avaient raison.

Permettez, monsieur, que je vous renouvelle les sincères protestations de mon estime et de mon respect.

  1. La Chalotais en donna un ; voyez la lettre de Voltaire, du 28 février 1763.