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Cybèle, voyage extraordinaire dans l’avenir/05

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CHAPITRE V


Marius, à cheval sur deux existences, ne sait jamais au juste s’il rêve ou s’il veille. — Les rencontres de visages connus continuent de plus belle. Maintenant c’est Jeanne elle-même qui lui apparaît mais une Jeanne qui ne connaît plus Marius. — Après Jeanne, c’est son rival, M. Camoin, le juge de paix en personne qui, cette fois, a ici le beau rôle. — La véritable Jeanne n’est pas de ce monde-là, elle réside dans une constellation céleste tout comme une héroïne d’Ovide ; aussi Marius adore-t-il les étoiles comme un païen. — Jusqu’à Houzard, le bon chien, qui a son sosie dans Cybèle où les bêtes mêmes sont civilisées. — Visite au Grand-Musée d’Alger où notre terrien voit ce qu’il n’avait encore jamais vu. — Tout a progressé, depuis la dynamite jusqu’au service des dépêches qui comprend maintenant tout le système solaire.


La situation irrémédiable qu’une implacable destinée avait faite à notre ami, n’était pas de celles auxquelles on se résigne aisément. Comment eût pu s’effacer de son esprit et de son cœur tout un heureux passé qui promettait un non moins heureux avenir d’amour, et surtout au moment de toucher au bonheur suprême ? Malgré tant de bonnes raisons pour s’estimer le plus malheureux des hommes, il n’éprouva pas moins une certaine satisfaction en rentrant dans l’appartement qui était devenu le sien, de se sentir enfin un chez lui, un refuge tranquille où il pût se retirer et se retremper tout à son gré dans ses souvenirs.

En rentrant, il remarqua, non sans reconnaissance, que l’on s’était préoccupé de son bien-être et qu’en son absence une main amie avait ajouté à ce qui composait déjà l’ameublement du confortable logis, maint objet nouveau, et notamment une petite bibliothèque dont les rayons contenaient exclusivement de rares et précieux exemplaires de livres anciens ou de rééditions classiques d’œuvres choisies remontant à cette antiquité cybéléenne dont Marius se trouvait être le contemporain terrestre et dont il parlait les langues. Il était visible que Namo avait passé par là et pris sa bonne part des soins d’installation pour son ami, en même temps que la brave Mirta pourvoyait à tous les petits détails d’un ménage de garçon. Un excellent lit tout préparé attendait et il n’attendit pas longtemps. Marius s’abandonna sans plus tarder à un repos complet et parfait comme il n’en avait pas goûté à partir de la fatale nuit qui avait coupé son existence en deux parties si dissemblables et si irrévocablement disjointes. Nous ne savons si des rêves agréables vinrent lui apporter dans son sommeil le soulagement de quelque douce illusion, mais ce que nous pouvons dire, c’est que dans la situation si extraordinairement anormale qui était faite à notre ami, il en arrivait maintenant à confondre dans sa pensée la réalité et le rêve. Tant d’aventures inouïes, tant de choses surnaturelles se succédaient coup sur coup, qu’il y avait bien de quoi troubler le cerveau le mieux équilibré, et perdre toute notion du vrai et du faux, du possible et de l’impossible. Il faut dire aussi que depuis que s’était exercé sur lui cette mystérieuse influence de l’étoile Gemma, un état tout particulier et indéfinissable le faisait vivre dans une telle disposition d’esprit qu’il n’eût souvent pu dire s’il veillait ou s’il dormait. Ou ses songes présentaient la même netteté d’images que les réalités de l’état de veille, ou bien ce dernier état ne semblait pour lui qu’un enchaînement d’illusions semblables à des songes. De plus, il ne pouvait éviter que les deux mondes auxquels il tenait par son passé et par son présent ne se confondissent parfois dans sa mémoire, et par le fait même de cette phénoménale dualité d’existence, il devait par exemple lui arriver plus d’une fois de confondre entre eux les personnages qui touchaient de plus près à sa vie intime, et même d’identifier dans sa pensée ses anciens et ses nouveaux amis de la terre et de Cybèle. Cette parole si ancienne et si philosophique : « La vie n’est qu’un songe, » n’a jamais été appliquée avec plus de vérité qu’à cette nouvelle existence de Marius.

C’est dans cet état flottant entre l’illusion et la notion réelle des choses, que notre ami ouvrit le lendemain les yeux, tandis qu’un gai soleil déjà haut sur l’horizon dardait entre les rideaux, sur le tapis de sa chambre, de beaux rayons d’or qui l’invitaient à se lever, ce qu’il fit tout en gardant cette moiteur de pensée qui suit d’ordinaire les grandes fatigues et les longs affaissements. Dès qu’il fut habillé, il alla vers l’appartement de son voisin Alcor, mais le professeur, plus matinal, était sorti depuis longtemps. Trop nouveau dans cette maison pour oser se présenter seul, il resta accoudé à la galerie intérieure, d’où se découvrait l’ensemble de l’habitation. Au-dessous de lui s’étalait une assez grande cour dallée de marbre et garnie de plantes rares entourant la vasque gracieusement ornementée du milieu, le frais patio entrevu lors de l’arrivée. Trois des côtés étaient occupés par le principal corps de bâtiment et par deux ailes formant angles, et, du côté non bâti, se voyait une grille superbe, chef-d’œuvre de serrurerie artistique où une porte ouverte donnait accès à un vaste jardin dont le fond était coupé net par une belle rangée d’ifs sombres ; puis, au delà encore s’élevait une majestueuse et verte frondaison d’autres arbres de grandes essences.

Or ce jardin, cette clôture d’ifs, ces grands arbres du fond, et jusqu’à une échappée de mer bleue qui se voyait au loin, avaient une si étonnante ressemblance avec le tableau que Marius avait toujours eu sous les yeux dans la maison paternelle, qu’il ne put manquer d’en être vivement frappé et d’obéir bientôt à l’instinctif désir d’y descendre. Un instant après il s’asseyait à l’ombre même des platanes et des sycomores touffus. Le lieu formait une fraîche et délicieuse solitude dont on devait goûter tout le prix aux heures chaudes des journées d’été. Soudain un léger bruit de branches froissées lui fit tourner la tête. Pauvre Marius ! c’était bien le cas de la perdre tout à fait sa pauvre tête ! Doucement, à pas empreints d’un doux nonchaloir, s’avançait de son côté, en vêtements légers du matin, une ravissante jeune fille qui, sous ce mélange d’ombre et de soleil, lui apportait la divine apparition de qui, mon Dieu ? De Jeanne elle-même, de sa Jeanne adorée ! C’était, on le devine, la propre sœur de Namo, cette Junie que Marius apercevait pour la première fois. La jeune fille, à la vue de l’étranger, eut comme un mouvement de surprise, puis, timide et discrète, elle pressa le pas du côté de la maison laissant le pauvre garçon tremblant et cloué sur place, comprenant son erreur, mais le cœur meurtri par la commotion. Ah ! cette fois, c’était plus qu’il n’en pouvait supporter. Ses mains s’élevèrent sur son visage et il pleura longtemps.

L’heure avançait quand une voix connue se fit entendre. Namo s’approchait.

Je vous cherchais, mon cher Marius, je me suis si complètement habitué à vous, que je sentais déjà que vous me manquiez. Et puis, vous savez, ma mère et ma sœur sont impatientes de faire amplement connaissance avec vous. Je leur ai conté votre étonnante aventure, et vous n’ignorez pas que de tout temps les héros, car vous en êtes bien un, ont plu aux femmes. Mais vous me paraissez tout abattu, mon cher ami. Encore ces vilaines idées noires ? Je comprends certes combien vous avez motif de déplorer un si lointain exil, mais il faut vous résigner, que diable ! On fera ici son possible pour vous l’adoucir, cet exil. On vous trouvera des distractions, des occupations utiles, des relations qui vous fixeront et vous attacheront pour toujours après l’existence en l’air que vous venez de mener. Allons, c’est entendu ? On n’est plus triste ? On sourit ? Venez vite que je vous présente à ces dames.

Et passant son bras sous celui de son ami, il l’entraîna et le conduisit à un petit salon d’intimes ou toujours dominait ce goût des plantes et d’un art oriental, et où se tenaient en ce moment les deux femmes, l’imposante dame Nora qui l’avait déjà reçu la veille, et sa charmante fille Junie. À sa vue, elles se levèrent et firent quelques pas dans une attitude presque craintive, les yeux étonnés et fixés sur un hôte aussi extraordinaire. Marius, lui, ne vit en ce moment que cette seconde Jeanne dont le regard le brûlait et le troublait si profondément qu’il n’eût pu articuler une parole. Heureusement que l’ignorance où étaient ces dames de la langue du terrien, et l’impossibilité évidente où il était lui-même de se faire comprendre par elles, le dispensaient de parler et sauvaient la situation. Namo se partageait, parlant pour tous, et expliquant de nouveau à sa mère et à sa sœur les principaux traits de l’aventure merveilleuse de son héros.

La curiosité, chose fort naturelle en présence de cet exilé d’un autre monde, n’était pas le seul sentiment qui se montrait sur les visages et dans les manières des deux femmes ; on y lisait, outre cela, de la sympathie et une réelle compassion pour la souffrance morale que devait éprouver un être humain ravi tout à coup à sa patrie et à ses affections. Et de fait, il était visible que l’infortuné souffrait cruellement en ce moment même. La désolation qui se peignait sur toute sa personne toucha l’aimable Junie. D’un mouvement aussi spontané que sincère, elle prit la main du jeune homme, et si ses paroles ne purent être comprises, ses grands yeux expressifs lui dirent au moins bien clairement : « Prenez courage, nous sommes là pour vous aider et vous consoler. » Il n’en fallait pas tant pour affoler le pauvre garçon. Il répondit à ce regard par un autre où se trouvait une expression telle que la jeune fille recula d’un pas, et que l’élan de tout à l’heure fit place à l’instant même à une réserve glaciale. Elle redevint aussitôt une Jeanne plus qu’indifférente, une Jeanne fière et réservée, l’étrangère qu’elle était réellement pour lui. Aussi, comment se faisait-il que Marius se fut oublié au point de confondre jusque dans les mouvements de son cœur, l’image avec la réalité de laisser voir à cette jeune inconnue le sentiment qui le remplissait pour celle à qui il avait voué toute sa vie, toute son âme, cet amour absolu qu’on éprouve une fois et qui ne saurait se recommencer ?

En ce moment Alcor entra et fit heureusement diversion. L’entrevue se prolongea encore quelques moments pendant lesquels Marius s’efforça de détourner ses yeux de l’objet cause de son trouble, puis les hommes sortirent pour se rendre dans le cabinet d’études où Namo et le professeur avaient coutume de travailler ensemble à certaines heures de la journée. La présence de leur ami n’empêcha pas leur travail habituel, et la sombre préoccupation du pauvre amoureux parut même leur échapper. Ce dernier cachait du reste de son mieux l’émotion qui l’agitait toujours, et paraissait s’absorber dans la lecture d’un incunable qui durait encore, tandis que les œuvres de son siècle à lui n’existaient que par des reproductions souvent répétées et qui avaient remplacé des livres tombés en poussière moins de cent ans après leur impression.

La volumineuse bibliothèque qui occupait cette pièce, contenait de véritables trésors d’érudition s’étendant à toutes les époques. Mais cette science, cette histoire de Cybèle, si pleines d’intérêt, si tentantes pour un attardé comme était Marius, ne pouvaient lui devenir accessibles que lorsqu’il aurait enfin acquis la connaissance de la langue et de l’écriture actuelles. Alcor s’occupait déjà de composer pour son terrien un alphabet comparé des deux écritures, avec les annotations indispensables, ainsi qu’une grammaire élémentaire faite à l’inverse des livres scolaires de Cybèle et naturellement à l’usage exclusif de Marius qui fournissait un cas unique où l’élève devait étudier le français moderne sur des versions de l’ancienne en la nouvelle langue.

— Vous verrez que cela ira rondement, mon cher Marius, lui disait le professeur. Notre écriture est fort simplifiée comme notre langue. Vous apprendrez comment le français que nous parlons aujourd’hui est le résultat d’une sélection fort longue des anciennes langues européennes entrées plus ou moins profondément dans le canevas de notre vieux français. On doit même commencer à s’apercevoir notablement chez vous de cette pénétration des différents idiomes voisins qui vous imposent des locutions, des phrases presque entières, soit par légitime nécessité, soit même par simple et puéril engouement. Le temps et la logique de plus en plus serrée des idées a ensuite, d’une part, éliminé toutes les scories et les superfluités, et d’autre part réformé la syntaxe du langage en allant toujours au plus court et au plus clair, sans préjudice aucun de l’abondance des expressions et de toutes leurs nuances possibles. Je ne parle bien entendu ici que de notre propre langue, car notre temps, pour si en avance qu’il soit sur le vôtre, n’a pas encore réalisé le vœu qu’il n’y ait qu’une même façon de parler pour l’humanité entière. Le langage est trop l’œuvre des sociétés diverses et changeantes, pour qu’il ne se transforme pas continuellement comme elles et ne reste toujours la simple traduction sensible des idées, des sentiments, des fluctuations de chaque grande famille humaine. Et c’est déjà beaucoup que le groupe européen si profondément divisé autrefois, se soit à la longue fusionné comme les provinces d’un même pays, et ait produit un idiome commun dont le vieux français a fourni la base, et qui se parle ici et dans tout ce qui reste aujourd’hui de l’ancienne confédération européenne. Mais d’un autre côté, l’anglais et l’espagnol, après transformation également, se partagent encore les deux Amériques ; le russe a étendu son empire sur la moitié de l’Asie dont le chinois et l’hindou se partagent le reste, et l’allemand, disparu de l’Europe, s’est pourtant sauvé en émigrant, comme vous le verrez, dans le continent australien qui lui est resté en partage.

Pour en revenir à la langue qui nous intéresse le plus, vous avez déjà pu remarquer que les mêmes monosyllabes radicaux reparaissent à tout moment ; seulement leurs combinaisons sont toujours différentes. La variété illimitée des mots par des transpositions complexes d’éléments simples, c’est là le fond du mécanisme de notre langue. Or il est résulté de ce retour à un faisceau nouveau des communes racines des langues indo-européennes, un fait des plus curieux ; c’est que cette convergence mutuelle a, non pas précisément reconstitué le sanscrit, mais redonné cependant un sens intelligible pour tout le monde à tous ces radicaux qui en proviennent, au point que les Védas et le Mahabbarata, sont redevenus des livres que chacun de nous comprend sans trop d’efforts.

— Vous m’effrayez, mon cher Alcor. Jamais je n’arriverai à me débrouiller dans un tel amalgame de toutes les langues de la vieille Europe.

— Cela vous viendra tout naturellement, mon ami, vous parlerez sans plus de peine que vous n’en mettez à penser.

— Dieu vous entende. Je ne demande que cela.

— Allons, on vous attend, vint dire la gouvernante.

Ce premier repas en famille mit encore à l’épreuve la fermeté de notre amoureux, mais il eut le courage de surmonter cette fois son émotion et Junie, de son côté, paraissant avoir oublié l’impression singulière qu’elle avait dû ressentir le matin, se montra la gracieuse et aimable personne qu’elle était toujours. On comprendra que Marius continuât d’être le sujet d’attentives et curieuses remarques, et que la conversation roulât presque uniquement sur son compte, mais il n’y prenait point part, et pour cause, assez préoccupé d’ailleurs de veiller sur lui-même et de s’affermir dans la virile résolution qu’il avait prise de ne plus chercher que dans le fond de son cœur l’image de son amie, en faisant tout à fait abstraction, en présence de la sœur de Namo, de ces traits et de cette voix qui n’étaient qu’une copie décevante de l’objet réel de son profond amour.

Cependant il n’était pas au bout de ses épreuves. Comme on se levait après le dessert, entra un visiteur à qui tout le monde fit le plus aimable accueil, et à la vue duquel la jeune fille ne put dissimuler un léger trouble tandis qu’un incarnat plus vif venait colorer ses joues. Cette fois c’était le comble ! Un sentiment qu’il n’avait pas encore sérieusement connu et qui était assurément aussi injustifié que celui qui l’avait attiré vers Junie, un atroce serrement de cœur causé par la jalousie, saisit subitement Marius. Ce visiteur, c’était qui ? Monsieur Camoin lui-même, son rival presque oublié des Martigues, le soupirant malheureux de sa Jeanne et ici, sans aucun doute, le fiancé fortuné de Junie. Cela se voyait de suite.

Comment, après tant d’assauts répétés d’une même fatalité inconcevable ne pas sentir chanceler et courage et raison ? N’était-ce pas le cas pour le pauvre amoureux de se croire en proie à un affreux cauchemar ? La réalité eut-elle jamais de ces coups-là ? Et pourtant, il fallait bien qu’il se rendît une fois encore à l’évidence et qu’il se dît que ce tableau vivant de l’infidélité de sa Jeanne ne le regardait pas. Mais même ainsi, n’était-ce pas toujours une torture intolérable qu’un tel spectacle ? Le cœur étreint, la tête perdue, il ne pouvait tenir en place, il souffrait trop. Et il sortit comme s’il s’enfuyait pour aller s’enfermer dans son appartement et s’y abîmer tout à son aise dans ses cuisants regrets et son morne désespoir.

Lorsque dans la journée on s’informa de lui, il pria qu’on le laissât seul, prétextant une violente migraine, prétexte plausible qui pouvait servir dans Cybèle aussi bien que dans son pays, et qui d’ailleurs n’était qu’un demi-mensonge, car il n’était que trop vrai que cette journée fut pour le pauvre garçon une journée de grande souffrance morale et de prostration physique.

La nuit apporta enfin un peu de calme dans son cerveau en rafraîchissant la fièvre qui l’agitait. Marius ressaisit ses esprits et sentit qu’il lui fallait secouer un peu sa torpeur qui le tenait encore immobile au milieu de l’obscurité qui commençait à se faire sans qu’il s’en aperçût. Il sortit de son appartement, alla jusqu’au bout de la galerie, et montant les degrés d’un escalier qui s’offrait devant lui, il se trouva de suite sur une vaste terrasse d’où se découvrait une partie de la ville et une belle étendue de ciel déjà parsemé de quelques étoiles. Comme mû par une attraction subite, il leva la tête, et son regard se trouva arrêté sur le doux scintillement de l’une d’elles qu’il sentit aussitôt devoir être, non la Gemma fatale d’auparavant, mais cette autre Gemma, soleil de sa patrie à lui, soleil de sa Jeanne, de sa vraie Jeanne qui vivait là, perdue dans le lointain rayonnement d’une étoile de ce ciel qui s’étendait en ce moment au-dessus de sa tête. À cette pensée, un élan irrésistible lui fit lever et tendre les bras vers ce point perdu dans l’immensité, de gros soupirs gonflèrent sa poitrine, enfin il tomba à deux genoux, les mains toujours tendues vers l’astre qui retenait son bonheur, sa vie, son tout, en appelant sa Jeanne, l’insensé, comme si elle eût pu le voir ou l’entendre.

Cela n’avait pas le sens commun, c’était évident. Et pourtant n’était-ce pas quelque chose que d’avoir devant les yeux la place même où vivait l’objet de son culte, et de lui adresser ses plus intimes aspirations, si impuissantes qu’elles pussent être ? C’était évidemment quelque chose puisque cet épanchement le soulagea comme la prière soulage et rassérène l’âme des dévots. Aussi, devait-il lui arriver souvent dans la suite, aux heures d’abattement, de revenir au même endroit attendre que parussent les premières lueurs de sa Gemma pour lui faire ses dévotions comme un vrai païen. Une ou deux fois même il fut surpris dans cette attitude par la brave Mirta qui était toujours un peu partout dans la maison, ce qui ne manqua pas de faire répéter, à la chère femme « Quel singulier jeune homme, mais quel singulier jeune homme ! »

Le lendemain, un calme relatif lui était donc revenu. Il s’était raisonné de nouveau, et puisqu’il n’en était plus à devoir s’étonner des étrangetés continuelles de sa nouvelle existence, une de plus, une de moins, ne devait pas l’affecter à ce point-là. Il est vrai que les dernières coïncidences qui venaient de se produire réveillaient si douloureusement sa peine la plus secrète, qu’il n’était pas maître de ses impulsions. Enfin, n’était-ce pas folie qu’il aimât cette Junie comme sa Jeanne elle-même, et dès lors, pouvait-il être jaloux pour une femme autre que celle qu’il aimait ? Une vaine ressemblance ne pouvait pas pourtant abuser jusqu’à son amour même. Mais la raison eut-elle jamais raison des impétuosités du cœur ? Et Marius sentait bien qu’il ne pourrait supporter longtemps l’image de ce renversement de son cher idéal, si mensongère fût cette image, qu’il souffrirait toujours au spectacle de cette dérision de son propre bonheur perdu.

Namo vint le voir et s’informer de cette malencontreuse migraine.

— Ah je vois que cela va mieux. Cette indisposition subite vous est venue bien mal à propos, précisément comme j’allais vous présenter mon futur beau-frère, notre ami Cam, un garçon fort instruit et fort aimable, jeune magistrat plein d’avenir et qui, sur ce qu’il a entendu dire de vous, brûle, lui aussi, du désir de faire votre connaissance.

Ce ne fut pas sans faire un violent effort sur lui-même que le pauvre Marius répondit qu’un aussi intime ami de la famille serait également le sien.

Sur les pas de Namo, était entré un bel épagneul auquel Marius ne prit garde que lorsqu’il le vit s’arrêter en contemplation devant sa personne.

— Mais c’est Houzard que je vois là ! Viens mon bon chien, mon brave Houzard !

— Hou ! répondit la bonne bête avec un mouvement de tête amical.

— Voilà le reste, à présent, se dit Marius en reconnaissant le sosie de son chien. Jusqu’à mon pauvre Houzard ! Quoique ce ne soit pas toi, je suis bien content de te revoir tout de même, va, mon bon Houzard !

— Hou ! Hou ! répéta l’animal en continuant de regarder Marius de son air le meilleur et le plus intelligent.

— C’est notre ami Hou, dit Namo. Vous entendez bien qu’il vous dit lui-même comment il s’appelle.

— Les chiens parlent donc chez vous ?

— Pas tout à fait, mais peu s’en faut. Ils se font toujours parfaitement comprendre, et les mieux instruits connaissent assez le français pour que rien d’essentiel de ce que nous disons puisse leur échapper. Plusieurs même savent assez bien lire ou du moins déchiffrer le sens de certaines phrases écrite. Il faut vous dire que six mille années de plus de progrès vital ont eu pour effet d’élever le niveau intellectuel des animaux d’élite.

— Mâtin ! à ce compte-là je m’attends à ce que les chiens de Cybèle aient aussi leurs journaux et fassent de la politique. Pourtant nous ne manquons pas nous non plus de bêtes intelligentes et bien élevées. Tenez, il y a en ce moment même à Madrid, à ce que me contait dernièrement un ami qui revenait d’Espagne, le chien Luna connu de toute la ville, qui est son propre maître et qui a su de lui-même se faire une situation qu’envierait plus d’un pauvre homme : de mœurs sociables, de goûts aristocratiques, on le rencontre un peu partout dans le beau monde, choyé des dames, gâté par les enfants dont il partage les jeux, toujours bien accueilli dans les grandes maisons de son choix où il s’invite sans jamais manquer aux bienséances. Voilà un exemple de chien terrestre, presque homme du monde, qui soutiendrait, je crois, la comparaison avec l’animalité de Cybèle.

— Votre Luna me paraît être en effet un bien intéressant animal, mais ce que vous me citez comme une exception est ici le fait journalier de toutes les bêtes de même rang : le singe, le chien, le cheval, l’éléphant et d’autres encore, se sont perfectionnés au point qu’ils participent déjà à un certain degré de l’humanité cybeléenne, tandis que les animaux domestiques dont la destinée est de servir de pâture ont vu au contraire s’atrophier de plus en plus complètement une intelligence oisive devenue inutile. Tout est alors pour le mieux. L’âme végétative en quelque sorte des bœufs, des moutons, des poules, apitoie moins sur le triste sort de ces animaux. Mais quant à nos auxiliaires, à nos compagnons de peines et de plaisirs, ils ont de plus en plus acquis des droits à nos égards, et ils méritent la protection de nos lois, qui s’étend jusqu’à eux et punit de meurtre de ces frères inférieurs. La distance morale s’est rapprochée entre nous et eux, et nous leur devons d’autant plus d’affection que l’attachement de ces dévoués serviteurs s’est élevé à un degré inconnu de votre temps. Dans l’effort de ces pauvres cerveaux sortant à peine des ténèbres, il y a déjà une véritable notion de culte, et c’est l’homme qu’ils révèrent comme un dieu. Aussi ne voit-on plus maintenant de bêtes de somme maltraitées comme autrefois ; il y a des machines d’ailleurs qui les remplacent avantageusement. Des serviteurs intelligents, des amis dévoués jusqu’à la mort, voilà ce que sont nos chiens, nos chevaux, nos singes. Dans bien des maisons vous rencontrerez de ces derniers animaux remplissant toutes les fonctions de valets bien appris, car de domestiques au sens autrefois entendu, il n’en existe plus, et la personne qui se fait l’auxiliaire intime d’une autre personne, d’une famille, entre pour ainsi dire dans la famille.

Pour ce qui est de notre ami Hou, il est capable de rendre bien des services. Ainsi, par exemple, il connaît tous les quartiers et toutes les curiosités de la capitale par leurs noms, et il ne tiendra qu’à vous de l’employer quand il vous plaira comme un guide sûr. N’est-ce pas, mon brave Hou !

— Eh bien, voilà qui me va, dit Marius. Tu seras pour moi un autre Houzard, mon bon chien, mais avec cette différence à ton avantage que là-bas Houzard me suivait, tandis qu’ici ce sera moi qui suivrai Houzard.

— Hou ! Hou ! Hou !

— Hé ! oui, je sais bien, tu t’appelles Hou, c’est entendu. Et moi, mon brave Hou, je m’appelle Marius, et tu verras que nous ferons une paire de bons camarades.

Cette présentation correcte fut traduite par Namo à l’intelligent animal qui comprit alors tout à fait, et témoigna aussitôt à l’ami de son maître combien il était désireux d’employer le plus tôt possible ses petits talents à son service.

Bien des fois par la suite il arriva en effet à Marius de s’aventurer dans la grande ville sans crainte de s’égarer en compagnie d’un guide aussi sûr. C’était merveille de voir le prudent animal conduire le jeune homme partout où il en avait reçu la mission, en choisissant les meilleures voies et en lui faisant prendre place au besoin dans les véhicules appropriés aux différents trajets. Avec son maître, il eût certainement causé un peu en chemin, c’est-à-dire échangé quelques idées simples faisant partie du bagage scolaire de tout chien d’éducation ; mais avec Marius il voyait bien, l’ami Hou qu’il perdrait son temps à essayer d’entrer en explications, et s’il lui arrivait de placer quelques mots sur sa route, ce n’était guère qu’avec quelque autre bête de sa connaissance, non plus avec ces façons de mauvais goût et ces familiarités plus que déplacées qui sont encore d’usage entre chiens terrestres, mais au contraire avec des manières décentes et polies, des gestes courtois, de légères modulations de la voix qui étaient bel et bien un vrai langage dont six mille ans de progrès ininterrompus avaient doté la gent canine.

— Hé mais, vous n’allez pas, je suppose, rester enfermé chez vous aujourd’hui encore, mon cher Marius, quand un peu de grand air vous serait si salutaire ?

Le meilleur dérivatif que l’exilé pût trouver à l’obsession des cuisants regrets du passé et des non moins douloureuses épreuves du présent, était en effet la distraction et l’intérêt que devaient lui offrir les merveilles sans nombre d’Alger, qu’il n’avait fait qu’effleurer en compagnie du professeur. Cette fois, c’était Namo qui lui proposait une nouvelle promenade agréable et instructive, ce qu’il accepta de bon cœur, car il n’eût pas osé si tôt s’aventurer seul au milieu de ce peuple et de ces usages si nouveaux pour lui, même en compagnie du guide fidèle dont il venait d’être question.

— Cela vous va-t-il d’aller faire un tour dans nos musées nationaux ?

— Allons !

Et les deux jeunes gens sortirent aussitôt accompagnés du fidèle Hou, qui, au préalable, en avait poliment demandé la permission à son maître.

En peu d’instants ils étaient rendus au Palais des Musées, car dans le nouvel Alger on ne savait pas ce que c’était de perdre du temps en chemin. Il y avait toujours vingt moyens pour un de circuler vite et commodément.

Après le Grand-Temple, ce palais était le plus vaste des monuments de la capitale. On s’était proposé, non seulement d’en permettre l’accès à des foules nombreuses, mais surtout de faire œuvre concrète en réunissant le plus d’objets et de documents possible en un même ensemble dans l’ordre le plus succinct et le classement le plus naturel, de façon à tout résumer et à présenter rapidement le tableau de chaque branche des productions du génie humain. Pour cela, on avait d’abord procédé chronologiquement, chaque siècle ayant son département spécial et distribué dans un ordre d’arrangement qui était le même pour tous. On y voyait de fidèles représentations en grandeurs naturelles des hommes de toute race avec les vêtements, les armes, les parures, les outils de leur époque ; des objets, soit authentiques, soit reproduits des arts et des industries du temps, tels que l’art de cultiver, de bâtir, de naviguer ; des spécimens de peintures et de sculptures des instruments de musique ; des textes des diverses manières de fixer la pensée par des signes graphiques ; enfin des scènes figuratives des principaux épisodes du siècle. Tout cela complété de nombreux tableaux, de cartes, de riches albums et d’innombrables volumes pour ceux qui voulaient étudier à fond telle époque, tel moment précis des siècles écoulés.

Une telle accumulation de documents et de richesses historiques eût embarrassé les plus intrépides chercheurs, sans l’admirable classement qui en rendait la connaissance facilement accessible à tous. Il suffisait aux simples curieux de promenades attentives dans tout le palais pour passer en revue l’histoire générale de l’humanité. Et quant aux artistes, aux érudits, aux amateurs qu’intéressait particulièrement, ou l’architecture, ou la navigation, ou la céramique, ou la peinture, ils n’avaient qu’à s’en tenir aux collections qui groupaient à part les arts qui faisaient l’objet de leurs préférences. L’ordre chronologique de leur distribution, observé en tout et partout, ne pouvait qu’aider la mémoire et faciliter les recherches.

Les deux amis parcoururent cette première fois quelques-unes de ces salles si nombreuses, si vastes et si remplies qu’il fallait des semaines pour les visiter toutes, même d’un pas rapide. Il ne s’agissait pour ce jour-là, bien entendu, que d’en avoir un premier aperçu. Plus tard Marius reviendrait souvent tout à loisir examiner et admirer en détail. Cette succincte visite n’en suffit pas moins pour permettre de relever bon nombre d’observations intéressantes.

Il ne fallait pas longtemps pour constater par exemple un fait des plus significatifs : c’était que les évolutions civilisatrices des différents peuples présentaient entre elles de grands traits de ressemblance aux mêmes périodes de développement, abstraction faite des temps et des lieux. Tel siècle voyait finir une civilisation et en commencer une autre qui prenait à son tour des voies à peu près semblables, surtout aux époques reculées où les peuples se mêlaient peu et évoluaient à part. Mais à mesure qu’on se rapprochait des temps actuels, on sentait que les sociétés de tout degré s’étaient pénétrées réciproquement et cette remarque perdait alors là de sa valeur.

Ce qui offrait aussi un vif intérêt, c’était de pouvoir suivre pas à pas tous les développements, tous les progrès d’un art, d’un style, sur des modèles choisis parmi les plus caractéristiques, depuis ses débuts jusqu’à son apogée, et enfin dans sa décadence. Un grand nombre de ces objets étaient de véritables reliques conservées du passé, mais la plupart ne représentaient que de fidèles reproductions, grâce auxquelles les séries se complétaient, et qui sauvaient de l’oubli quantité de chefs-d’œuvre de la sculpture et de la peinture surtout, dont le temps avait détruit les originaux. C’est ainsi qu’on pouvait admirer encore les Raphaël et les Michel-Ange, plus heureux en ce sens que les Appelle et les Praxitèle et qu’entre les plus précieuses épaves des siècles écoulés, Marius eut même le plaisir de reconnaître la Vénus de Milo, vieille alors de plus de quatre-vingts siècles.

À la vue de ces ensembles, on comprenait mieux qu’un style d’architecture, par exemple, n’est pas chose arbitraire ni capricieuse, mais bien l’expression spontanée du sentiment artistique de toute une civilisation, et l’œuvre de générations successives. Cette expression ressortait bien entière et sans mélange devant la pyramide massive et le pylône indestructible, qui défient les siècles ; ou la colonnade et le fronton aux lignes pures et harmonieuses comme fut le génie grec ; ou le poème oriental de l’arcade légère se découpant au milieu de rêves d’azur et d’or ; ou encore devant les mystiques faisceaux des grêles tiges de pierre s’élançant vers de vertigineuses voûtes et s’y arcboutant comme à regret de ne pouvoir monter toujours plus haut vers le ciel.

Mais aux époques troubles qui n’avaient su qu’employer ou marier en désaccord des éléments empruntés aux créations du passé, aucune expression propre ne venait à l’esprit pour caractériser les œuvres d’un idéal d’emprunt et c’était le cas précisément de l’époque à laquelle appartenait Marius dont l’amour-propre en souffrit un peu, mais qui confessa cette vérité sans détour à son compagnon. Celui-ci lui fit traverser rapidement plusieurs salles avant de s’arrêter de nouveau, car il fallait beaucoup enjamber encore pour retrouver une manifestation pleine et entière d’un art homogène et véritablement créateur. C’était déjà l’âge du pur métal qui développait des éducations toutes nouvelles où la consistance des matières et la variété des colorations auxquelles elles se prêtaient si bien, permettaient de réaliser les conceptions les plus hardies, les caprices les plus délirants qu’une imagination d’artiste pût oser : murailles de dentelles féeriques, rêves aériens de tourelles et de flèches d’or et de cristal où s’irisait la lumière du jour, fouillis de fleurs chimériques et de végétations artificielles où la nature était dépassée, tout cela relevait d’un idéal bien nouveau qui réunissait à la fois la puissance, la beauté, et une aspiration indéfinissable vers l’extra-humain, que n’avaient pas connu les âges antérieurs.

Les deux amis avaient laissé derrière eux l’histoire des siècles qui étaient le passé ou le présent de Marius, et celui-ci s’était même assez complaisamment arrêté au milieu des figures fidèlement costumées, des objets, des souvenirs de toute nature de son époque à lui. Tout ce qu’on voyait maintenant représentait les choses de l’avenir de la jeune sœur de Cybèle. Aux monuments, aux produits, aux œuvres de toute nature d’autrefois dont il comprenait de suite la raison ou l’utilité, succédaient des choses dont il n’avait aucune idée, et pour lesquelles il lui fallait des explications que Namo ne cessait de lui fournir avec une inaltérable complaisance. Aux instruments, aux armes qu’il connaissait : locomotives enfantines, canons maladroits, succédaient maintenant des machines mystérieuses, des armes foudroyantes et infaillibles qui avaient rendu la guerre impossible.

La science, plus encore que l’art avait progressé. Des réserves de forces nouvelles étaient au service de l’homme et permettaient les plus gigantesques travaux. Le grand courant magnétique qui, du nord au sud, parcourt sans arrêt toute la planète, avait pu être utilisé au moyen de véritables barrages qui accumulaient des provisions illimitées d’énergie disponible. D’autre part, après le picrate, après la dynamite, la puissance croissante des explosifs n’avait aussi cessé d’augmenter, et de plus l’on savait la régler et l’utiliser à tous les degrés d’expansion.

— Vous en étiez à la panclastite, je crois, mon cher Marius. C’était loin d’être le dernier mot de la force que peuvent instantanément développer les substances explosibles. D’autres produits plus énergiques les uns que les autres ont continué la liste de ces matières terribles jusqu’à la découverte mémorable de la nihilite capable de soulever l’Atlas et même de faire voler en poussière le monde entier. C’est grâce à cette force illimitée qu’on met en perce la boule terrestre et qu’on ouvre la voie aux métaux en fusion qu’elle contient et que nous employons à tant d’usages.

Le travail de l’homme n’est plus, vous le voyez, la tâche pénible et humiliante d’autrefois. Toutes ces machines exécutent les ouvrages où il usait ses forces et son application, et lui laissent un rôle plus relevé de direction et de surveillance, avec plus de loisir et de liberté d’esprit tout à l’avantage de son élévation intellectuelle et morale. Il n’est pas jusqu’au maniement des chiffres, toujours si absorbant, dont ne dispensent des mécanismes ingénieux et sûrs. Tout bureau, tout cabinet de travail est muni d’un appareil comme celui-ci qui donne de suite, non seulement la solution des calculs les plus compliqués, mais encore tous les renseignements de dates, de lieux, d’opérations de toute nature.

Les jeunes gens avançant toujours se trouvèrent arrêtés par un groupe de personnes qui entouraient un musicien, lequel tirait d’un instrument toujours entièrement métallique, une harmonie sans doute délicieuse pour leur oreille, mais qui surprit beaucoup Marius, car cette musique ne lui apportait que des sons entrecoupés, des ritournelles incomplètes qui semblaient provenir d’une harpe mutilée à laquelle auraient manqué plusieurs cordes. Sur l’observation qu’il en fit à Numa :

— Je vois ce que c’est, dit celui-ci, votre remarque vient à l’appui de l’opinion qu’ont émise certains de nos anthropologistes, lesquels prétendent que le sens de l’ouïe était moins développé chez les anciens que chez les modernes, car l’homme physique lui-même se perfectionne. Ce n’est pas cette musique, c’est votre oreille qui est incomplète et qui ne saisit pas certaines nuances des sons. Nos sens ont fait bien d’autres progrès encore. Savez-vous que la plupart d’entre nous voient les couleurs des sons, les vibrations de la chaleur, le rayonnement même qu’émettent tous les corps vivants, et dont un simple aperçu nous indique de suite l’âge, l’état de santé ou de maladie, la vigueur physique ou intellectuelle de chacun ? Il est regrettable pour vous d’être privé de cette aptitude. Vous ne sauriez vous imaginer quel merveilleux, quel magique spectacle est celui que présentent, étant placé dans l’obscurité, les flammes aux mille couleurs qui semblent courir sur tout notre corps, et quelles fantasmagoriques auréoles rayonnent autour de certains sujets.

Un peu plus loin, Marius s’arrêtait devant des marbres dont les veines, bien naturelles pourtant, présentaient d’étonnants dessins, non de simples filons dus au hasard, ni même des coquillages fossiles comme on en voit tant, mais des formes d’objets provenant de l’industrie humaine.

— Qu’est donc cela ? demanda-t-il ?

— Ha ! C’est juste. De votre temps, l’Océan n’avait pas encore mis à découvert de grandes terres australes en échange, hélas ! de toutes celles qu’il envahit dans notre hémisphère. Ces marbres proviennent de pays qui sont à nos antipodes et qui ont connu l’homme fossile qu’en vain l’on a cherché de ce côté-ci du globe. Mais il n’y a pas que des urnes, des casques, des armes qu’un antique limon, pétrifié depuis, a conservé dans ses épaisseurs. Allons plus loin et vous verrez bien autre chose.

Le premier objet que Namo désigna du doigt était une table de portor où se dessinait fort nettement une tête humaine prise de face. Mais ce n’était rien auprès du tableau macabre que représentait une immense dalle sur le fond noir de laquelle se détachaient en blanc plusieurs squelettes incomplets sans doute, mais parfaitement reconnaissables, se groupant, s’accrochant, pour ainsi dire, les uns aux autres dans une disposition qui suggéra aussitôt à l’esprit de Marius le souvenir de la grappe humaine du célèbre tableau de Girodet intitulé : le Déluge. Triste sujet à lugubres et trop opportunes méditations sur lesquelles Namo ne tenait pas à s’appesantir, car il ne tarda pas à entraîner son ami d’un autre côté où un spectacle non moins étonnant, mais éveillant de tout autres idées, réunissait un grand nombre de spectateurs. C’était un petit cirque placé dans une demi-obscurité et entouré d’une balustrade qui retenait le public. Au dessus, et disposées le long des parois tubulaires d’une sorte de puits incliné au fond duquel on se trouvait, étaient suspendues d’immenses lentilles de cristal, le tout constituant un véritable télescope à proportions monumentales et pourtant mobile, qui projetait d’étonnantes images sur un vaste écran tendu dans le champ du cirque en question. Et c’était sur cette aire sombre que se portaient les regards des spectateurs silencieux et recueillis. Il fallait d’abord attendre que les yeux se fissent au minimum de lumière qui régnait en cet endroit ; puis l’on apercevait et l’on distinguait enfin assez bien une sorte de paysage qui était bel et bien une image directe prise en ce moment même sur la planète Mars que visait l’œil gigantesque de l’incomparable instrument. Il fallait croire qu’on avait résolu le problème de la visibilité des images agrandies bien au-delà des dimensions hors desquelles, faute de lumière suffisante, cessait autrefois toute perceptibilité, et que cet écran qu’on avait sous les yeux avait la vertu de sensibiliser et de ranimer des traits éteints. Quoiqu’il en fût de ce curieux miroir magique, le plus merveilleux spectacle s’offrait maintenant à des regards humains placés à cent millions de lieues de son véritable théâtre. C’était un paysage polaire qui se reconnaissait aux formes fantastiques d’énormes glaces flottantes qu’on eût prises pour leurs pareilles de la terre et de Cybèle. Marius eût préféré voir ces forêts à végétations de couleur rougeâtre, ces canaux qui font, dit-on, communiquer ensemble les mers et les grands lacs de cette planète, et que parcourent sans doute les flottes martiales, mais il n’y avait qu’à attendre à un autre moment. C’était assez pour ce jour-là, et c’est en devisant des derniers progrès qui établissaient de réels liens entre les divers membres de la même famille planétaire, que les deux amis reprirent le chemin de la maison.

— Oui, mon cher, disait Namo, non seulement nous regardons ce qui se passe dans les planètes, nos voisines, et celles-ci nous rendent la pareille, mais nous échangeons aussi avec elles une certaine correspondance des plus intéressantes au moyen de projections, soit de vives lumières, soit d’ombres noires, qui dessinent tantôt des formes symboliques, tantôt même des signes idéographiques qui, à force de tâtonnements ont fini par avoir un sens compréhensible pour les différents habitants des planètes du système. Nous savons ainsi que l’humanité et l’animalité de Mars, de Jupiter, de Vénus, où par exemple tout ce qui vit est ailé, ne ressemblent nullement à nos personnes et autres formes vivantes de Cybèle, si ce n’est par l’intelligence qui n’est et ne peut être qu’une pour tous les êtres, quelque degré qu’ils occupent sur l’échelle de la vie universelle.

Bien plus encore, les rayonnements des différents corps célestes sont analysés par nos astronomes-physiciens, beaucoup plus complètement que vos savants ne décomposent leur simple lumière, et ils savent y découvrir autre chose que des couleurs, des raies spectroscopiques ou des ondes de mouvement. Ils y reconnaissent jusqu’aux effluves animés des existences astrales qui nous donnent l’expression exacte du degré d’épanouissement vital de chacune d’elles. L’individualité physique d’une planète se complète donc pour nous de sa personnalité morale, et nous sommes fondés à classer nos compagnes célestes selon leur caractère particulier en toute connaissance de cause, et non plus chimériquement comme le font vos chiromanciens qui trouvent, on ne sait pourquoi, la Lune fantasque, Mars brutal ou Vénus aimable.

Nous avons cela et bien d’autres choses encore à vous montrer pour vous distraire et vous aider à secouer votre mélancolie, Monsieur l’inconsolable.