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Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5380

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 549-550).

5380. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
À Ferney, 19 auguste (car il est trop barbare
d’écrire aoust, et de prononcer ou).
l’aveugle voltaire
à l’aveugle marquise du deffant.

Les gens de notre espèce, madame, devraient se parler au lieu de s’écrire, et nous devrions nous donner rendez-vous aux Quinze-Vingts, d’autant plus qu’ils sont dans le voisinage de M. le président Hénault. On m’a mandé qu’il avait été dangereusement malade ces jours passés, mais qu’il se porte mieux. Je m’intéresse bien vivement à votre santé et à la sienne : car enfin il faut que ce qui reste à Paris de gens aimables vive longtemps, quand ce ne serait que pour l’honneur du pays.

Êtes-vous de l’avis de Mécène, qui disait : Que je sois goutteux, sourd, et aveugle, pourvu que je vive, tout va bien[1] ? Pour moi, je ne suis pas tout à fait de son opinion, et j’estime qu’il vaut mieux n’être pas que d’être si horriblement mal. Mais, quand on n’a que deux yeux et une oreille de moins, on peut encore soutenir son existence tout doucement.

J’ai eu une grande dispute avec M. le président Hénault, au sujet de François II[2] ; et je vous en fais juge. Je voudrais que, quand il se portera bien et qu’il n’aura rien à faire, il remaniât un peu cet ouvrage, qu’il pressât le dialogue, qu’il y jetât plus de terreur et de pitié, et même qu’il se donnât le plaisir de le faire en vers blancs, c’est-à-dire en vers non rimés. Je suis persuadé que cette pièce vaudrait mieux que toutes les pièces historiques de Shakespeare, et qu’on pourrait traiter les principaux événements de notre histoire dans ce goût.

Mais il faudrait pour cela un peu de cette liberté anglaise qui nous manque. Les Français n’ont encore jamais osé dire la vérité tout entière. Nous sommes de jolis oiseaux à qui on a rogné les ailes. Nous volerons, mais nous ne volons pas.

Je vous supplie, madame, de lui dire combien je lui suis attaché.

Adieu, madame ; je ne sais si nous avons jamais bien joui de la vie, mais tâchons de la supporter. Je m’amuse à entendre sauter, courir, déraisonner Mlle Corneille, son petit mari, sa petite sœur, dans son petit château, pendant que je dicte des commentaires sur Agésilas et Attila. Et vous, madame, à quoi vous amusez-vous ? Je vous présente mon très-tendre respect.

  1. Sept vers de Mécène à ce sujet ont été conservés par Sénèque (épître ci) et imités par La Fontaine, livre I, fable xv.
  2. François II, roi de France, tragédie en cinq actes et en prose (par le président Hénault), 1747, in-8o. L’auteur en donna, en 1768, une seconde édition, enrichie de notes nouvelles.