Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/23

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 169-174).
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XXIII

Il y a quelque temps que M. Deslandes a publié un volume de dissertations[1]. Elles sont assez peu curieuses ; j’en excepte deux dont je vais extraire ce qui m’y paraît mériter quelque attention :

1° Dans la première dissertation, M. Deslandes appuie sur la nécessité d’établir des greniers publics, où l’on serre dans des années d’abondance de quoi subsister dans des temps fâcheux. Il ajoute qu’on y a pensé souvent, mais il y a longtemps qu’on a dit que la France était le pays des projets, et non de l’exécution.

2° Il faut mettre dans ces greniers les blés qu’on recueille dans les pays chauds, parce que ceux qui naissent dans les pays froids se corrompent et se moississent. Les Moscovites ne serrent leurs blés qu’après les avoir fait chauffer plusieurs jours de suite.

3° Les meilleurs greniers publics seraient des souterrains creusés dans le roc et impénétrables à l’air et à l’eau. La raison en est que l’air intérieur ne pourrait frapper les grains, ni introduire dans ces souterrains des œufs d’insectes qui ne demandent qu’un lieu propre à éclore et à se développer. En Ukraine et en Lithuanie, on serre les blés dans des puits qui approchent des souterrains proposés. Il faut surtout garantir les grains de l’humidité, dans la crainte qu’ils ne germent. Un soldat danois, ayant avalé par hasard quelques grains d’avoine, en fut violemment tourmenté. Comme son mal augmentait tous les jours, on soupçonna à différents symptômes que ces grains pouvaient avoir trouvé dans son estomac une matière où ils avaient germé comme s’ils eussent été semés en pleine terre.

4o Une infinité d’insectes travaillent à détruire le blé. Ils s’insinuent plus aisément dans les blés cueillis dans les pays froids, parce que la peau n’en a pas été durcie par le chaud. Le soufre est le meilleur remède qu’on ait trouvé jusqu’ici pour exterminer ces insectes.

5o Pour hâter la germination du blé et la rendre plus abondante, il n’y a pas de meilleur moyen que de laisser tremper quelques jours les grains dans l’eau de la pluie, où l’on aura fait infuser du crottin de cheval et de chèvre, mêlé à un peu de paille hachée. Les grains ainsi trempés lèvent plus tôt de terre et produisent beaucoup de tiges, ce qui vient, ajoute Malpighi, de ce que les sels, engagés dans la fiente des animaux, étant dissous par l’eau de la pluie, contribuent beaucoup à faire végéter les plantes.

6o Parmi les hommes célèbres qui ont aimé l’agriculture, nous comptons le très-célèbre amiral de Coligny. Pendant le feu des guerres civiles, lorsque toute la France, sous prétexte de religion, ne respirait que meurtres et incendies, Charles IX et Catherine de Médicis envoyèrent deux gentilhommes pour épier la conduite de l’amiral, qui s’était retiré dans une de ses terres. Ces deux gentilhommes, étant partis secrètement, surprirent l’amiral en habit de ménage, selon l’expression d’un historien, et la serpette à la main, qui taillait ses arbres. Après avoir reçu, comme il devait, les compliments forcés des deux ambassadeurs, il ajouta en souriant : « Ne manquez pas de dire au roi et à la reine, l’équipage où vous m’avez trouvé, et peut-être me feront-ils la justice de croire qu’un honune occupé de choses aussi simples que je le suis ne songe point à rien machiner contre l’État. »

Dissertation sur les sympathies et les antipathies. — Voici quelques faits curieux de cette dissertation :

L’empeieur Ferdinand fit voir à Inspruck, au cardinal de Lorraine, un gentilhomme qui avait tant de peur des chats qu’il saignait du nez à les entendre seulement miauler de loin.

Le duc d’Épernon s’évanouissait à la vue d’un levreau.

Wadislas Jagellon, roi de Pologne, qui pendant un demi‑siècle affronta toutes sortes de périls et montra une valeur supérieure aux événements, se troublait et prenait la fuite en voyant des pommes.

Si, par mégarde, on en faisait sentir à Duchesne, secrétaire de François Ier, il lui sortait par le nez une grande quantité de sang.

Érasme, qui avait l’esprit si doux et si bien fait, d’ailleurs ami sincère de la vérité, avait tant d’antipathie pour le poisson qu’il n’en pouvait même sentir sans avoir la fièvre,

Tyco-Brahé changeait de couleur et sentait ses jambes défaillir à la rencontre d’un lièvre ou d’un renard.

Le chancelier Bacon tombait en défaillance toutes les fois qu’arrivait une éclipse de lune, et sa défaillance durait autant que l’éclipse elle-même.

Don Juan Rob, chevalier d’Alcantara, tombait en syncope quand il entendait prononcer le mot lana, quoique son habit fût de laine.

Marguerite de Valois, reine de Navarre et sœur de François Ier, se troublait au seul mot de mort, et chassait ceux qui osaient le proférer devant elle ; c’est ce qui arriva à un jardinier à qui elle demandait des nouvelles d’un arbre qui avait porté toujours de bons fruits : « Madame, répondit le jardinier, il est mort. »

Le maréchal d’Albret ne pouvait voir ni sentir du marcassin sans se trouver mal.

Le maréchal de Clérambault, courtisan agréable et délié, demandait un jour à ce propos de quelle manière il faudrait traiter un homme qui, en se battant contre d’Albret, aurait tenu une tête de marcassin de la main gauche et son épée de la droite.

Le chapelain d’un seigneur allemand ne pouvait voir des fraises sans dégoût, ni en manger sans ressentir des étouffements de chaleur. Son corps devenait ensuite tout rouge. Quelques heures après, il lui prenait une sueur abondante, laquelle le remettait dans son état naturel, et il ne lui restait plus que de la faiblesse et une sorte d’égarement d’esprit.

On a fait beaucoup de raisonnements sur toutes ces singularités, mais aucun ne satisfait un homme sensé. Je crois qu’on peut appliquer à tout cela l’épigramme de Martial :


Je ne t’aime point, Lycidas ;
Ne m’en demande point la cause,
Je ne puis te dire autre chose,
Sinon que je ne t’aime pas.


M. l’abbé de La Bletterie, auteur de l’excellente Vie de l’empereur Julien, vient de donner les ouvrages de cet homme singulier, et la Vie de Jovien. Ce qui nous reste de ce célèbre et odieux apostat se réduit à des lettres et à des satires. Les lettres ne contiennent qu’une philosophie platonicienne fort commune ; les satires ont un air de bizarrerie qui ne serait pas de notre goût ; d’ailleurs, elles font allusion à mille usages qui nous sont inconnus. Il est vrai que l’habile traducteur rappelle dans ses notes à peu près ce qui est nécessaire pour l’intelligence du texte, mais une plaisanterie est comme perdue quand, pour l’entendre, il faut avoir recours à un commentaire. La vie de Jovien est peu de chose. Julien entreprit une expédition contre les Perses, il mourut dans le cours de cette guerre. Jovien fut proclamé à l’instant empereur par l’armée, qu’il reconduisit sur les terres de l’empire. Pressé par l’ennemi dans sa retraite, il fit avec lui un traité honteux et lui abandonna plusieurs provinces de l’État qui l’avaient choisi pour maître. Voilà toute l’histoire du lâche Jovien.

Si vous souhaitez savoir ce que je pense de l’auteur de cet ouvrage, qui est un de nos plus célèbres écrivains, voici l’idée que je m’en suis formée. L’abbé de La Bletterie est exact ; on peut compter sur ses recherches et être sûr qu’on ne sera pas trompé. Comme il n’a pas la réputation d’être un trop bon croyant, il a affecté, dans ses livres, je ne dis pas de la religion, je dis une espèce de dévotion qui fait piiié ou qui fait rire selon qu’on se trouve monté on le lisant. Son style est correct, les faits sont liés on ne peut pas mieux ; les choses sont narrées avec l’étude qu’il leur convient ; ses réflexions sont plus pensées qu’ingénieuses ; ses portraits sont peu approfondis ; j’en excepte celui d’Athanase qui est fait d’une grande manière. En général, l’abbé de La Bletterie fait une histoire comme la peut faire un homme laborieux, cultivé, et qui a de l’esprit, mais il manque de génie ; il ne jette pas dans la narration cet air d’intérêt qui fait souhaiter vivement d’en voir la suite. Il ne passionne point pour les personnages qu’il met en action, il ne remue point l’âme ; il parle à la raison, mais rarement à l’imagination et au cœur. C’est un écrivain qu’on approuve, mais qu’on n’admire point, qu’on n’aime pas même. En lisant son ouvrage, je n’ai jamais souhaité de faire connaissance avec lui, et cette indifférence ne fait pas, ce me semble, honneur à son livre.

— Il paraît un petit roman intitulé les Époux réunis, ou le Missionnaire du Temps[2]. Un homme très-amoureux de sa femme en devient jaloux ; il lui donne un coup de poignard, et, croyant l’avoir tuée, il s’éloigne de Paris. Diverses aventures ou ses remords le conduisent dans le cloître. Après plusieurs années de mission dans l’ancien et dans le nouveau monde, il vient prêcher à Paris. Sa femme se trouve à son sermon ; ils se reconnaissent, le mari quitte le froc et rejoint sa chère moitié. C’est parce que je vous parle de tout, que j’ai l’honneur de vous entretenir d’une brochure où il n’y a ni décence, ni esprit, ni style, ni sentiment.

— Le poëte Roy, qui est ennemi déclaré de l’Académie française, a adressé l’épigramme suivante au poëte Piron, qui voudrait bien être de l’Académie, mais sans s’abaisser à des sollicitations désagréables.


Le public accueille ta veine,
Et tu veux que ce seul Mécène
Fasse pour toi les premiers pas
Chez messieurs de la Quarantaine ?
Pauvre Piron, tu perds ta peine :
Le public ne les connaît pas !

Épigramme allégorique dans laquelle le poëte Roy est comparé à Hercule, et l’Académie au peuple pygmée.


Un jour le peuple pygmée,
La taille au-dessous de fourmi,
Sur le bon Hercule endormi
Vint s’assembler en corps d’armée.
Tout le camp d’aiguillons muni
À le picoter s’évertue ;
Que fait Hercule ? Il éternue :
Et voilà le combat fini.


Lorsque M. d’Argenson a été reçu à l’Académie française, il a eu des concurrents, entr’autres l’abbé Le Blanc, cet auteur si haï et si méprisé. Cela a donné occasion au poëte Roy de faire l’épigramme suivante, dans laquelle M. d’Argenson est comparé à Ulysse, et l’abbé Le Blanc à Irus.


Parmi tous les aspirants
À l’hymen de Pénélope,
Irus, plus hideux qu’Ésope,
Irus se mit sur les rangs.
Ulysse vint : son épée
Du sang des rois fut trempée ;
Pour Irus, dès qu’il le vit,
Un coup de poing l’en défit.


— Nous venons d’être témoins d’un mariage fort singulier. Mlle Staffort vient d’épouser Crébillon le lils, auteur de beaucoup d’ouvrages ingénieux. Il lui avait fait déjà un enfant. Comme ils sont tous deux extrêmement pauvres, on a dit que c’était la soif qui avait épousé la faim, et on a appelé cette union la continuation des Égarements du cœur et de l’esprit de Crébillon. C’est le titre d’un agréable roman de cet écrivain voluptueux. Mlle Staffort est tante de milord Staffort qui s’est retiré en France.

  1. Deslandes a publié, en 1748, le premier volume d’un Recueil de différents traités de physique et d’histoire naturelle, mais point de dissertations proprement dites.
  2. Berg-op-Zoom (Paris), 1748, 2 parties en un vol. in-12.