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D’Alembert/3

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Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 63-94).

CHAPITRE III

D’ALEMBERT ET L’ENCYCLOPÉDIE


Dans la satire trop vantée de l’envieux Gilbert, dont, par une rare et injuste fortune, les vers ingénieusement méchants sont presque tous demeurés célèbres, on a souvent cité le trait lancé au froid d’Alembert :

… Chancelier du Parnasse,
Qui se croit un grand homme et fit une préface.

On ne saurait plus mal dire. Les amis de d’Alembert le traitaient d’illustre, les envieux s’inclinaient devant lui. Sa gloire était certaine, il ne pouvait fermer les yeux à l’évidence, il était grand, jamais il ne fut fier.

Simple et sans prétentions, il comprenait tout et s’intéressait à tout. Son rire étincelant bravait les lois du décorum ; prompt à saisir les ridicules, habile à les imiter, excellent mime, quelquefois bouffon, d’Alembert se plaisait à l’étonnement de ceux qui mesurent l’importance d’un personnage à la dignité de ses manières.

Diderot, dont l’influence fit partager à d’Alembert la tâche immense de l’Encyclopédie, avait avec lui, malgré la grande différence de caractère et de talent, un fonds d’idées communes qui les rapprochaient et pouvaient maintenir leur amitié. Libres tous deux de toute ambition, avec la même ardeur pour l’étude et pour les travaux de l’esprit, ils étaient également curieux de science, d’art, de littérature, de philosophie, en enveloppant dans un même scepticisme toutes les questions qui, de près ou de loin, appartiennent à la théologie. L’exemple de leur vie et de leur noble caractère peut servir d’argument sans réplique à qui voudra convaincre les esprits les plus prévenus que la bonté, le dévouement, le désintéressement et la vertu ne sont l’apanage d’aucune secte, le privilège d’aucune croyance.

L’Encyclopédie fut d’abord une entreprise de librairie. Les polémiques religieuses n’inspiraient à d’Alembert qu’éloignement et dédain. Satisfait de penser librement, il ne demandait aux autres que la tolérance, mais il la voulait pour lui-même et pour tous. C’était une déclaration de guerre.

L’Encyclopédie anglaise de Chambers, à Londres, enrichissait les éditeurs. Le premier projet était de la traduire. Diderot avait fait ses preuves. Il ne traduisait pas, il transformait. En prêtant à un auteur obscur l’éclat de son propre style et la hardiesse de ses pensées, il ne trahissait que lui-même ; sa plume infidèle ne pouvait rien écrire de médiocre.

La tâche, même restreinte au programme primitif, était immense. En s’associant d’Alembert d’abord, puis une petite armée, dont il devint l’âme, Diderot ne prévoyait pas la campagne retentissante qu’il devait diriger. D’Alembert, soucieux de son repos, aurait refusé de s’y associer.

Le prospectus de l’Encyclopédie lui donnait pour titre :


Encyclopédie
ou
Dictionnaire raisonné des sciences, des arts
et des métiers.


L’ordre alphabétique était adopté.

On comprend mal la convenance d’associer le tableau des idées et du savoir humain à une série d’articles se succédant sans ordre ni méthode.

Les éditeurs pensaient autrement, et le discours préliminaire, en assignant dans chaque science la place de chaque question, et à chaque science sa place dans le développement de l’esprit humain, devait corriger, en instruisant le lecteur, le défaut de méthode accepté pour la commodité des recherches. Un chef-d’œuvre d’ailleurs est toujours bienvenu. Diderot en attendait un de d’Alembert. Uniquement soucieux de l’intérêt de l’œuvre, au-dessus, par son caractère, de la vanité et même de l’orgueil, il lui importait surtout de préparer un succès à son ami.

Le discours préliminaire servant de préface à l’Encyclopédie contient, dit d’Alembert, la quintessence des connaissances mathématiques, philosophiques et littéraires acquises par vingt années d’études. Il fait ainsi remonter ses méditations au jour de son entrée au collège des Quatre-Nations.

Le discours contient deux parties distinctes : l’exposition détaillée de l’ordre dans lequel sont nées les diverses branches du savoir humain, et le tableau historique du progrès depuis la Renaissance jusqu’à nos jours. Le premier problème est insoluble. Nous ne savons les origines en aucun genre. Il faut donc deviner. On est certain de proposer des vérités douteuses, certain aussi de n’être pas convaincu d’erreur.

Toutes nos connaissances viennent par les sens, tel est le point de départ de d’Alembert. La précision n’est qu’apparente, l’assertion est vague. Veut-on dire qu’un aveugle, sourd et muet de naissance, dépourvu des organes du toucher, nourri par une sonde, n’acquerrait, s’il pouvait vivre, qu’un bien petit nombre d’idées ?

On l’accordera sans peine.

Les sens sont nécessaires assurément. Tout vient-il d’eux ? et qu’entend-on par là ?

Les sens des animaux valent les nôtres pour le moins : la source des idées pour eux n’est donc pas moins riche que pour nous. Pourquoi n’arrivent-ils pas à nous égaler ? Helvétius a fait l’objection et trouvé la réponse. Les animaux n’ont pas de mains.

L’idée du moi est la première. La première chose que nos sensations nous apprennent, c’est notre existence. Les sensations sont-elles indispensables ? Pourrait-on concevoir un être intelligent dépourvu, faute de sensations, du sentiment de sa propre existence ?

Après avoir connu notre propre existence, nous devons à nos sensations la connaissance des objets extérieurs et, parmi eux, celle de notre corps ; un sentiment irrésistible nous fait croire à la réalité de ces objets. D’Alembert, à l’appui de cette idée, propose un singulier argument.

N’ayant aucun rapport, dit-il, entre chaque sensation et l’objet qui l’occasionne ou du moins auquel nous le rapportons, il ne paraît pas qu’on puisse prouver par le raisonnement de passage possible de l’un à l’autre. Il n’y a qu’une espèce d’instinct plus sûr que la raison même qui puisse nous forcer à franchir un si grand intervalle.

N’est-on pas tenté de traduire ainsi : la croyance à la réalité des objets extérieurs n’est pas justifiable par la raison ; elle n’en est que plus certaine ?

Toutes les routes conduisent d’Alembert au scepticisme. Il ne lui semble pas qu’on puisse avoir d’idée distincte, moins encore d’idée complète ni de la matière ni d’autre chose. « Quand je me perds dans mes réflexions à ce sujet, écrivait-il vingt ans plus tard, ce qui m’arrive toutes les fois que j’y pense, je suis tenté de croire que tout ce que nous voyons n’est qu’un phénomène qui n’a rien, hors de nous, de semblable à ce que nous imaginons, et j’en reviens toujours à la question du roi indien : Pourquoi y a-t-il quelque chose ? »

Le grand Ampère, qui, plus souvent que d’Alembert et avec plus de confiance et plus d’espoir, aimait à s’égarer dans les ténèbres de la métaphysique, trouvait aussi la différence entre les phénomènes et les noumènes difficile et incertaine.

La question change de nom sans avancer d’un pas. C’est le problème du moi et du non-moi. Quand les savants s’embarrassent pour le résoudre, on pourrait leur répondre, en parodiant le vers d’un grand poète :

Il faut pour l’ignorer avoir fait ses études.

L’étude des objets extérieurs est le premier soin de l’homme : elle a pour origine la nécessité de garantir notre propre corps de la douleur et de la destruction. Il faut donc, avant tout, chercher ce qui nous est utile ou nuisible. Cette recherche nous révèle nos semblables et nous sommes attirés vers eux.

L’explication du rapprochement des hommes est étrange, il faut l’avouer. Mais ce qui suit l’est plus encore. L’homme cherche l’homme, on en convient sans peine ; mais que trouve-t-il ? L’injustice et le vice, dont la vue lui enseigne la justice et la vertu. « Le mal que nous éprouvons par les vices de nos semblables, produit en nous la connaissance réfléchie des vertus opposées, connaissance précieuse dont une union et une égalité parfaite nous auraient peut-être privés. De l’idée de vertu l’homme s’élève à comprendre la spiritualité de l’âme, l’existence de Dieu et nos devoirs envers lui. »

Malgré l’intérêt de ces hautes vérités, il ne faut pas, comme on l’a dit plaisamment, que le corps soit la dupe de l’immortalité de l’âme.

Telle est l’origine de l’agriculture, de la médecine et des arts nécessaires. Avides de connaissances utiles, les premiers hommes ont dû écarter d’abord toute spéculation oisive ; mais l’étude de la nature entreprise pour nous donner le nécessaire fournit avec profusion à nos plaisirs. La satisfaction d’apprendre des vérités même inutiles est une espèce de superflu qui supplée à ce qui nous manque. En recueillant ce superflu pour goûter l’amusement qui s’y attache, l’esprit humain rencontre la physique et la mécanique, et l’abstraction des propriétés sensibles autres que l’étendue fait naître la géométrie.

Cette science est le terme le plus éloigné où la contemplation des propriétés de la matière puisse nous conduire, et nous ne pourrions aller plus loin sans sortir de l’univers matériel ; mais telle est la marche de l’esprit dans ses recherches, qu’après avoir généralisé les perceptions, il revient sur ses pas, recompose de nouveau les perceptions mêmes, et en forme peu à peu et par gradation des êtres réels qui sont l’objet immédiat et direct de nos sensations.

La physique mathématique, l’astronomie et, quand le raisonnement se trouve impuissant à tout enchaîner, la physique expérimentale, sont nées de ce mouvement rétrograde fait par l’esprit.

Entre les limites très éloignées de nos « connaissances certaines, dont l’une est l’idée de nous-même et l’autre cette partie des mathématiques qui a pour objet les propriétés générales des corps, se trouve un intervalle immense où l’intelligence suprême semble avoir voulu se jouer de la curiosité humaine, tant par les nuages qu’elle y a répandus sans nombre que par quelques traits de lumière qui semblent échapper de distance en distance pour nous attirer.

« La nature de l’homme, dont l’étude est si nécessaire, est un mystère impénétrable à l’homme même quand il n’est éclairé que par la raison seule.

« Rien ne nous est donc plus nécessaire qu’une religion révélée qui nous instruise sur tant de divers objets. Destinée à servir de supplément à la connaissance naturelle, elle nous montre une partie de ce qui était caché, mais elle se borne à ce qu’il nous est absolument nécessaire de connaître. Le reste est fermé pour nous et apparemment le sera toujours. Quelques vérités à croire, un petit nombre de préceptes à pratiquer, voilà à quoi la religion révélée se réduit : néanmoins, à la faveur des lumières qu’elle a communiquées au monde, le peuple même est plus ferme et plus décidé sur un grand nombre de questions intéressantes que ne l’ont été toutes les sectes de philosophes. »

Les lecteurs de l’Encyclopédie étaient prévenus. Ces lignes marquent aussi franchement qu’on pouvait le faire sans imprudence tout le programme théologique ; pour un pas de plus dans cette voie la porte se serait fermée.

Quelquefois cependant, mais avec moins de légèreté, d’Alembert imite le tour habituel de Voltaire. « D’ailleurs, dit-il plus loin, quelque absurde qu’une religion puisse être (reproche que l’impiété seule peut faire à la nôtre), ce ne sont jamais les philosophes qui la détruisent. Lors même qu’ils enseignent la vérité, ils se contentent de la montrer sans forcer personne à la connaître. »

L’avantage que les hommes ont trouvé à étendre la sphère de leurs idées soit par leurs propres efforts, soit par le secours de leurs semblables, leur a fait penser qu’il serait utile de réduire en art la manière même d’acquérir des connaissances et celle de se communiquer réciproquement leurs pensées. Cet art a donc été trouvé et nommé logique. La science de la communication des idées ne se borne pas à mettre de l’ordre dans les idées mêmes ; elle doit apprendre encore à exprimer chaque idée de la manière la plus nette. La science du langage est devenue nécessaire, et comme les hommes en se communiquant leurs idées cherchent aussi à se communiquer leurs passions, l’éloquence est une arme nécessaire. Faite pour parler au sentiment comme la logique et la grammaire parlent à l’esprit, elle impose silence à la raison même, mais les règles ici ne peuvent suppléer au talent, et le génie ne peut se réduire en préceptes. Il ne nous suffit pas de vivre avec nos contemporains et de les dominer pour embrasser le passé et l’avenir. De là, l’origine de l’histoire.

Les branches principales se divisent en une infinité d’autres, dont l’énumération serait immense et appartient plus à l’Encyclopédie qu’à la préface.

Les beaux-arts jusqu’ici n’ont pas été mentionnés. Est-il nécessaire de les définir et d’en chercher l’origine ?

D’Alembert s’est donné la tâche de tout enchaîner logiquement.

« Il est, dit-il, une autre espèce de connaissances réfléchies dont nous devons maintenant parler. Elles consistent dans les idées que nous nous formons à nous-mêmes, en imaginant et composant des êtres semblables à ceux qui sont l’objet de nos idées directes. C’est ce qu’on nomme l’imitation de la nature, si connue et si recommandée par les anciens. »

Comme les idées directes qui nous frappent le plus vivement sont celles dont nous conservons plus vivement le souvenir, ce sont aussi celles que nous cherchons le plus à réveiller en nous par l’imitation de leurs objets. Si les objets agréables nous frappent plus, étant réels, que simplement représentés, ce qu’ils perdent d’agrément en ce dernier cas est en quelque manière compensé par celui qui résulte du plaisir de l’imitation. À l’égard des objets qui n’exciteraient, étant réels, que des sentiments tristes ou tumultueux, leur imitation est plus agréable que les objets mêmes, parce qu’elle nous place à cette juste distance où nous éprouvons le plaisir de l’émotion sans en ressentir le désordre ; c’est dans cette imitation des objets capables d’exciter en nous des sentiments vifs ou agréables, de quelque nature qu’ils soient, que consiste, en général, l’imitation de la belle nature, sur laquelle tant d’auteurs ont écrit sans en donner d’idée nette.

Ce que nous savons de l’histoire semble s’accorder mal avec l’enchaînement exposé par d’Alembert. Il prévoit l’objection. Quand on considère depuis l’époque de la Renaissance les progrès de l’esprit humain, on trouve, dit-il, que les progrès se sont faits dans l’ordre qu’ils devaient naturellement suivre. Cet ordre est précisément le contraire de celui que propose le discours. En sortant d’un long intervalle d’ignorance que des siècles de lumière avaient précédé, la régénération des idées a dû nécessairement être différente de leur génération primitive.

Un grand poète a dit :


Le présent au hasard flotte sur le passé.


D’Alembert ne veut pas croire au hasard. La partie la plus brillante du discours préliminaire est le tableau tracé, d’après l’histoire, de la marche de l’esprit humain depuis son renouvellement par l’invention de l’imprimerie et l’émigration des savants du Bas-Empire apportant les richesses de l’antiquité. Le style convient au sujet ; il est digne à la fois des grandes questions qu’on aborde, des grands hommes que l’on juge et du grand esprit qui révèle sa puissance.

« Les chefs-d’œuvre que les anciens nous avaient laissés dans presque tous les genres, avaient été oubliés pendant douze siècles. Les principes des arts et des sciences étaient perdus, parce que le beau et le vrai, qui semblent se montrer de toutes parts aux hommes, ne les frappent guère à moins qu’ils ne soient avertis. Ce n’est pas que ces temps malheureux aient été plus stériles que d’autres en génies rares. La nature est toujours la même ; mais que pouvaient faire ces grands hommes semés de loin en loin, comme ils le sont toujours, occupés d’objets différents et abandonnés sans culture à leurs lumières ? Les idées qu’on acquiert par la lecture et par la société sont le germe de presque toutes les découvertes.

« C’est un air que l’on respire sans y penser et auquel on doit la vie ; les hommes dont nous parlons étaient privés d’un tel secours. »

Celui qui inventa les roues et les pignons eût inventé les montres dans un autre siècle, et Gerbert au temps d’Archimède l’aurait peut-être égalé.

D’Alembert semble plus heureux qu’embarrassé de l’immensité de sa tâche. Il trace avec ardeur et vivacité le tableau des progrès de la poésie. Ses jugements parfois peuvent causer quelques surprises.

« Au lieu d’enrichir la langue française, on chercha d’abord à la défigurer. Ronsard en fit un jargon barbare, hérissé de grec et de latin ; mais heureusement il la rendit assez méconnaissable pour qu’elle devînt ridicule. »

D’Alembert n’aurait-il pas mieux fait de passer Ronsard sous silence, comme il a fait de Clément Marot ? Pour lui, comme pour Boileau, la poésie française commence à Malherbe.

Son admiration est sincère et l’inspire heureusement.

« Malherbe, nourri de la lecture des excellents poètes de l’antiquité, et prenant comme eux la nature pour modèle, répandit le premier dans notre poésie une harmonie et des beautés auparavant inconnues. Balzac, aujourd’hui trop méprisé, donne à notre prose de la noblesse et du nombre. Les écrivains de Port-Royal continuèrent ce que Balzac avait commencé ; ils y ajoutèrent cette précision, cet heureux choix des termes et cette pureté qui ont conservé jusqu’à présent à la plupart de leurs ouvrages un air moderne et qui les distinguent d’un grand nombre de livres surannés écrits dans le même temps. Corneille, après avoir sacrifié pendant plusieurs années au mauvais goût dans la carrière dramatique, s’en affranchit enfin, découvrit par la force de son génie, bien plus que par la lecture, les lois du théâtre, et les exposa dans ses discours admirables sur la tragédie, dans ses réflexions sur chacune de ses pièces, mais principalement dans ses pièces mêmes. Racine, s’ouvrant une autre route, fit paraître sur le théâtre une passion que les anciens n’y avaient guère connue, et, développant les ressorts du cœur humain, joignait à une élégance et une vérité continues quelques traits de sublime. Despréaux dans son Art poétique se rendit l’égal d’Horace en l’imitant. Molière, par la peinture fine des ridicules et des mœurs de son temps, laisse loin derrière lui la comédie ancienne. La Fontaine fit presque oublier Ésope et Phèdre, et Bossuet alla se placer à côté de Démosthène. »

Tout cela n’est pas et n’était pas même alors bien nouveau, mais suffit pour justifier d’Alembert d’avoir aspiré à prouver, en l’écrivant, qu’un géomètre peut avoir le sens commun.

Le rôle des Italiens, celui des Anglais chez lesquels il admire sans limite l’immortel chancelier Bacon et le sage philosophe Locke, sont indiqués avec une impartiale justice. Descartes est jugé de haut par un de ses pairs comme géomètre, par un adversaire indulgent pour les autres faces de son génie. « Il a peut-être été grand, mais il n’a pas été heureux. « Il paraît impossible de mieux dire en moins de mots. Sur sa philosophie et sur son système du monde, d’Alembert est bien loin de vouloir l’amoindrir. Sa méthode aurait suffi pour le rendre immortel.

« Cet homme rare, dit-il, dont la fortune a tant varié en moins d’un siècle, avait tout ce qu’il fallait pour changer la face de la philosophie. Une imagination forte, un esprit très conséquent, des connaissances puisées dans lui-même plus que dans les livres, beaucoup de courage pour combattre les préjugés les plus généralement reçus et aucune espèce de dépendance qui le forçat à les ménager. Aussi éprouva-t-il, de son vivant même, ce qui arrive, pour l’ordinaire, à tout homme qui prend un ascendant trop marqué sur les autres, il fit quelques enthousiastes et eut beaucoup d’ennemis. Soit qu’il connût sa nation, soit qu’il s’en défiât seulement, il s’était réfugié dans un pays entièrement libre pour y méditer plus à son aise. Quoiqu’il pensât beaucoup moins à faire des disciples qu’à les mériter, la persécution alla le chercher dans sa retraite, et la vie cachée qu’il menait ne put l’y soustraire. Malgré toute la sagacité qu’il avait employée pour prouver l’existence de Dieu, il fut accusé de la nier par des ministres qui, peut-être, n’y croyaient pas. Tourmenté et calomnié par des étrangers et assez mal accueilli par ses compatriotes, il alla mourir en Suède, bien éloigné sans doute à s’attendre au succès brillant que ses opinions eurent un jour.

« On peut considérer Descartes comme géomètre ou comme philosophe. Les mathématiques, dont il semble avoir fait assez peu de cas, font néanmoins aujourd’hui la partie la plus solide et la moins contestée de sa gloire. La géométrie, qui, par sa nature, doit toujours gagner sans perdre, ne pouvait manquer, étant maniée par un si grand génie, de faire des progrès très sensibles et apparents pour tout le monde. La philosophie se trouvait dans un état très différent. Tout y était à commencer ; et que ne coûtent point les premiers pas en tout genre ! Le mérite de les faire dispense de celui d’en faire de grands. »

Osons pénétrer et traduire la pensée de d’Alembert.

Les éloquentes rêveries de Platon et la savante logique d’Aristote avaient laissé tout à faire en philosophie. On doit à Descartes un premier pas, il est petit et l’on attend encore le second.

Chez un esprit habitué à exiger la rigueur, un tel jugement n’a rien qui doive surprendre. Mais pourquoi tant écrire alors sur la philosophie ?

Les pages sur Newton, quoique belles, ne sont pas dignes d’un tel sujet. D’Alembert aurait eu bonne grâce à s’incliner plus profondément devant son véritable maître.

Lorsque, pressé par les limites nécessaires de son œuvre, il salue rapidement les grands hommes en les jugeant d’un seul mot, ce mot n’est pas toujours heureux :

« Galilée, à qui la géographie doit tant pour ses découvertes astronomiques, et la mécanique pour sa théorie de l’accélération. »

Il y avait plus et mieux à dire sur l’adversaire victorieux du système de Ptolémée.

« Huygens, qui par ses ouvrages pleins de force et de génie a su bien mériter de la géométrie et de la physique. »

Le lecteur, s’il ne le sait déjà, peut-il deviner, dans ce savant qui mérite bien de la science, le génie immortel que dans son enfance on nommait Archimède et dont la longue carrière a justifié ce glorieux surnom.

« Pascal, auteur d’un traité sur la cycloïde.... »

Quelle que puisse être la suite, d’Alembert ici le prend de trop bas. Mais, loin de réparer une maladresse irréparable, il ajoute avec une froide ironie :

« Génie immortel et sublime dont les talents ne pourraient être trop regrettés de la philosophie si la religion n’en avait pas profité. »

Ni Galilée, ni Huygens, ni Pascal ne sont traités suivant leur mérite.

La préface de d’Alembert fut beaucoup admirée. Les critiques les plus vives étaient entourées de louanges. On respectait même en le combattant le savant qui, déjà illustre, montrait dans un champ aussi vaste la profondeur de son esprit et la fermeté de son style.

« La préface que M. d’Alembert a mise à la tête de ce grand ouvrage est bien propre à prévenir en sa faveur ; c’est un morceau de génie où brille un savoir exquis revêtu de toutes les grâces du style. On y voit un esprit noble, élevé, vraiment philosophique, un discours nourri, pour ainsi dire, de réflexions lumineuses qui forment un texte serré et très délicat. »

Tel est le début de l’une des critiques les plus remarquées et les plus libres publiées sur l’Encyclopédie.

D’Alembert s’élève, dans un de ses écrits, contre le géomètre (on n’a jamais dit lequel) qui, en présence d’une belle œuvre de l’esprit, demandait : « Qu’est-ce que cela prouve ? »

« Je me contenterais, ajoute-t-il, de demander qu’est-ce que cela apprend ? »

Cette question adressée à la préface de l’Encyclopédie resterait sans réponse.

L’Encyclopédie, plus encore que la préface, souleva de vives critiques. L’œuvre de tant de mains était fort inégale. On citait beaucoup de questions faiblement traitées ; d’autres n’auraient pas dû l’être du tout. Le dictionnaire, en somme intéressant et utile, attirait surtout l’attention par le scepticisme philosophique qui y règne.

Voltaire, qui prévoyait les difficultés de cet immense programme, est à demi ironique, mais aussi à moitié sérieux, quand il termine par ces mots une lettre aux deux collaborateurs : « Adieu, Atlas et Hercule, qui portez le monde sur vos épaules. Tant que j’aurai un souffle de vie, je suis au service des illustres auteurs de l’Encyclopédie. »

Il envoie des articles de tous genres au bureau qui enrichit le genre humain.

Le genre humain ne pouvait s’enrichir en un jour. Le monument sans avenir s’élevait trop vite. D’Alembert le comparait à un habit d’arlequin, où il y a quelques morceaux de bonne étoffe et beaucoup de haillons.

Le magnifique programme planait au-dessus des débris, mais les ennemis, acharnés et nombreux, ne voulaient et ne pouvaient voir que les détails : ils en signalaient d’étranges. Diderot y introduisait jusqu’à de longs articles extraits de la Cuisinière bourgeoise. L’article Agneau a trente-cinq lignes :

« Tout ce qui se mange de l’agneau est délicat. On met la tête et les pieds en potage, on les échaude, on les assaisonne avec le petit lard, le sel, le poivre, les clous de girofle et les fines herbes ; on frit la cervelle après l’avoir bien saupoudrée de mie de pain.... »

Bonne ou mauvaise, et je la crois mauvaise, cette cuisine n’est pas à sa place.

L’article Genève, écrit par d’Alembert, a plus qu’un autre attiré l’attention. Le consistoire calviniste de la petite république y est loué d’accepter, sans l’avouer publiquement, un socinianisme parfait. Les sociniens, personne ne l’ignorait alors, feignant d’être chrétiens, ne croient ni au paradis ni à l’enfer. Pour les orthodoxes, ils méritent le bûcher. En les tolérant — c’était l’opinion de Bossuet —, on franchirait toutes les bornes. Sociniens ou non, les pasteurs protestaient avec violence, et J.-J. Rousseau, sans se soucier du fond, qu’il déclarait ne pas connaître, combattit la prétention de faire sans leur aveu la confession publique de leurs sentiments secrets. La thèse était juste, l’argumentation facile, et Jean-Jacques se donna le plaisir de la développer dans quelques pages irréfutables. Mais la lettre célèbre adressée à d’Alembert traite une question beaucoup moins simple. D’Alembert avait écrit :

« On ne souffre pas à Genève de comédie ; ce n’est pas qu’on y désapprouve les spectacles en eux-mêmes, mais on craint, dit-on, le goût de parure, de dissipation et de libertinage que les troupes de comédiens répandent parmi la jeunesse. Cependant ne serait-il pas possible de remédier à cet inconvénient, par des lois sévères et bien exécutées sur la conduite des comédiens ? Par ce moyen Genève aurait des spectacles et des mœurs, et jouirait de l’avantage des uns et des autres ; les représentations théâtrales formeraient le goût des citoyens, et leur donneraient une finesse de tact, une délicatesse de sentiment qu’il est difficile d’acquérir sans ces leçons.

« La littérature en profiterait sans que le libertinage fît des progrès. Genève réunirait à la sagesse de Lacédémone la politesse d’Athènes. »

D’Alembert, à son ordinaire, appuie et développe trop longuement. Peu importe à Rousseau, c’est le fond qu’il conteste et le théâtre qu’il veut proscrire, non partout, mais à Genève.

La lettre de Rousseau à d’Alembert a l’étendue d’un livre ; tous les regards alors se tournaient vers lui, les âmes se penchaient vers les paradoxes dont son style, quelle que fût sa thèse, assurait le retentissement. Rousseau ne cache pas ses principes :

« Au premier coup d’œil jeté sur ces institutions, dit-il, je vois d’abord qu’un spectacle est un amusement, et s’il est vrai qu’il faille des amusements à l’homme, vous conviendrez au moins qu’ils ne sont permis qu’autant qu’ils sont nécessaires, et que tout amusement inutile est un mal pour un être dont la vie est si courte et le temps si précieux. »

Les luttes littéraires plaisaient à d’Alembert ; il répondit en s’efforçant, non sans succès, d’imiter le style de son adversaire. Le public, dans cette joute oratoire que rien ne rendait nécessaire, vit cependant un amusement permis : la lettre et la réponse furent beaucoup lues et beaucoup admirées, l’opinion donna raison à d’Alembert, mais décerna le prix d’éloquence à Rousseau.

Le caractère philosophique, c’est-à-dire antireligieux de l’Encyclopédie, devait exciter des protestations. Dès le second volume un arrêt du Conseil avait interdit la vente des articles déjà parus, en soumettant à la censure préalable tous ceux qui intéresseraient à l’avenir la religion.

« Sa Majesté a reconnu, disait l’arrêt, que dans les deux volumes on a affecté d’insérer des maximes tendant à détruire l’autorité royale, à établir l’esprit d’indépendance et de révolte, et, sous des termes obscurs et équivoques, à élever les fondements de l’erreur, de la corruption des mœurs, de l’irréligion et de l’incrédulité. »

Le gouvernement était faible ; ses irrésolutions grandissaient avec l’audace de ses adversaires. La défense fut levée ; d’autres réclamations s’élevèrent. L’avocat général Omer Fleury, l’une des victimes les moins intéressantes de Voltaire, s’écriait, quelques années après, dans un réquisitoire demeuré célèbre :

« La société, l’État et la religion se présentent aujourd’hui au tribunal de la justice pour lui porter leurs plaintes. C’est avec douleur que nous sommes contraints de le dire, on ne peut se dissimuler qu’il n’y ait un projet conçu, une société formée pour soutenir le matérialisme, pour détruire la religion, pour inspirer l’indépendance et nourrir la corruption des mœurs. »

Quelques années après, le 8 mars 1759, un arrêt du Conseil supprimait les lettres de privilège accordées pour l’impression de l’Encyclopédie. On avait publié sept volumes.

D’Alembert, fatigué de la lutte et effrayé non sans excellentes raisons, se retira définitivement.

Une lettre adressée à Voltaire fait connaître les motifs d’une résolution qui, malgré les vives instances de Diderot, demeura inébranlable : « Oui, sans doute, mon cher maître, l’Encyclopédie est devenue un ouvrage nécessaire et se perfectionne à mesure qu’elle avance ; mais il est devenu impossible de l’achever dans le maudit pays où nous sommes. Les brochures, les libelles, tout cela n’est rien ; mais croiriez-vous que tel de ces libelles a été imprimé par des ordres supérieurs dont M. de Malesherbes n’a pu empêcher l’exécution ? croiriez-vous qu’une satire atroce contre nous qui se trouve dans une feuille périodique qu’on appelle les Affiches de province a été envoyée de Versailles à l’auteur avec ordre de l’imprimer, et qu’après avoir résisté autant qu’il a pu jusqu’à s’exposer à perdre son gagne-pain, il a enfin imprimé cette satire en l’adoucissant de son mieux ? Ce qui en reste, après cet adoucissement fait par la discrétion du prêteur, c’est que nous formons une secte qui a juré la ruine de toute société, de tout gouvernement et de toute morale. Cela est gaillard ; mais vous sentez, mon cher philosophe, que si on imprime aujourd’hui de pareilles choses, par ordre exprès de ceux qui ont l’autorité en main, ce n’est pas pour en rester là. Cela s’appelle amasser des fagots au septième volume pour nous jeter dans le feu au huitième. Nous n’avons plus de censeurs raisonnables à espérer, tels que nous en avions eu jusqu’à présent. M. de Malesherbes a reçu là-dessus les ordres les plus précis et en a donné de pareils aux censeurs qu’il a nommés. D’ailleurs, quand nous obtiendrions qu’ils fussent changés, nous n’y gagnerions rien ; nous conserverions alors le ton que nous avons pris, et l’orage recommencerait au huitième volume. Il faudrait donc quitter de nouveau, et cette comédie-là n’est pas bonne à jouer tous les six mois. Si vous connaissiez d’ailleurs M. de Malesherbes, si vous saviez combien il a peu de nerf et de consistance, vous seriez convaincu que nous ne saurions compter sur rien avec lui, même après les promesses les plus positives. Mon avis est donc, et je persiste, qu’il faut laisser là l’Encyclopédie et attendre un temps plus favorable (qui ne reviendra peut-être jamais) pour la continuer. S’il était possible qu’elle s’imprimât dans le pays étranger en continuant, comme de raison, à se faire à Paris, je reprendrais mon travail, mais le gouvernement n’y consentira jamais ; et, quand il le voudrait bien, est-il possible que l’ouvrage s’imprime à cent ou deux cents lieues des auteurs ?

« Pour toutes ces raisons, je persiste en ma thèse. »

Il laissa Diderot terminer sans lui le monument plus vaste que grand, plus vite oublié que les promesses auxquelles on continuait à croire.

D’Alembert a écrit en traçant son propre portrait :

« Impatient et colère jusqu’à la violence, tout ce qui le contrarie, tout ce qui le blesse, fait sur lui une impression vive, dont il n’est pas le maître. »

Ce jugement est confirmé par les détails d’une affaire peu connue, celle du jésuite Tolomas, membre de l’Académie de Lyon, poursuivi, sur des motifs qu’on jugera bien légers, par la colère de d’Alembert qui demande avec insistance à la Compagnie dont il était correspondant l’expulsion de celui qui l’avait, disait-il, offensé.

Le père Tolomas, professeur au collège de Lyon, à la rentrée des classes, le 30 novembre 1754, prononça un discours latin en présence du consulat et d’une assemblée nombreuse. Il avait pris pour sujet l’apologie du collège et des méthodes adoptées pour l’éducation et pour l’enseignement.

L’intention était évidente. Tolomas répondait à l’article Collège récemment paru dans l’Encyclopédie, dont l’auteur était d’Alembert.

L’attaque avait été vive, la réponse était de droit.

Un jeune homme, lisait-on dans l’Encyclopédie, après avoir passé dans un collège dix années qu’on doit mettre au nombre des plus précieuses de sa vie, en sort, lorsqu’il a le mieux employé son temps, avec la connaissance très imparfaite d’une langue morte, avec des principes de rhétorique et des principes de philosophie qu’il doit tâcher d’oublier, souvent avec une corruption de mœurs dont l’altération de la santé est la moindre suite.

On écouta Tolomas avec bienveillance ; plus d’une allusion, quoique faite en latin, fut comprise et applaudie par l’élite de la société lyonnaise. On savait alors les classiques par cœur. Quand le père Tolomas parla d’un auteur


Cui nec est pater nec res.


chacun se rappela un vers d’Horace et pensa à la naissance de d’Alembert.

D’Alembert écrivit pour s’en plaindre à la Société royale de Lyon. Sa lettre est du 30 janvier 1755. Il s’étonne de son silence et attend une justice publique. Le secrétaire perpétuel de la Société répondit le 22 février 1755 que la Société n’avait pas entendu le discours de l’un de ses collègues, ni ne l’a examiné ; que, prononcé au collège, ce qui s’y passe n’est pas de son ressort et que la seule satisfaction que la Société puisse lui donner est de lui assurer que sa lettre a été lue en assemblée générale, que l’académicien inculpé y était présent et a protesté de son innocence d’intention et de fait, puisque son discours ne contenait aucun trait qui puisse le regarder et qu’il offre, ce que la Société a accepté, d’écrire lui-même à M. d’Alembert.

Le père Béraud, savant astronome, correspondant de l’Académie des sciences, écrivit de Lyon le 21 février 1755 à M. d’Alembert pour lui assurer que la harangue du père Tolomas, qu’il a entendue, ne contenait aucune attaque personnelle contre lui.

Le père Tolomas lui-même, le 25 février 1755, écrivit à d’Alembert pour se plaindre des préventions qu’on lui a données. Il ne s’est permis aucune personnalité, il a dans son discours défendu les collèges avec modération, il l’a déposé entre les mains de M. le Prévôt des marchands de Lyon.

D’Alembert, dans une lettre du 17 mars 1755, adressée à M. Bourjelat, écuyer du roi (frère Bourjelat, comme il le nomme en parlant à Voltaire), persiste dans sa réclamation contre l’injure du père Tolomas, parce que, dit-il, la Société ne lui a pas rendu justice. Il n’a pas répondu à la réponse de son secrétaire parce qu’il se croit quitte désormais de tout envers elle. Il n’aurait pas cru qu’au xviiie siècle, dans une des premières villes de France, il pût y avoir une Société littéraire qui autorise chacun de ses membres à outrager de la manière la plus indigne un homme de lettres qui n’a jamais insulté qui que ce soit ; il lui demande de rendre publique sa lettre à la Société, la réponse qu’il en a reçue, celle des deux jésuites et la présente. Il doit ce procédé aux dignes membres de la Société de Lyon qui, n’ayant pu lui faire rendre justice et ne voulant pas attester que la harangue qu’ils ont entendue ne contenait rien d’injurieux, ont pris le parti de se retirer.

Si ces lettres, comme le demande d’Alembert, ont été réunies et publiées en 1755, la brochure qui les contient est actuellement introuvable. Le discours manuscrit de Tolomas n’existe non plus ni dans les archives de la municipalité de Lyon, ni à la bibliothèque de la ville. Le dossier de l’affaire d’Alembert-Tolomas, à la bibliothèque de Lyon, contient 25 pièces. Nous en citerons deux seulement :


« Monsieur et cher confrère,

« Dans le moment que votre lettre, le mémoire y joint et les jettons qui m’ont surpris comme chose que je ne croyais pas avoir méritée dans les règles, M. Bourjelat était avec moi ; il m’a fait part du silence affecté de M. de Malesherbes sur ce qui nous concerne ; lui qui l’avait prévenu il y a quelques semaines, il lui a répondu aux autres articles les moins importants de ses lettres et a laissé celui-là. De plus, il m’a montré une lettre de M. d’Alembert qui lui mande que s’il avait eu l’honneur d’être de la Société royale de Lyon, il aurait eu celui de lui écrire pour le prier de rayer de la liste le nom de Tholomas ou le sien. Ce sont ses termes.

« Enfin il est constant et nous en avons des nouvelles certaines, le discours du père Tholomas a fait une grande sensation à Paris, et nous avons tout lieu de présumer qu’il nous fait perdre la protection de M. de Malesherbes et même celle de M. d’Argenson, protecteur de l’Encyclopédie. Au surplus, M. Bourjelat est toujours très disposé à nous aider de tous les bons offices qui seront en son pouvoir. Il a déjà tâché de remédier au premier effet que produit le programme envoyé à MMrs de l’Encyclopédie en protestant que le corps n’avait rien de commun dans cette affaire ; il paraît néanmoins qu’on y fait entrer pour beaucoup notre Compagnie. J’aurais, sitôt qu’il me sera possible, l’honneur de conférer avec vous plus amplement sur cette affaire.

« Goiffon. »


Goiffon dans une seconde lettre se montre beaucoup plus vif ; il a pris son parti. C’est avec M. de Malesherbes qu’il veut se ménager, et la bienveillance de M. d’Argenson qu’il ne veut pas perdre. Il a d’ailleurs entendu la harangue et, toute réflexion faite, la trouve injurieuse ; il prie en conséquence la Société d’accepter sa démission.

Cinq autres membres prirent le même parti. L’un d’eux est le célèbre Montucla, historien des mathématiques ; il hésita longtemps, car sa lettre est du 5 juin 1755.


« Je suis extrêmement mortifié de n’avoir à vous écrire depuis que vous êtes secrétaire de la Société royale de Lyon que pour le sujet pour lequel je le fais aujourd’hui. Il m’aurait été doux de conserver davantage le titre de votre associé ; mais mes liaisons avec M. d’Alembert et l’amitié dont il m’honore ne me permettent pas de me réputer davantage d’un corps dont il a de justes motifs de se plaindre. Je vous prie, monsieur, de lire ma lettre à l’Académie pour lui notifier la démission que je lui donne de ma qualité d’académicien.

« Votre très humble et très obéissant serviteur,

« Montucla. »


Je dois au savant doyen de la Faculté catholique des sciences de Lyon, M. Valson, un rapprochement curieux.

Voltaire était arrivé à Lyon le 15 novembre 1754, avec l’intention de s’y établir. La tradition rapporte même qu’il devait fixer sa résidence sur les bords de la Saône, près de l’île Barbe.

Deux Académies, réunies depuis, existaient alors à Lyon : l’Académie des sciences et belles-lettres et l’Académie des beaux-arts ou Société royale. Toutes deux étaient fort considérées, mais animées d’un esprit différent. La première, dont le membre le plus connu, Fleurieu, était ami de Voltaire, favorisait les Encyclopédistes. La seconde, ayant pour directeur le célèbre architecte Soufflot et patronnée par l’archevêque de Lyon, le cardinal de Tencin, oncle de d’Alembert, avait des sympathies tout opposées. Très fière du titre de Société royale, elle s’arrogeait le premier rang. C’est à celle-là qu’appartenait Tolomas.

Voltaire, quelques jours après son arrivée, assista avec son ami Fleurieu à une séance de l’Académie des sciences et belles-lettres. L’archevêque de Lyon, patron de l’Académie royale, ne pouvait aimer les allusions à la naissance de son neveu ; il s’en prit à Voltaire. Pour menacer ses écrits de poursuites on n’avait que l’embarras du choix ; il s’entendit avec le duc de Villars, gouverneur de la ville, et Voltaire jugea prudent de quitter Lyon le 9 décembre 1754, en attribuant au discours de Tolomas les tracasseries qui l’inquiétaient. La mauvaise humeur de d’Alembert devait naturellement s’en accroître.

On peut rapprocher de cette affaire Tolomas les efforts de d’Alembert pour obtenir la suppression de la feuille de Fréron, l’Année littéraire.

On attaquait de toutes parts les Encyclopédistes comme ennemis des lois et de la religion. D’Alembert et Diderot étaient traités chaque jour d’empoisonneurs publics. Fréron, que Voltaire a rendu intéressant à force d’injustice, était un des plus violents détracteurs de l’œuvre. D’Alembert osa porter plainte à M. de Malesherbes, directeur de la librairie. On espérait de lui plus que de la bienveillance pour l’Encyclopédie ; on en avait acquis le droit.

M. de Malesherbes, peu de temps avant, forcé par des ordres supérieurs de faire saisir les papiers de Diderot, le fit prévenir quelques heures à l’avance. « On me laisse trop peu de temps ! s’écria-t-il, où voulez-vous que je les cache ? — Qu’il les envoie chez moi, répondit Malesherbes, ils y seront en sûreté. »

S’il était prêt à protéger ses amis, M. de Malesherbes ne pouvait ni ne voulait persécuter leurs adversaires. Il saisit l’occasion de donner à d’Alembert une leçon de patience et d’équité.

« Mes principes, lui écrivit-il, sont qu’en général toute critique littéraire est permise, et que toute critique qui n’a pour objet que le livre critiqué et dans laquelle l’auteur n’est jugé que d’après son ouvrage, est une critique littéraire. »

Fréron continua sa polémique vigilante et sévère en relevant, non sans esprit, les méprises, les faiblesses et les emprunts de l’Encyclopédie. La voix de Voltaire,


Cette voix qui s’aiguise et vibre comme un glaive,


redoubla de sarcasmes et d’injures contre celui qu’il appelait Zoïle Aliboron et, dans ses jours de grande colère, Cartouche Fréron.

Il ne serait pas juste, en jugeant les faits, d’oublier l’état des esprits. La guerre était déclarée. Quoique faites avec la plume, les blessures étaient dangereuses et les représailles redoutables. L’irritation était universelle. Chaque jour le Parlement supprimait ou condamnait au feu quelque publication nouvelle. L’emprisonnement d’un auteur, son exil sans jugement ou plus souvent encore sa fuite, étaient devenus des événements sans importance. Les imprimeurs et les colporteurs de livres prohibés étaient condamnés avec une rigueur intermittente et capricieuse, tantôt au carcan, tantôt aux galères, quelquefois à mort. De pieux chrétiens, pour avoir obéi à leur conscience. étaient, par une vexation inouïe, privés des sacrements à leur dernière heure et mouraient sans consolation. Un des collaborateurs de l’Encyclopédie, Morellet, venait d’être envoyé à la Bastille. L’abbé de Prades, autre rédacteur des articles théologiques, s’était très prudemment enfui près de Frédéric. « Nous ne pouvons pas en élever un », disait d’Alembert. La confraternité académique et la courtoisie due entre gens de lettres disparaissaient dans ces temps troublés devant les haines de parti. Fréron pour les amis de d’Alembert, pour d’Alembert même, personne dans le parti n’en voulait douter quoique la postérité en doute fort, était un personnage venimeux, un vil spadassin littéraire, l’opprobre de la nation, capable de toutes les infamies et souillé par tous les vices :


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


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Cet animal se nommait Jean Fréron.


On ne peut citer les vers qui précèdent.

Tolomas était un jésuite !

L’indignation contre les pieuses fureurs des jansénistes, qui, pour vaincre et détruire les ennemis de la foi, croyaient toute arme permise et toute persécution légitime, avait jeté d’Alembert dans la lutte. Dans l’ardeur du combat il croyait, à son tour, tout permis contre ceux qu’il traitait, sans faire de distinction, de plate et odieuse canaille.

La géométrie respecte toujours la logique : les géomètres l’oublient quelquefois.