Aller au contenu

Cybèle, voyage extraordinaire dans l’avenir/06

La bibliothèque libre.

CHAPITRE VI


Tout Alger a bientôt appris qu’il lui est tombé du ciel un homme né dans une planète lointaine et tout Alger veut voir cet homme extraordinaire. — Alcor obtient pour son protègé, qui a pour cela des titres uniques, une chaire au Grand-Collège, comme professeur d’histoire et, de langues anciennes. — Examens sans précédents subis par Marius et au sortir desquels il devient la grande célébrité du jour. — La science telle que l’ont faite les progrès des temps et la géographie physique telle que l’a remaniée au cours des derniers siècles, le déplacement graduel des océans. — Madagascar, troisième France. — Mémorable conquête de l’Australie par le prolifique peuple allemand. — L’Europe déménageant en partie dans l’hémisphère sud où est l’avenir. — Marius s’instruit des choses du gouvernement et de la politique de sa nouvelle patrie.


Cependant le bruit s’était répandu dans la grande ville que par un de ces phénomènes supernaturels qui déroutent toute science et confondent toute raison, un habitant d’une planète sidérale en tout semblable à Cybèle, mais sa cadette de plusieurs milliers d’années, était arrivé dans la capitale où il avait été accueilli par une honorable famille algérienne. Un fait si peu vraisemblable passa d’abord pour un conte plaisant ; mais peu à peu ce bruit prit de la consistance et de l’autorité, et pour si merveilleux qu’il fût par lui-même, on renchérit encore sur ce qu’il avait de réel. L’approche imminente d’un terrifiant cataclysme occupait alors tous les esprits et en bouleversait un grand nombre. Certains voulurent voir dans cette visite miraculeuse d’un habitant des cieux les plus reculés, l’envoi d’un messager divin porteur de pleins pouvoirs pour conjurer d’effroyables malheurs ; d’autres virent au contraire en cet extraordinaire envoyé, un sinistre prophète annonçant que la fin du monde était proche. Les gazettes s’emparèrent de la nouvelle et déraisonnèrent elles aussi à qui mieux mieux sur une chose qui échappait à tout examen, et devant laquelle il eut été plus simple de s’incliner et de se taire. Les vrais savants, les vrais philosophes, ceux qui ont assez appris pour savoir qu’en fin de compte nous ne savons rien, acceptèrent le fait, puisque c’en était un, pour ce qu’il était, et cherchèrent seulement en gens pratiques à tirer de la présence de ce terrien semblable à leurs ancêtres de l’antiquité cybéléenne, des avantages qu’ils jugeaient inestimables pour éclairer l’histoire de ces temps reculés de renseignements nouveaux de toute sorte. On sut par Alcor, membre de plusieurs Sociétés savantes, que ce terrien était un homme d’éducation et de bonne compagnie pour son époque ; or, un aussi précieux document vivant ne devait pas être négligé un instant de plus, et Alcor se trouva mis en demeure de tous côtés d’avoir à produire son prodige.

En homme habile, Alcor ne manqua pas de profiter de cette belle occasion pour obtenir d’emblée pour son jeune ami, une chaire spéciale au Grand-Collège et pour lui faire ainsi une situation officielle des plus honorables. Ce fut donc avec cette bonne nouvelle à l’appui qu’il vint un beau matin proposer à Marius de le présenter aux corps savants de la capitale.

Un aréopage composé de tout ce qu’Alger comptait d’éminent était en séance attendant fiévreusement l’arrivée du terrien dont l’entrée fit la plus grande sensation. La personne du prodige causa d’abord, à vrai dire, un certain désappointement. On s’attendait tout au moins à voir un type de physionomie à part. Mais rien de cela. Cet homme confirmait jusque dans les moindres détails de son individu, cette identité parfaite du monde éloigné, auquel il appartenait, avec le monde de Cybèle. Il était de cette pure race caucasique des Européens en général, race qui depuis avait pris pied et s’était multipliée dans les cinq parties du monde. À peine s’il semblait y avoir dans son air quelque chose d’un peu différent, provenant sans doute de ce que chez les nouveaux Français, un mélange tardif mais enfin complet et accompli depuis nombre de siècles avec la race indigène, avait abondamment conservé le noble sang arabe et répandu un type assez semblable au type espagnol.

Au milieu de tous ces gens instruits qui avaient la connaissance du français ancien, Marius se trouva bientôt à l’aise, répondant de la meilleure grâce du monde aux questions quelquefois bizarres qui lui étaient adressées de tous côtés. La précision des renseignements qu’il donna sur l’Algérie des premiers temps de l’occupation, telle qu’il l’avait connue, et sur la France encore semblable sur la Terre à ce qu’elle fut dans Cybèle soixante siècles auparavant, émerveilla toute l’assemblée. Ses souvenirs algériens étaient assez précis pour pouvoir indiquer au juste l’emplacement même qu’avaient occupé, soit la mosquée d’Abd-er-Rabman, soit le tombeau de la Chrétienne, ou la sépulture des cinq deys, soit la statue équestre du jeune duc d’Orléans, et rectifier ainsi plus d’un point douteux qui divisait les archéologues et avait passionnément fait couler des flots d’encre et de paroles.

Une chose surtout dont on ne se lassait pas, c’était de l’entendre parler comme d’une actualité de ces vieilles questions politiques, sociales, religieuses ou littéraires que Marius avait laissé continuer de se débattre sans lui par ses contemporains de la terre. Ce Paris dont il parla longtemps et avec enthousiasme, bien qu’en provincial un peu prévenu peut-être, était bien oublié des générations actuelles. Les splendeurs de Marseille l’avaient plus tard un peu effacé dans l’histoire, et Marseille elle-même avait fait son temps.

Une indéracinable tradition cependant attachait à ce nom de Paris, comme une auréole de gloire sans pareille et d’héroïque vertu. N’avait-il pas été le berceau vénérable de cette révolution qui, rompant avec les âges d’arbitraire et de violence sans frein, avait conçu, proclamé et fait triompher dans le monde entier ces nouvelles tables de la loi qui s’appelèrent les Droits de l′homme ? Les souillures du temps, accompagnement inévitable de toute œuvre humaine, étaient depuis longtemps effacées, lavées par le long martyrologe des apôtres du droit humain. De cette époque de rénovation n’avait-on pas fait le point de départ d’une ère qui comptait dans les fastes de l’humanité progressante ? Le premier siècle de cette ère glorieuse entre toutes, avait été comme la préface abrégée du progrès à venir qui devait traverser bien des obstacles et soutenir bien des assauts avant de voir se réaliser ce qui, dans une lucide vision, était apparu à ses instigateurs. Or l’homme que les Cybéléens assemblés avaient en ce moment devant eux, appartenait encore à cette époque révolutionnaire qui avait duré plus d’un siècle avant de clore ses agitations. On allait donc l’entendre témoigner des vertus et des dévouements de ces temps héroïques.

Marius répondit d’abord à cette attente unanime en célébrant les pères de la Révolution, les proclamateurs pleins de foi des grands principes de 89, ancien style. Mais il fallut rabattre de cette admiration quand l’interrogatoire porta sur les années d’éclipse, sur les périodes d’affaissement moral qui alternaient avec les moments d’élans enthousiastes et d’efforts généreux. Précisément la jeunesse de Marius le plaçait dans une de ces périodes de lassitude et d’énervement qui étaient comme l’envers des temps de réveil et de noble ardeur. Ses souvenirs personnels ne lui rappelaient d’abord qu’une dictature commencée par la trahison et le crime et allant finir dans un océan d’autres hontes et d’autres trahisons avec la défaite et l’abaissement de la patrie. Puis venait une confuse mêlée de viriles aspirations et d’audacieuses turpitudes, mêlée qui durait encore lorsque fut rompu le cours des destinées terrestres du conteur.

— Comment définissez-vous enfin, insista l’un des plus intrépides questionneurs, l’idéal politique de votre temps actuel ?

— Cet idéal, dit Marius, est aisé à formuler : Ôte-toi du pouvoir et des places, que je m’y mette. Nos politiciens militants n’en laissent guère apercevoir d’autre dans leurs luttes quotidiennes auxquelles le bon peuple abusé ne comprend rien. Monter à l’assaut du pouvoir et des avantages qu’il procure, tout est là. Le conquérir n’est pas facile et le garder, plus difficile encore, et dans ces batailles incessantes qui ne laissent pas un gouvernement debout plus de quelques jours à peine, toute arme est bonne pour réussir ; toute question, tout incident, tout intérêt ou même tout danger national, n’est jamais envisagé qu’au seul point de vue de ce que cela peut servir aux partis aux prises pour la défense ou l’attaque. Qu’importe par exemple l’avenir colonial ou la grandeur extérieure de la France, qu’importe que l’on sacrifie une prépondérance séculaire, des intérêts supérieurs même de civilisation et qu’on livre l’Égypte à l’Angleterre ? Ne faut-il pas avant tout renverser le Cabinet ?

On est ainsi alternativement de l’opposition ou du pouvoir. Quand on est au pouvoir, on se sent si bien entouré de traquenards et de chausses-trappes, qu’on n’ose guère bouger le char de l’État crainte des embûches ; et quand on est de l’opposition, on ne vise plus qu’à enrayer ou à faire dérailler le dit char, parce que s’il marchait bien, la situation serait trop belle pour les adversaires qui le conduisent. Telles sont, appliquées à notre tempérament, les beautés du parlementarisme, forme anglaise, car il faut vous dire que nous singeons en tout les Anglais et ne savons plus être franchement nous-mêmes.

— N’est-ce pas, demandait un autre, à votre époque que s’élucidaient ces grandes questions sociales et morales qui devaient réédifier la société sur de nouvelles bases ?

Je ne pourrais vous dire si la suite vaudra mieux, répondait naïvement Marius, mais les principes du moment ne me paraissent pas bien clairs, et je vous avouerai que tant qu’à moi je n’ai encore pu fixer mes préférences entre le communisme, l’anarchisme, l’impossibilisme, le puffisme, qui riment fort bien ensemble.

Les journaux ne manquent pas non plus pour élucider ou plutôt pour embrouiller tant de questions posées à la fois. Il y en a pour tous les goûts, mais ceux qui réussissent le mieux sont encore ceux qui en fait de questions sociales s’en tiennent à la seule question de leur petit commerce, et ceux-là ont compris que ce n’est pas par les grands, mais bien par les petits côtés de l’infirme nature humaine qu’on tient le mieux son lecteur. Il y en a pour le gros public qui aime que certaines choses soient dites tout cru, et il y en a d’autres pour les raffinés à qui le goût du faisandé semble mériter une palme de fin gourmet. Je dois ajouter qu’il y en a aussi heureusement quelques-uns de sensés et de patriotes pour les simples braves gens que tout cela écœure.

— Si vous aviez différé votre visite seulement d’un demi-siècle, observa l’un des plus savants historiens de l’assistance, vous sauriez que bien des questions obscures devaient trouver une solution claire. Après avoir vu l’effondrement politique du Tiers État, d’une bourgeoisie bien vite devenue égoïste, corrompue, exclusive et esclave de l’argent, vous auriez assisté à l’avènement d’un quatrième état plus fidèle aux grands principes de 89, parce que ses vues embrassaient la nation tout entière et pour cela même devaient réaliser une plus équitable justice sociale. Néanmoins la droiture et le patriotisme n’ont jamais été si méconnus qu’il vous plaît à dire, jeune homme, et votre temps, si affaissé qu’il fût, sut apprécier et honorer ses grands citoyens, les Hugo, les Gambetta, âmes des plus nobles, cœurs des plus hauts qu’ait connus la France.

— Et ces grands hommes n’auront pas en vain fait appel à nos sentiments et à nos courages, j’en suis assuré, répliqua vivement Marius. Déjà des symptômes certains de notre prochain relèvement apparaissent de tous côtés. Des voix se font entendre qu’on s’était trop déshabitué d’écouter. La génération qui arrive vaudra mieux que son aînée. Elle comprend et suit mieux les enseignements et les exhortations que des hommes de cœur et de patriotisme opposent aux lâches compromissions et aux égoïstes instincts. C’est surtout dans ses écoles, et sous l’influence salutaire du travail que la France se ressaisit et renoue pour un prochain avenir les meilleures traditions de son glorieux passé. Un de mes plus émotionnants souvenirs est l’impression que m’a laissée, le 14 juillet dernier, le dénie de nos petits bataillons scolaires. On sentait se renvoyer de ces enfants à vous et de vous à ces enfants des battements de cœur où vibrait un écho de ces grands élans qui ont toujours caractérisé la vieille race française.

— Bravo ! bravo ! cria-t-on. Et les mains de tous ceux qui entouraient Marius se tendirent pour étreindre la sienne.

Cependant de nouveaux arrivants ne cessaient d’accourir de tous côtés. Les portes et les fenêtres étaient bondées de curieux, et pour calmer les impatiences, on pria Marius de monter sur une estrade élevée pour qu’au moins tout le monde pût le voir. Sans Alcor et ses amis, il n’eût même pu s’arracher au flot montant des envahisseurs qui, forçant tous les passages, voulaient approcher à tout prix cet homme terrestre qui était en ce moment l’objet de toutes les conversations de la capitale et de tout le pays. Il fallut promettre que Marius se montrerait le lendemain et les jours suivants au Grand-Théâtre national où se donneraient des conférences de circonstance. Le grand voyageur commençait à ressentir les inconvénients de la célébrité.

Dans ces conférences, on voulut le voir revêtu de ses habits de voyage, de ces vêtements tissés et cousus dans une planète perdue dans les derniers confins du ciel visible. Ces vêtements furent dessinés et copiés comme une curiosité de premier ordre. Puis, à la demande du conservateur des musées d’Alger qui désirait qu’ils fussent exposés dans une vitrine spéciale, Marius s’empressa de lui faire hommage de son complet en fantaisie d’Elbeuf et du reste. Malheureusement, lacune regrettable, son chapeau manquait sans qu’il pût se rappeler dans quel coin de l’espace il l’avait perdu. Peut-être, probablement même lui avait-il échappé à cet instant critique où il s’agitait désespérément pour tenter d’aborder aux montagnes de la lune, et les sélénites en voyant tomber chez eux cet aérolithe d’un nouveau genre, s’étaient sans doute perdus en conjectures sur cette variété toute nouvelle de bolides. En tout cas, s’il y a par là aussi des astronomes, les partisans de l’origine volcanique des projectiles terrestre durent subir de ce fait un échec mémorable, car les savants qui professaient l’autre opinion eurent beau jeu à démontrer que jamais les volcans de la terre, etc. etc.

Marius tint à honneur de remplir consciencieusement ses nouvelles fonctions de professeur d’histoire et de géographie anciennes. En attendant qu’il fût capable de donner ses leçons en langue moderne, son cours était exclusivement fréquenté par les seules personnes versées dans la connaissance du français ancien, et qui avaient uniquement en vue de se perfectionner ou de contrôler à bonne source ce qu’ils savaient déjà. Sa tâche était donc facile. Il n’avait même qu’à parler pour que ses phrases correctes, ses locutions de bon aloi, sa prononciation surtout, fussent à elles seules de très profitables leçons car si les écrits conservent les mots d’une langue qui a cessé de vivre, ils n’en sauraient perpétuer l’accent et le ton, non plus que sa naturelle allure et son esprit qui ne sont plus sentis à leur vraie mesure par des générations élevées dans des idées et un langage plus nouveaux.

Marius s’aperçut bien vite en effet de maintes incorrections de style et de nombreux barbarismes qui ne le surprenaient pourtant pas. Il est certain que si Démothènes ou Cicéron pouvaient revenir entendre en Sorbonne nos concours de thème oral, ils trouveraient le latin et le grec de 1890 un peu déformés et déplorablement prononcés. S’il s’étonnait de quelque chose, c’était qu’après un si grand nombre de siècles, une langue oubliée des peuples se retrouvât presque intacte chez les érudits qui voulaient bien l’honorer de leur attention. Ceux-ci de leur côté étaient tout oreille pour ne rien perdre de cette prosodie juste et mesurée que l’écriture n’avait pu garder et perpétuer dans toute sa correction. Ils notaient religieusement ces consonances authentiques, surtout l’euphonie particulière des voyelles nasales d’après le plus pur accent de la Provence. Au lieu de prononcer comme auparavant, divin, étrange, ils disaient maintenant comme leur modèle diveign, étreinge, etc., et quoique ce menu détail fût de légère importance, ils se répétaient l’un à l’autre ces intonations rectifiées, puis même tout seuls, une fois rentrés chez eux dans le silence du cabinet, ils y revenaient encore pour s’en bien pénétrer.

En outre, Marius trouvait conservées dans la langue usuelle, nombre de locutions en français ancien, qu’on citait par ci, par là, dans la conversation courante, de même que dans le français de ses contemporains reviennent souvent des locutions classiques comme Eureka ou Errare humanum est et il eut l’occasion d’en redresser plus d’une que les modernes employaient mal à propos. C’est ainsi que s’étant entendu dire par un de ses nouveaux amis qui voulait évidemment lui exprimer combien il appréciait le piquant, le sel attique d’une fine observation — Ah ! cher maître, vous nous la faites vraiment à l’oseille ! — il lui fallut expliquer et faire bien comprendre que cette expression un peu triviale en son temps, avait absolument été détournée de son sens primitif.

La situation de Marius au Grand-Collège était tout à fait exceptionnelle : professeur à ses heures il redevenait simple élève quand à son tour il allait suivre les cours de ses collègues, car il commençait à mordre au français moderne, non pourtant sans de grandes difficultés au nombre desquelles étaient surtout quantité de termes intraduisibles pour lui, parce qu’ils représentaient des choses, des idées nouvelles absolument sans signification pour l’intellect en retard d’un homme de son époque. Il n’en était pas moins déjà à même de pouvoir constater quel immense progrès avaient fait toutes les branches du savoir humain dans cette Cybèle dont les annales et les travaux remontaient à près de dix mille années. Les sciences ne se bornaient pas à de sèches nomenclatures et constatations de faits expérimentés. Elles donnaient le pourquoi de presque tout pourquoi telle forme, telle nuance des fleurs plutôt que d’autres ; pourquoi tel animal vivait-il cinquante ans et tel autre dix seulement, etc. À vrai dire il n’y avait qu’une science dont toutes les branches se tenaient étroitement et se synthétisaient dans un unique savoir.

La physique avait complètement pris possession de son domaine naturel, et reconnu nettement les dernières frontières qui la séparaient de l’ordre immatériel. La chimie analysait tous les corps sans exception et les reproduisait à peu près tous à volonté. Le grand-œuvre de la transmutation des métaux, ce rêve des vieux alchimistes, n’était plus qu’un jeu des laboratoires où l’on faisait à volonté de cet or si tentant autrefois, mais si déprécié à l’époque. Il y avait beaux temps qu’on l’avait enfin trouvée cette pierre philosophale qui désespéra tant d’intrépides chercheurs. Les corps dits simples eux-mêmes n’avaient pu résister davantage à l’analyse et avaient été ramenés à la seule unité chimique. Un mot désormais résumait tout l’ordre physique : la substance.

Il faut bien reconnaître pourtant que la quadrature du cercle et le mouvement perpétuel restaient toujours à découvrir, mais il ne manquait pas d’obstinés qui comptaient encore en avoir raison.

Quant à la médecine, elle avait réalisé le plus grand des progrès en renonçant à ses drogues que remplaçaient avantageusement de magnétiques impulsions vitales et surtout de bons préceptes d’hygiène et de régime, car elle avait fini par comprendre que la nature animée est autre chose qu’une cornue ou un creuset de chimiste.

Entre les sciences qui avaient si bien fait leur chemin depuis le temps de Marius, il en était une surtout qui préoccupait celui-ci à cause du bruit qu’elle soulevait en ce moment même dans le monde intellectuel de la sœur cadette de Cybèle. Nous voulons parler du magnétisme et de l’hypnotisme auxquels les enthousiastes prédisaient les plus fantastiques destinées et où déjà spirites et fakiristes voyaient l’action effective et matérielle d’âmes en peine entrant en communication avec les vivants. Le temps avait là aussi fait œuvre d’épurement, et dégagé du merveilleux où se complaisaient les imaginations, le côté réel et véritablement scientifique qui, pour avoir rejeté le surnaturel, n’en était pas moins admirable et étonnant. La connaissance plus approfondie qu’on avait acquise de la nature infiniment diffuse et pourtant toujours matérielle de l’éther, dernier tissu irréductible de la substance atomique universelle ; son aptitude à répercuter en tous sens les moindres ébranlements physiques, fût-ce même l’agitation atomique d’un cerveau en travail de pensée ; les innombrables contacts éthéréens des secrètes irradiations vitales émanant de tous les êtres, là seul était la clef de tant de phénomènes jadis incompréhensibles.

Pas plus que jamais, un homme n’avait eu sur son semblable d’autre pouvoir dominateur ou suggestif que celui que le plus fort physiquement et moralement a toujours eu sur le plus faible, sans jamais arriver à accaparer complètement sa personnalité et son libre arbitre. Mais cette action magnétique subordonnant un mécanisme vivant accidentellement passif à un autre mécanisme de même ordre actif et plus puissant qui l’enraye ou l’impulse même à distance par l’entremise des ondes éthérées, cette action magnétique, disons-nous, était devenue une pratique journalière, donnant les plus magnifiques résultats en médecine, en éducation même. C’est ainsi, par exemple, qu’un problème ardu dont un élève ne pouvait venir à bout à l’état de veille, était aisément résolu par lui pendant l’état somnambulique où les perceptions, bien que toujours simplement naturelles, sont plus profondes et plus recueillies et s’étendent sur un champ de vie intellectuelle latente infiniment plus vaste que celui de la vie ordinaire. Le progrès avait surtout consisté à fixer par un intelligent exercice, les images cérébrales ainsi perçues, au lieu de les laisser s’effacer au moment du réveil. L’acuité mentale et sensitive surtout était donc largement mise à profit par une pratique rationnelle et mesurée du magnétisme et de l’hypnotisme véritablement scientifiques.

Les mathématiques aussi avaient été poussées bien plus avant que ne les avaient laissées les Newton et les Lagrange. Les astronomes calculaient les mouvements les plus complexes des innombrables soleils compris dans les nébuleuses résolubles. Les Faye de cette époque avaient su reconstituer tout le passé astral des comètes, de même qu’ils avaient fixé les lois des tourbillons incommensurables qui agitent jusqu’aux dernières profondeurs de l’éther infini. Leur science avait épuisé toutes les observations possibles. Ils connaissaient par le menu bien d’autres mondes planétaires que le cortège dont Cybèle faisait partie et ils possédaient des tables exactes, non seulement de la trajectoire d’ensemble de leur propre système emporté tout entier vers de nouveaux cieux, mais encore de la marche propre de chaque étoile du firmament avec le registre séculaire de la naissance ou de l’extinction de plusieurs d’entre elles. Enfin l’univers fouillé à de nouvelles profondeurs par l’analyse des ondes électriques universelles et par la puissance des nouveaux instruments d’optique, leur montrait, bien au-delà de notre nébuleuse étoilée, de lointaines figures lumineuses, d’étranges et mystérieux contours qui faisaient soupçonner quelque chose comme un incommensurable organisme, un être, un corps inimaginable dont les molécules seraient ces innombrables amas globuleux que nous appelons des astres.

Le tableau des divers aspects de la science humaine était si vaste que les plus grandes intelligences pouvaient à peine prétendre à en aborder une infime partie. Tout au plus si la vie d’un homme suffisait pour s’assimiler complètement un tout petit rameau d’une des branches d’une spécialité. Les amateurs de connaissances et de synthèses générales s’en rapportaient naturellement aux courts résumés qui étaient à la portée de tous, et encore y avait-il fort à faire pour en embrasser un certain nombre.

Il n’était plus le temps où un Pic de la Mirandole pouvait sortir vainqueur du tournoi scientifique auquel il avait provoqué de omni re scibili les savants de son époque, et les confondre tous par l’universalité de son savoir qu’il pouvait exprimer en vingt-deux langues différentes. Encore pourtant, mentionne l’histoire, qu’il se trouva pris sur une question tout à fait inattendue, et même par une simple bonne femme qui savait mieux que lui comment se confectionnait un certain fromage des environs de Rome qui faisait en ce temps-là les délices des gourmets ; ce qui montre que même en cette époque relativement ignorante de 1486 après J.-C. l’on ne pouvait pas tout embrasser.


Ce que les astronomes de Cybèle n’avaient que trop bien calculé c’était que depuis l’an 5235 les hivers de l’hémisphère boréal avaient commencé à excéder en longueur les hivers antarctiques, que le poids de la calotte glaciaire boréale déplaçait déjà sensiblement vers le nord le centre de gravité du globe et que le moment était proche où une brusque secousse allait résulter de l’épouvantable débâcle de la masse des glaces australes désemparées. Tandis que les côtes et les basses terres de l’hémisphère nord se voyaient depuis longtemps déjà peu à peu envahies par l’océan qui montait toujours de ce côté, les terres australes, de plus en plus dégagées au contraire, commençaient à s’élever et leurs bas-fonds à émerger sur un grand nombre de points au fur et à mesure que baissait le niveau des flots. Les îles Polynésiennes semblaient chercher de toute part à se rejoindre ; les chaînes reparues des montagnes sous-marines dressaient toujours plus haut leurs sommets bizarrement couronnés de murailles de corail ; le petit continent australien se distendait comme fait une tache d’huile et poussait tous les jours ses rivages plus avant vers l’Océan ; enfin plus près du pôle, les terres entrevues autrefois par Ross et Dumont d’Urville croissaient à vue d’œil, et il commençait à surgir sur une immense étendue un autre continent dont les côtes devaient un jour s’avancer dans la mer des Indes jusque vers le quarantième parallèle.

Pour la même cause, l’Amérique et l’Afrique s’étendaient plus au sud, et l’île de Madagascar agrandie à son tour, n’était plus séparée des côtes africaines que par un bras de mer pas beaucoup plus large que n’était jadis le détroit qui isolait l’Angleterre du continent européen.

Or cette terre de Madagascar était avec les siècles devenue, elle aussi, une troisième France. La douceur de son climat et la fertilité de son sol avaient fourni un milieu propice à la colonisation plus qu’aucune autre des possessions lointaines de notre vieille patrie, et il s’était créé là à la longue un grand État devenu indépendant, mais n’ayant jamais cessé de conserver avec la métropole les plus étroites relations, et s’étant employé à son tour à étendre dans cet hémisphère d’avenir l’influence et les idées françaises. Il va sans dire que depuis bien des siècles, l’ombre sympathique du doux Bernardin de Saint-Pierre ne pleurait plus cette île de France trop longtemps prisonnière des Anglais, mais un jour enfin revenue dans le giron maternel.

Comme d’autre part l’Angleterre avait fondé dans tout le sud africain en partie spolié aux Portugais, un grand empire devenu lui aussi autonome, il se trouvait que la destinée continuait de rapprocher les deux races rivales, avec la différence que cette fois-ci c’était une France insulaire qui avoisinait une Angleterre continentale et poursuivait avec elle de ce côté aussi une lutte féconde de civilisation et de progrès.

Mais il n’y avait pas que l’Angleterre et la France qui se fussent taillé un domaine de l’autre côté du globe. La plupart des autres peuples européens avaient su s’y faire une place, et quand donc s’ouvrirait la période du recommencement des destins terrestres de l’humanité, la vieille Europe se renouvellerait et se perpétuerait aux antipodes dans ceux de ses enfants émigrés qui survivraient au cataclysme inévitable, comme ont survécu aux précédents cataclysmes les races noire, jaune et blanche qui représentent peut-être autant de types interdiluviens.

D’abord, l’Amérique du Sud suffisait largement à perpétuer la descendance espagnole, portugaise et même italienne, car les Italiens, bien qu’un peu tard venus sur ce continent, avaient cependant su, grâce à un fort courant d’émigration longtemps soutenu, s’y créer une jolie place indépendante dans la région patagonienne englobant alors et dépassant la Terre de feu, autrefois si inhospitalière ; ailleurs les Hollandais avaient apporté un sérieux renfort à leurs frères du Transvaal, dont le territoire agrandi formait une libre enclave toujours vaillamment défendue au milieu des grands États anglo-saxons du sud africain ; les Belges de leur côté avaient colonisé quelques hauts plateaux salubres de la région centrale du Congo, et il n’y avait pas jusqu’aux Russes, aux Scandinaves, aux Austro-Hongrois, aux Grecs et aux Suisses mêmes qui, poussés par un impérieux esprit national de conservation, n’eussent acquis quelques-uns des archipels océaniens. Et tout cela au grand scandale d’Albion qui s’était dès longtemps habituée à se croire des droits exclusif de propriété sur toutes les régions exploitables de la planète.

Mais c’était surtout l’Allemagne qui avait fait œuvre grande et prospère. Comme l’avance avait été prise presque partout par les autres nations européennes, c’était donc nécessairement chez autrui qu’elle avait d’abord dirigé son énorme émigration. Elle avait conquis depuis, il est vrai, d’immenses possessions dans l’Afrique équatoriale, mais ce qu’elle n’avait pu conquérir, c’était le climat de son nouvel empire capable de dévorer autant d’Allemands qu’il en viendrait s’y établir. Et force fut à ses innombrables émigrants d’aller chercher fortune ailleurs. Or, vers la fin du xxe siècle, ancien style, la prospérité de l’Australie avait particulièrement attiré vers cette immense et fertile région, la principale branche du courant d’émigration allemande qui auparavant allait se fondre dans les États-Unis d’Amérique et y faire souche de yankees. Ce fut d’abord une infiltration lente et tout au profit des premiers occupants anglo-saxons parmi lesquels les nouveaux venus se fondirent et se dénationalisèrent comme à l’habitude. Mais à la longue, l’infiltration toujours grandissante se fit inondation, et il vint un moment où la race germanique, d’absorbée qu’elle était, devint à son tour absorbante, au point que les Anglo-saxons se virent cette fois sérieusement menacés dans leur intégrité, leur langue, leur autonomie, leur existence nationale enfin. Dès lors, une sourde rivalité s’établit entre les deux éléments désormais rivaux ; puis enfin une véritable lutte s’engagea entre eux, lutte qui, sans mettre à la main des armes meurtrières, n’en fut pas moins remplie d’ardeur et de ténacité. Il était évident que la victoire définitive serait comme toujours pour les gros bataillons, et surtout ici où le nombre devenait en même temps but et moyen. Entre deux races aussi prolifiques que le sont les races allemande et anglaise, une guerre à coups de peuplement devait prendre des proportions gigantesques du jour où l’esprit de nationalité s’en mêlerait et en ferait une question d’avenir. Aussi vit-on dans les deux camps s’allumer le plus héroïque enthousiasme pour cette guerre vraiment glorieuse qui donnait des citoyens au lieu d’en détruire. Il faut dire également à la louange des citoyennes qui, plus encore que leurs époux supportaient le poids de la lutte, que pas une, ni dans un camp ni dans l’autre, ne faiblit à la peine ni ne transigea devant le devoir. Une fois les hostilités déclarées, aucune n’eût certes pactisé avec l’ennemi ou épousé un homme de la nationalité contraire, et augmenté ainsi les chances du peuplement rival.

Ce qui sortit de ce fébrile entrain est inénarrable. On ne se demandait plus entre pères de famille combien l’on avait d’enfants, mais combien de douzaines. Le personnel des bureaux de l’état civil pour l’inscription des naissances était littéralement sur les dents. Si les Allemands avançaient, les Anglais de leur côté tenaient ferme, et la victoire resta longtemps en balance entre les belligérants. Mais des renforts ne cessaient d’arriver aux premiers, et ces troupes fraîches continuellement renouvelées devaient décider enfin un triomphe si chaudement disputé. Ce fut en vain que les Anglais firent donner la vieille garde, c’est-à-dire les vieux ménages qui retournèrent au feu comme de jeunes troupes. On vit alors le ban et l’arrière-ban des noces d’argent et même des noces d’or accomplir pour l’honneur des exploits véritablement homériques et dignes d’admiration. Mais le dieu des batailles était décidément pour les nouveaux venus. Du moment où il fut hors de doute que les Allemands l’emportaient, la vaillance de ceux-ci en redoubla, tandis qu’au contraire l’abattement entrait dans le camp adverse et amollissait les courages.

Le jour arriva où ce qui restait d’Anglais en cet immense territoire capitula ou émigra dans la Nouvelle-Zélande, autre grand pays britannique tout voisin qui n’était lui-même qu’à moitié rassuré. Il n’y avait pas à craindre que les vaincus cherchassent à reconquérir le terrain perdu. Bien longtemps ils tremblèrent rien qu’à la pensée que ces terribles femmes allemandes pourraient encore venir peupler dans les grandes îles qui étaient leur dernier refuge en ces parages.

Et c’est ainsi que l’Australie tout entière devint pour toujours un pays allemand.


Par contre, dans l’autre hémisphère, le tableau était désolant. À l’inverse d’autrefois, l’ancien et le nouveau continent ne présentaient plus que peu de grandes terres continues dans leur partie septentrionale. La plus grande partie de la Russie avec la Sibérie, presque tout le Canada, avaient fait place à une mer libre, et il ne fallait plus être un Nordenskiold pour accomplir l’exploit d’un voyage de circumnavigation polaire. Le territoire des États-Unis était lui-même envahi par des golfes qui s’avançaient profondément en des régions qui avaient été autrefois couvertes de cités florissantes. Une des curiosités de l’époque était encore la statue colossale de la Liberté qui se dressait toujours devant le lieu qui fut jadis New-Yorck, non plus matériellement la même, car le bronze en avait été plusieurs fois renouvelé, mais sa reproduction fidèle qui avait religieusement perpétué la création de Bartholdi. Seulement l’aspect en était bien changé, et la statue dont l’immense socle n’était plus visible semblait maintenant marcher sur les flots.

Il va sans dire que l’Europe n’avait pas été plus épargnée : non seulement la Russie dont il ne restait plus guère que les grands massifs du Caucase et de l’Oural, mais la Prusse, le Danemarck et les Pays-Bas avaient disparu ; la Scandinavie formait une grande île où se creusaient de nouveaux fiords ; la Grande-Bretagne était considérablement réduite, et la France avait vu engloutir ses riches provinces du Nord, laissant seulement voir leurs places quelques archipels encore habités pourtant pour la plupart. De vastes lagunes rendaient impraticables d’autres parties que la mer semblait épargner encore, et le sol parisien voyait se recommencer le travail de formation d’un nouveau terrain marneux ou sablonneux qui compterait plus tard au nombre des couches géologiques de ce sol si souvent transformé, mais où les carriers de l’avenir en leurs fouilles, mettraient à découvert bien autre chose que des coquillages lacustres ou marins, ou des silex et des poteries préhistoriques.

Les préoccupations sinistres qui hantaient l’esprit de toutes les populations de Cybèle, étaient naturellement plus vives de ce côté de la planète que du côté opposé. On savait quelle hauteur définitive atteindrait le niveau du Grand Océan du Nord après le cataclysme. En ce temps-là, le caustique Voltaire eût été mal venu à plaisanter les savants au sujet des coquillages qu’ils trouvaient mêlés aux roches des montagnes, et à n’y voir quant à lui que de vulgaires écailles d’huîtres, jadis laissées là par des excursionnistes amis de la bonne chère.

Partout sur les hauteurs, on travaillait à élever de nouvelles immenses tours de Babel faites de murailles formidables et entourées d’ouvrages protecteurs capables de soutenir l’assaut de la marée suprême, de ces vagues de la dernière heure dont il était impossible de calculer d’avance le degré de furie. On vivait ainsi dans des transes mortelles, n’ayant de sûres en perspective que les quelques heures que mettrait l’électricité à devancer l’instant où aurait lieu l’effroyable débâcle australe. Et quand elle éclaterait enfin la terrible nouvelle, quel épouvantable tableau que ce sauve-qui-peut universel !


Or, ce qu’allait anéantir à jamais le fait brutal d’un brusque déplacement de l’élément liquide, c’était l’apogée de civilisation qu’avaient réalisé plus de cent siècles de travaux et de progrès humains. À présent que Marius était en mesure de lire avec quelque fruit livres et journaux, et de s’intéresser aux choses de sa nouvelle patrie, il pouvait juger par ce qui se passait autour de lui, de ce qu’était cette civilisation supérieure à tout ce qu’osaient rêver les philanthropes les plus optimistes de son temps, civilisation si ancienne cependant qu’elle remontait sans grands changements sociaux à plusieurs milliers d’années en arrière, ce qui prouvait qu’il y a virtuellement une certaine forme d’organisation sociale qui répond le mieux aux nécessités et aux dispositions naturelles des sociétés humaines, et hors de laquelle il n’y a que retard ou recul. C’est pourquoi une fois réalisé cet état de perfection relative touchant l’ordre public, il était resté à peu près stationnaire, le besoin de changement politique ne s’étant plus fait désormais sentir.

Les grands empires d’autrefois n’existaient plus qu’à l’état, pour ainsi dire, d’expressions géographiques. Partout s’étaient peu à peu organisées de petites républiques d’une administration familiale qui entre elles formaient diverses confédérations satisfaisant aux grands intérêts généraux, et dont le plus ou moins d’importance et d’étendue remontait le plus souvent à des causes historiques, à la communauté d’un même passé. C’est ainsi que la nouvelle France était composée de trente petits États libres, et ce qui restait de l’ancienne France en comptait à peine la moitié de ce nombre. Alger capitale, en dehors de son propre territoire, n’avait qu’un rôle politique restreint, quelque chose comme une présidence d’honneur.

Le mécanisme gouvernemental consistait simplement en une autorité centrale gouvernant et administrant sous sa responsabilité, sur les données des travaux d’une assemblée qui connaissait de tous les services et de tous les intérêts du pays en général, et, le tout, sous le contrôle sans appel d’un grand conseil de censeurs qui représentaient la nation elle-même et ne légiféraient pas, mais qui avaient pleins pouvoirs pour empêcher les abus et relever même de leurs charges les gouvernants incapables ou fautifs. La meilleure forme de gouvernement se trouvait donc être dans un pouvoir dirigeant, cerveau pour ainsi dire de la nation, et son émanation toujours, bien qu’épurée, dans une élite de capacités se renouvelant régulièrement sans assauts ni cahots, plutôt que dans une représentation trop directe de la foule, dans les impulsions d’ordre inférieur des masses populaires.

Entre l’état de choses que Marius avait connu dans son pays et celui qu’il trouvait maintenant, il y avait matière continuelle à comparaisons et réflexions, et ce sujet inépuisable était un de ceux qui revenaient le plus souvent dans les entretiens qu’il avait presque chaque soir avec son voisin Alcor, en attendant que sonnât l’heure du repos.

— Comment se fait-il, lui demanda-t-il une fois en levant les yeux de dessus le journal qu’il venait de parcourir, que je ne trouve jamais aucun compte rendu de quelque tournoi un peu émouvant de la parole, aucun de ces brillants discours qui donnent chez nous tant de lustre à la tribune de nos assemblées et font le grand attrait de la politique ? À vrai dire, je crois, cher maître, qu’en fait d’orateurs. c’est encore à mon temps que revient la palme.

— Eh ! qu’avons-nous besoin nous autres d’insidieuses paroles et d’habiles discours, lorsque la vérité ou les nécessités d’une situation quelconque sautent à tous les yeux, lorsqu’il n’y a personne à endoctriner ou à séduire ? Vous remarquerez l’absence de bien d’autres illustrations encore dont nous n’avons que faire. Il faudrait remonter bien haut dans nos vieilles annales et non loin de votre propre époque pour retrouver avec les virtuoses de la dispute, presque tous d’ailleurs gens du métier, à part un très petit nombre de grands tribuns et de véritables hommes d’État, ces découvreurs de formules et de panacées gouvernementales infaillibles, ces encenseurs de l’ignorance et des pires préjugés se faisant une force de la crédulité populaire ; ces économistes qui équilibraient le budget d’un pays en accablant de dettes énormes ce même pays ; ces soi-disant progressistes tirant leur lustre de leur art de faire aboutir avant terme les questions les moins mûres et les réformes les moins préparées ; enfin la tourbe des politiciens de grands chemins qui ne visent qu’aux côtés lucratifs du maniement des affaires publiques.

— Je comprends, continuait le professeur, que nos affaires qui marchent sans bruit et nos journaux qui ne donnent à un public véritablement éclairé que les simples exposés de faits que ce public demande, paraissent monotones à qui a été accoutumé aux éclats retentissants de la tribune et du journalisme. Mais, pas plus que les brouillons politiques, les feuilles de coteries faites uniquement pour travailler et manier l’opinion à leur gré, ou pis encore, les corsaires de la plume vendant leurs services ou rançonnant la calomnie sur la gorge, ne trouveraient plus à exister parmi nous. L’éducation politique et sociale de tous est trop bien assise, pour que rien de contraire aux grands intérêts nationaux puisse essayer de prévaloir. Tout se passe ici avec droiture et avec calme. Le pouvoir n’étant plus un prix à remporter dans des luttes parlementaires, ces luttes n’existent plus. En outre, comme c’est le sort qui nomme nos députés parmi les citoyens éligibles, il se trouve que le sort fait, parmi d’honnêtes et patriotes particuliers sans ambition, de bien meilleurs choix que n’en donnaient vos scandaleuses élections publiques, quoique, par dérogation à ce principe, il arrive assez souvent que l’opinion désigne telle capacité qui est forcée de se rendre au vœu de ses concitoyens et d’occuper un poste que d’elle-même elle n’eût pas sollicité. Le peuple n’est plus cet être collectif, bas et grossier, fait pour être abusé et que méprisaient cyniquement ceux mêmes qui le flattaient le plus. Le peuple s’est perfectionné, moralisé et éclairé, et rien de ce qui le touche ne peut être soustrait à la pleine lumière aussi les habiles eux-mêmes sont-ils forcés de jouer franc jeu. Nous vivons, mon cher, sous le régime de l’honnêteté obligatoire, régime de force et de santé pour le grand organisme vivant qu’est véritablement une société, un peuple, un État.

Et tout cela, parce que chaque citoyen, non-seulement connaît ses droits, mais surtout parce qu’il pratique ses devoirs, réalisant ainsi le vœu qu’exprimait un des plus nobles esprits de votre temps quand il disait « La tâche de nos pères a été de conquérir le droit ; la nôtre doit être d’enseigner et de propager le devoir. »

L’ombre de Jules Simon doit se réjouir de ce que ses hautes leçons ont si bien porté leurs fruits.

La politique n’est pas un métier, le journalisme non plus, et l’un et l’autre sont à la portée de tous. Tous les grands intérêts sociaux et nationaux ont leurs organes propres par lesquels ils manifestent leur mode d’existence, leurs travaux, leurs revendications, s’il y a lieu. Au besoin, le simple ouvrier sait déposer l’outil et prendre la plume pour traiter un sujet de sa compétence dans sa revue professionnelle. C’est dire que notre presse quotidienne n’est plus la licencieuse industrie de tant de feuilles d’autrefois échappant à toute retenue comme à tout contrôle.

Ici encore et toujours, c’est de soi-même que l’épurement se fait sans que la liberté des écrivains soit en cause, car dans le nouveau milieu intellectuel, tout ce qui ne nait pas viable, tombe de soi-même sans que le mensonge ni les obsessions d’une réclame effrontée puissent aujourd’hui abuser un public qui est bon juge et qui reste maître de ses impulsions.

Pour en revenir à ce don de l’éloquence que vous croyez perdu, rassurez-vous. Il sait encore émouvoir et charmer, mais il faut le chercher ailleurs que dans les assemblées d’affaires où il n’y a ni principes nouveaux à proclamer, ni réaction à combattre. Sans parler de l’éloquence de la chaire à laquelle nos croyances religieuses ouvrent les plus vastes horizons, il ne manque pas de grandes découvertes scientifiques, de gigantesques et passionnantes entreprises qui excitent l’enthousiasme et inspirent le feu sacré de nos orateurs.

Ce n’est pas non plus dans nos tribunaux que vous la trouverez. L’esprit de justice est trop dans nos mœurs pour qu’il ne suffise de la simple connaissance d’un délit ou d’un dissentiment quelconque pour que son redressement s’impose aussitôt à tout le monde avec le même esprit d’équité. La profession d’avocat a d’ailleurs disparu avec les progrès de l’éducation générale, plaignants ou accusés s’entendant parfaitement à défendre leur cause sans ce coûteux intermédiaire qui n’influence plus aucun tribunal. Il ferait beau voir aujourd’hui un de vos aigles du barreau s’évertuer des heures durant pour tenter d’arriver, et réussir en effet, à faire acquitter un criminel avéré, à conquérir l’indulgence des juges pour tel concussionnaire de haut vol, pour tel industriel qui a gagné de l’argent à vendre des denrées homicides, ou même, comme cela s’est vu, à spéculer sur les moyens de défense de la patrie, au prix de la vie de vos soldats et de la défaite de vos armées démunies et mises nu-pied avec leurs souliers de carton.

La vieille Thémis ne menace plus d’impuissants justiciables, de sa fausse balance et de sa lourde épée, et nous l’avons même guérie de cette fameuse claudication qui lui a fait si longtemps traîner la jambe. La justice est gratuite et partant désintéressée et expéditive. Ce qui a été enlevé et mis au rebut de l’arsenal de ses vieilles lois n’est pas croyable ; c’est au point que ce mot de justice n’a plus chez nous qu’une acception : celle de son sens littéral. Ainsi, chose qui scandaliserait sans doute vos magistrats terrestres, elle châtie le forban d’affaires qui ruine cent familles plus sévèrement que l’affamé qui dérobe un morceau de pain, et elle n’est pas plus tendre pour le sophisticateur, voleur de santé, mille fois plus coupable que le voleur d’argent. Ce n’est pas que la loi nouvelle soit plus dure. Bien au contraire elle est pleine d’indulgence envers les simples dévoyés, mais elle devient d’une inflexible sévérité pour les pervers inguérissables auxquels elle applique au besoin la peine capitale de la disparition définitive qui ne verse pas le sang, mais supprime à jamais de la société ses membres irrémédiablement gangrenés.

Namo, l’on s’en doute bien, n’était pas sans monter souvent chez son ami prendre sa part de ces instructives causeries du soir. Moins versé que le professeur dans les mœurs et usages du nébuleux passé qui correspondait au temps de Marius, il lui arrivait d’être tout surpris des remarques, des objections et quelquefois des résistances de ce dernier qui pourtant finissait d’ordinaire par se rendre aux raisons supérieures d’Alcor, mais ne se sentait pas moins un peu humilié quelquefois dans ce que nous pourrions appeler son patriotisme de terrien, car n’était-ce pas le globe terrestre tout entier qui, à la distance où il s’en trouvait, lui apparaissait maintenant comme l’unique patrie, cette patrie qu’on aime toujours telle qu’elle est avec ses infériorités, ses défauts, ses laideurs même ?

— Jusqu’où irez-vous donc dans cette voie de progrès sans limites ? disait-il à ses deux amis.

— Nous progressons toujours dans les sciences, dans les arts dont le dernier mot n’est jamais dit, répondait Alcor, mais comme organisation politique et sociale, il y a beaux siècles que c’est fini. La forme gouvernementale convenant le mieux à l’humanité civilisée, la solution vraie du problème social dont la recherche a été si longue, nous l’avons depuis plus de cinq mille ans pendant lesquels elle a eu le temps de faire ses preuves. Ici ce n’est pas comme pour la science qui laisse toujours un inconnu. Il y a nécessairement un état de choses qui correspond mieux que tout autre aux droits et intérêts réciproques des hommes associés entre eux, et cette meilleure assise une fois enfin rencontrée, on ne saurait la changer qu’en souffrant de n’importe quel changement. C’est ainsi que s’est réalisée la stabilité sociale, comme à un degré très inférieur, cela s’est accompli de bonne heure chez les sociétés d’abeilles et de fourmis, et vous ne voyez plus en nous, mon cher Marius, que d’endurcis conservateurs.