Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/22

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 165-169).
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Si l’on jugeait de l’esprit des Français par le genre et la qualité des ouvrages qui sortent depuis quelque temps de leurs presses, l’idée qu’on s’en ferait ne serait pas avantageuse. On n’a jamais tant vu de mauvaises et futiles productions. Il semble que la licence seule guide la plume de nos écrivains. C’est une espèce de maladie épidémique qui a gagné jusqu’aux sots, qui, sans génie, sans goût, sans connaissances, sans le moindre agrément dans le style, se font néanmoins imprimer. Les romans autrefois si purs, mais qui faisaient, à la vérité, acheter leur chaste dénoùment par l’ennui de plusieurs gros volumes, sont salis aujourd’hui dès les premières pages par les aventures les plus indécentes. J’en excepte cependant celui de Mysis et Glaucé[1], qui paraît depuis peu et qui n’est point encore connu. On l’attribue à l’abbé de La Tour, auteur de la Vie d’Épaminondas et de plusieurs autres ouvrages sérieux, entre autres de l’Amusement de la raison dont j’ai eu l’honneur de vous entretenir dans une de mes dernières lettres. Le roman de Mysis et Glaucé est une traduction d’un prétendu poëme grec en trois chants, quoique en eflet il ne soit qu’une très-faible imitation du Temple de Gnide (petit chef-d’œuvre de sentiment et de style), et un essai de l’auteur dans ce genre qui n’appartient pas à une imagination froide ni à une plume dénuée de grâce et de légèreté.

L’auteur aurait pu jeter plus d’agrément, plus de chaleur et plus de variété dans ce roman. Son style est sec et quelquefois guindé ; on s’aperçoit même aisément qu’il lui a coûté beaucoup pour le rendre agréable et léger. Le commencement de son premier chant est obscur et diffus ; les descriptions qu’il fait des temples de l’Amour et d’Apollon n’ont rien de trop piquant. Au reste l’allégorie de ce poëme est très-bien suivie ; le but de l’auteur est de faire sentir combien est préférable un amour tendre et délicat, fondé sur les qualités du cœur, à cet amour d’instinct qui nous met, pour ainsi dire, au niveau du reste des animaux ; car aujourd’hui les liaisons de cœur se font singulièrement.

Yoici la façon d’attaquer et de se rendre, car la défense n’est pas permise. Un jeune homme donne la main à une femme au sortir d’une promenade ou d’un spectacle. On veut reconnaître son attention ; on le prie à souper. Il refuse ; on le presse, il se rend. La politesse exige de la part du convive qu’il rende une visite à la dame dès le surlendemain au plus tard. Il arrive. Le jeu n’est pas encore arrangé ; on donne à tirer. L’honneur est dû à l’étranger ; il fait la partie à madame. À propos de boston et de manille on dit mille petits jolis riens. La galanterie veut qu’un homme perde son argent, au moins la première fois. Les distractions volontaires dont madame est l’objet lui en facilitent les moyens. On le badine, mais on le plaint. On l’invite à venir prendre sa revanche un autre jour ; il n’a garde d’y manquer. Il trouve madame seule, occupée à faire de la tapisserie. Cette heureuse solitude fournit matière à tous les menus propos galants qu’on retourne de cent et cent façons ; une pelote tombe, on se baisse vite pour la ramasser, mais on est plus longtemps à la tronver parce que chemin faisant on admire le plus joli petit pied du monde. L’éloge du pied conduit insensiblement à celui de la main, dont on admire la blancheur, l’adresse et la légèreté. Les grâces ne manient pas l’aiguille avec autant d’art. Tout en causant, on baise cette main sans que la dame s’en aperçoive. Cette conversation intéressante fiit parce qu’il faut habiller madame. On sort, mais avec promesse de se revoir. On lie une partie de souper chez des amis communs où l’on veille fort tard. Ce souper incommode. Il est naturel d’aller s’informer de la santé de la personne à laquelle on prend intérêt. On y va ; madame, qui ne compte recevoir aucune visite ce jour-là, se tient dans son boudoir, les rideaux tirés parce que le trop grand jour augmenterait la migraine qu’elle a gagnée la veille. Elle est dans un déshabillé intéressant ; cependant elle cherche à s’excuser sur ce désordre ; ensuite elle fait des reproches de ce qu’on vient ainsi la surprendre. Pour l’apaiser, on lui dit qu’on ne l’a jamais vue si belle ; que sa migraine charge ses yeux d’une langueur et d’une tendresse qui toucherait le plus sensible. On cause encore quelques moments ; le cavalier, qui craint d’être incommode, veut sortir ; madame l’arrête : « Vous me tiendrez compagnie, lui dit-elle, puisque vous êtes venu, vous me dissiperez… Mais, à propos, je ne sais comment on a pu vous laisser entrer, j’avais donné ordre de dire à ma porte que je n’y étais pour qui que ce soit. » On marque sa reconnaissance d’être préféré. De part et d’autre, on se dit mille choses agréables, on s’anime. Insensiblement le jour baisse. Le flambeau de l’amour éclaire le cavalier. Il s’approche du sopha où madame s’est jetée pour être plus à son aise. Bientôt la migraine cesse, et l’on n’est plus occupé qu’à trouver d’autres moments dans la suite, que la santé de madame aura soin de préparer.

N’allez pas cependant croire, sur ce récit, que toutes nos femmes en France sont le modèle de celle dont je viens de vous faire le portrait ; Boileau, le satirique, a compté, avant moi, jusqu’à trois honnêtes femmes dans Paris.

Puisque nous sommes sur ce chapitre, je finirai par vous donner une idée succincte d’une comédie en prose en un acte, intitulée la Chauve-Souris[2], idée qui vous convaincra de la justesse de mes réflexions préliminaires. Valère aime une jeune veuve nommée Isabelle. Après une absence de six mois, il revient à Paris, d’où on lui avait mandé les infidélités de sa maîtresse. En arrivant, il interroge Lisette, suivante d’Isabelle, qui ne veut lui rien dire. Quelque argent la rend traitable, et elle découvre à Valère toute l’intrigue de la jeune veuve avec un nommé Clitandre. Valère, furieux, cherche tous les moyens de se venger. Devinez celui auquel il s’arrête ? Il lui échappe de dire devant Lisette qu’il voudrait attraper la galanterie la plus cossue… ; qu’il la paierait cent louis. « . Cent louis, dit Lisette, parlez-vous tout de bon ? — Oui, j’y suis déterminé. — Hé bien, je vous en tiendrai quitte à meilleur compte, répond Lisette ; tenez, vingt louis, et je vous promets… — Ah ! j’y consens, reprend Valère ; tu es jolie, c’est de quoi me dédommager. » Le marché est conclu, mais il faut écarter Frontin, valet de Valère, qui aime Lisette, qui la croit une vestale et veut l’épouser. On le met en sentinelle devant la porte de la chambre d’Isabelle où Clitandre est entré. Isabelle, qui ne peut plus supporter l’infidélité qu’elle fait à Valère, rompt avec Clitandre et sort pour voir Valère, qu’on lui a dit être de retour, afin de lui avouer tous ses torts. Frontin n’avait pas gardé la consigne. Il était ; sorti de son poste, et était allé faire un tour dans le jardin, où l’on juge bien qu’il trouva Lisette et Valère dans le parterre dont il ne fallait pas approcher de trop près pour savoir ce qui se passait entre eux. Il rentre ; aussitôt Isabelle lui demande où est son maître. Frontin lui dit pour toute réponse qu’il ne l’aurait jamais cru s’il ne l’avait vu, et tient plusieurs autres propos qui sont des énigmes pour Isabelle. Valère paraît, fait des reproches sanglants à Isabelle, mais elle le désarme par l’aveu le plus humble et le plus sincère. Elle lui dit qu’elle vient de congédier pour toujours Clitandre, et qu’elle se soumet à ce qu’il lui plaira ordonner de son sort. Valère honteux, interdit de son aventure avec Lisette, n’ose regarder Isabelle ; elle lui fait tant d’instance qu’il lui avoue à son tour le genre de vengeance qu’il lui préparait. Isabelle, à ces mots, n’hésite point, et pour prouver à Valère son parfait retour elle veut partager avec lui le fruit cuisant qu’il venait de cueillir dans le jardin. Pour Frontin, qui voit à quoi la bonne et sage Lisette est propre, il songe à rester garçon.

Cette sale comédie est de M. le comte de Caylus, et n’a point été jouée.

M. de Voltaire vient de quitter la cour de Lunéville, où il a été environ deux mois avec Mme la marquise du Châtelet et Mme de Boufflers. Il a fait des vers assez agréables où il compare le roi Stanislas à notre bon roi Henri IV, et la marquise de Boufflers à la belle Gabrielle d’Estrées, maîtresse de ce grand

prince. Voici ces vers :

au roi stanislas

Le ciel comme Henri voulut vous éprouver ;
La bonté, la valeur à tous deux fut commune ;
LaMais mon héros fit changer la fortune
LaMaQue votre vertu sait braver.


à madame de boufflers

Vos yeux sont beaux, et votre âme est plus belle ;
VoVous êtes simple et naturelle,
Et sans prétendre à rien vous triomphez de nous ;
Si vous eussiez vécu du temps de Gabrielle,
SiJe ne sais pas ce qu’on eût dit de vous,
SiJeMais on n’eût point parlé d’elle.

  1. Mysis et Glaucé, poëme en trois chants, traduit du grec par M. Séran de La Tour. Genève (Paris), 1748, in-12.
  2. La Chauve-Souris de sentiment, comédie en un acte, s. 1. n. d, 38 p., avec une pl. gr. (par Boucher ? Attribuée de tout temps au comte de Caylus, et par M. Paul Lacroix à Crébillon fils, cette comédie a été réimprimée à Bruxelles sous la rubrique de Berg-op-Zoom, à 120 ex., 1866, in-18.