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D’Alembert/4

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 95-115).

CHAPITRE IV

D’ALEMBERT ET L’ACADÉMIE FRANÇAISE


La préface de l’Encyclopédie fut un événement. Les salons les plus brillants, fort indifférents aux problèmes de dynamique et à la précession des équinoxes, s’empressèrent d’accueillir et d’attirer ce jeune savant, si profond, si universel, si habile à bien dire. D’Alembert rencontra chez le président Hénault la célèbre Mme du Deffant. Il allait volontiers où il se sentait désiré. Chaque jour bientôt il la voyait ou lui écrivait. Dans ce monde nouveau il sut plaire à tous, à Voltaire comme à Montesquieu, à Mme de Stahl comme à la duchesse du Maine.

Le comte des Alleurs, un des habitués de la maison, parle dans une de ses lettres du prodigieux et aimable d’Alembert, le sublime géomètre. D’Alembert, pour plaire à sa spirituelle amie, déployait toutes les ressources de son esprit. Sur un point seulement il était intraitable : il ne voulait pas être protégé et dérangeait par ses maladresses volontaires les plans arrangés pour le servir. Mme du Deffant lui promettait une place à l’Académie française ; d’Alembert l’acceptait volontiers, mais à la condition de ne faire la cour à personne, de parler librement sur tous les sujets, et peut-être, sans l’avouer, de se montrer d’autant plus raide ou plutôt plus taquin — la raideur n’était pas son genre — qu’on pouvait davantage lui être utile.

Mme du Deffant, protectrice déjà de plus d’une candidature, n’avait rien rencontré de pareil : Il choisit bien son temps pour jouer les Alceste ! Tant qu’il voudra quand on l’aura nommé. L’Encyclopédie est en vue, il suffit d’y brûler quelques grains d’encens. Un mot dans un tel livre peut faire un ami et ne doit rien coûter à une conscience raisonnable ! Le président Hénault, auteur d’une histoire chronologique de France, était académicien ; Mme du Deffant était son amie après avoir été un peu plus, mais bien peu, s’il faut l’en croire. Lorsque, n’étant plus jeune, elle résolut, tout en restant philosophe, de rendre son genre de vie plus édifiant, d’éloigner les occasions et de renoncer aux habitudes compromettantes, elle ajoutait, en l’annonçant : « Quant au président Hénault, je ne compte pas lui faire l’honneur de renoncer à lui ».

Elle l’aimait assez pour vouloir dans l’Encyclopédie une louange pour son livre, ou s’intéressait assez à d’Alembert pour désirer dans sa candidature le protecteur zélé que cette louange devait assurer.

D’Alembert ne voulait rien comprendre : le talent du président ne mérite pas l’honneur d’une citation, il n’en aura pas. « Ni Dieu ni vous, écrit-il à sa protectrice, ni vous toute seule, ne pourrez réussir à m’y décider. »

« Pensez-vous de bonne foi, madame, que dans un ouvrage destiné à célébrer les grands génies, je doive parler de l’abrégé chronologique ? C’est un ouvrage utile et assez commode, mais voilà tout.

« En vérité, c’est là ce qu’on en dira quand le président ne sera plus, et quand je ne serai plus, moi, je suis jaloux qu’on ne me reproche pas d’avoir donné des éloges excessifs à personne. »

Ne voilà-t-il pas tout à coup que les grandes réunions fatiguent d’Alembert ; il ne veut plus accepter d’invitation chez Mme du Deffant que pour dîner avec elle en tête-à-tête : il est insupportable ! Il fait bien pis encore. Au moment où sa candidature paraît en bonne voie, il la compromet à plaisir : c’est à n’y rien comprendre ! Dans un opuscule qu’aucun devoir ne commande, il parle des relations des hommes de lettres avec les grands comme s’il n’avait plus besoin de protecteurs. Pour Mme du Deffant, c’est de la folie ; pour d’Alembert, une occasion de rire : « Voilà, dit-il, comme il faut traiter ces gens-là ; on n’est point de l’Académie, mais on est quaker et on passe le chapeau sur la tête devant l’Académie et devant ceux qui en font être. »

Un autre jour, il écrit à sa protectrice obstinée : « Que diable avez-vous donc dit au président sur mon compte ? Est-ce encore pour l’Académie ? Eh ! mon Dieu ! laissez tout cela en repos. J’en serai si on m’en met, voilà tout. »

Il devait échouer ; cela ne manqua pas. D’Alembert, qui n’avait obtenu à l’Académie des sciences le modeste titre d’adjoint qu’à sa quatrième candidature, fut également battu trois fois à l’Académie française.

Buffon avait remplacé, en 1753, Languet de Gergy, archevêque de Sens. Quatre places furent vacantes en 1754. D’Alembert dut laisser passer avant lui le comte de Clermont, Bougainville et de Boissy.

L’élection du comte de Clermont fit scandale. On a gardé le souvenir d’une épigramme qui valut, dit-on, quelques coups de bâton au poète Roi :


Trente-neuf qu’on joint à zéro,
Si j’entends bien le numéro,
N’ont jamais pu faire quarante.
D’où je conclus, troupe savante,
Qu’ayant dans vos cadres admis
Clermont, cette masse pesante,
Ce digne cousin de Louis,
La place est encore vacante.


De Boissy, poète comique, s’était élevé jusqu’à la tragédie. La supériorité du genre était alors acceptée.

Son Alceste, tel était le sujet, se termine par la mort du traître qui, se voyant démasqué, sort d’embarras en se poignardant. Il tombe mort sur la scène, et Hercule s’écrie, admirant ce vigoureux coup de poignard :


Dieux, avec tant de force et d’intrépidité.
Que n’avait-il un cœur à la vertu porté !


Ce sont les derniers vers de la pièce.

Alceste n’avait pas été représentée depuis 1727, on l’avait peut-être oubliée. On avait oublié aussi les débuts de Boissy, dont les Satires, premier fruit de sa muse, avaient, dit d’Alembert dans son éloge, offensé les hommes de lettres les plus éminents.

Le troisième concurrent préféré à d’Alembert, Bougainville, était secrétaire perpétuel de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Ce choix, s’il est permis de juger à distance, était le plus mauvais des trois : Bougainville, dit Grimm, qui peut-être exagère, fut nommé malgré l’Académie et malgré le public. Il accroissait ses chances en se disant mourant :« Nous croyez-vous, lui répondit Duclos, chargés de donner l’extrême-onction ? »

La séance de réception de Bougainville est restée célèbre. Ayant à faire l’éloge de La Chaussée, adversaire décidé de ses précédentes candidatures, pour montrer la grandeur de son âme, il le compare à Molière et, tout bien pesé, lui accorde la préférence.

L’Académie resta froide, le public rit beaucoup, et l’on continua à regretter l’absence du nom de Molière dans « cet auguste sanctuaire où le petit-fils du grand Condé (le comte de Clermont) venait confondre ses lauriers avec ceux du neveu du grand Corneille (Fontenelle) ».

La nomination de d’Alembert fut très disputée. La suppression récente de deux volumes de l’Encyclopédie lui donnait un caractère d’opposition auquel l’Académie n’était pas habituée.

Le candidat élu, d’après les usages, était soumis dans un second scrutin à l’approbation de l’Académie. On votait par boules noires ou blanches. On a prétendu que, pour d’Alembert, le nombre des boules noires devait entraîner l’exclusion et qu’une fraude de Duclos en dissimula quelques-unes. L’anecdote est fausse, mais les boules noires furent nombreuses.

La réception de d’Alembert eut beaucoup d’éclat ; son prédécesseur était Surian, évêque de Vence. L’Encyclopédie dans ce jour de triomphe se montra courtoise et modeste ; d’Alembert eut le bon goût de louer sans réticence les vertus de son prédécesseur et sa foi sans ironie. On exagérerait en disant que l’éloge de d’Alembert a rendu l’évêque de Vence illustre : il l’a préservé de l’oubli.

Les éloges académiques de d’Alembert, rarement cités et fort peu lus, sont moins inconnus cependant que les œuvres de Surian et que l’histoire de l’évêché de Vence.

D’Alembert a composé beaucoup d’éloges. Dans ce genre de littérature, a dit avec esprit M. Guizot, beaucoup de travail et beaucoup de soin imitent le talent sans y prétendre. D’Alembert, qui n’avait pas besoin d’imiter le talent, travaillait peu ses éloges. Ce n’est pas à la postérité qu’il les adresse : on ne doit pas, comme on l’a fait trop souvent, juger par eux de son style et de son goût. D’Alembert au collège méritait le premier rang dans tous les genres d’étude, il n’excellait pas moins en amplifications qu’en vers latins. Il chercha pendant toute sa vie, dans ces exercices de plus en plus faciles à sa plume exercée, une distraction à ses profondes recherches. Le succès toujours grand de ces œuvres éphémères a été une des joies de sa vie ; il acceptait toutes les occasions de les renouveler, souvent les faisait naître : on le trouvait toujours prêt. Lecteur très habile, trop habile, disaient les malveillants, il amusait toujours l’auditoire : c’était tout ce qu’il voulait. Une lecture faite par lui, quel qu’en fût l’auteur, assurait à une séance publique une affluence dont il était fier.

À l’Académie des sciences comme à l’Académie française, avant même d’en être secrétaire perpétuel, il prenait la parole à presque toutes les réunions publiques et se chargeait, avec une complaisance empressée, de lire les discours des lauréats et les pièces de poésie couronnées. Souvent même, les jours de réception, sans avoir de rôle officiel, il ouvrait la séance par quelques réflexions ou quelques conseils sur des sujets de morale, de poésie ou d’histoire. C’est ce que Bachaumont appelle faire la parade. La production rapide de ces travaux sans gloire ne ralentissait ni sa correspondance toujours active, ni son ardeur toujours féconde pour la science.

« Vous êtes, lui écrivait Voltaire à l’occasion de l’une de ses lectures, le seul écrivain qui n’aille jamais ni en deçà ni au delà de ce qu’il veut dire. Je vous regarde comme le premier écrivain du siècle. » La postérité n’a pas ratifié la louange.

Diderot trouve d’Alembert délicat, ingénieux, plaisant, ironique et hardi, mais il l’accuse d’écrire sur la poésie en géomètre.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

Le domaine des vérités démontrées est étroit. Serait-il vrai qu’en y pénétrant on se condamne à n’en plus sortir et que l’habitude de la ligne droite rende l’esprit mauvais juge des gracieux détours de la fantaisie. Il n’y a pas à cela plus de raison que pour qu’un peintre ignore la musique. Pour être différentes, les facultés de l’esprit ne s’excluent pas. L’habitude de bien raisonner est une force, il est rare qu’elle soit inutile, plus rare encore qu’elle puisse nuire.

D’Alembert a écrit dans l’éloge de Bossuet : « De toutes les études profanes, celle des mathématiques fut la seule que le jeune ecclésiastique se crut en droit de négliger. Les connaissances géométriques ne lui parurent d’aucune utilité pour la religion. On nous accuserait d’être à la fois juge et partie, si nous osions appeler de cette proscription rigoureuse. Cependant nous serait-il permis d’observer, tout intérêt particulier mis à part, que le théologien naissant ne traite pas avec assez de justice et de lumière une science qui n’est pas aussi inutile qu’il le pensait au théologien même. Science en effet si propre non pas à redresser les esprits faux condamnés à rester ce que la nature les a faits, mais à fortifier dans les beaux esprits cette justesse d’autant plus nécessaire que l’objet de leurs méditations est plus important ou plus sublime. Bossuet pouvait-il ignorer que l’habitude de la démonstration, en nous faisant reconnaître et saisir l’évidence dans tout ce qui en est susceptible, nous apprend encore à ne point appeler démonstration ce qui ne l’est pas et à discerner les limites qui, dans ce cercle étroit des connaissances humaines, séparent la lumière du crépuscule et le crépuscule des ténèbres. »

L’intention est évidente, mais pour la rendre claire, et c’est tout ce que voulait d’Alembert, il aurait suffi de trois lignes.

D’Alembert, pour rire et pour faire rire, dépassait quelquefois les limites du bon goût. Il est impossible de l’approuver lorsque, faisant l’éloge de M. de Clermont-Tonnerre, évêque de Noyon, dont Boileau disait : « Il m’estimerait bien davantage, s’il savait que je suis gentilhomme », il changeait le titre habituel de sa lecture en celui de panégyrique, par la raison que ce prélat, célèbre par ses ridicules, ne saurait être loué dans le style habituel ; il était nécessaire de combattre les exagérations, de démentir les légendes qui ont réuni dans l’histoire de son héros tous les traits ridicules de la vanité, comme dans celle d’Hercule tous les prodiges de la force.

D’Alembert est souvent ingénieux, rarement léger. Voulant louer Segrais qui n’a pas accepté l’honneur qu’on voulait lui faire d’avoir composé sous le nom de Mme de Lafayette son petit chef-d’œuvre : la Princesse de Clèves, il dit : « Segrais n’a jamais hésité à le rendre à son véritable auteur et l’a toujours rendu avec la sincérité la plus franche, sans emprunter, comme ont fait tant d’autres en pareil cas, le voile transparent de cette modestie hypocrite qui a soin de mal jouer la discrétion, et qui, en repoussant mollement un honneur dont elle n’est pas digne, désire et se flatte de n’être pas crue sur parole. »

Fontenelle, qui reste le modèle de l’éloquence académique, aurait supprimé les dernières lignes. Sans être des Fontenelles ni manquer de clarté, beaucoup d’autres, en abrégeant la phrase, auraient laissé au lecteur le plaisir de deviner quelque chose.

D’Alembert, lorsque tout est dit, reprend souvent l’idée pour redoubler l’assertion sans accroître la clarté qui est complète, ou fortifier la preuve qui semble évidente.

Il rapporte, dans l’éloge de Saint-Aulaire, que pour défendre les vers de ce poète de salon devenu candidat contre la critique de Boileau, un académicien lui représenta modestement que le marquis de Saint-Aulaire était un homme dont la naissance et par conséquent les vers méritaient des égards. Le trait est lancé, l’auditoire a compris, celui qui a pu dire « et par conséquent les vers » est jugé ;d’Alembert ajoute pour l’accabler :

Je ne lui conteste pas, répondit Despréaux, les titres de noblesse, mais les titres du Parnasse ; et quant à vous, monsieur, qui trouvez ces vers-là si bons, vous me ferez beaucoup d’honneur et de plaisir de dire du mal des miens.

L’incident est-il vidé ? nullement ; d’Alembert ajoute :

« L’apologiste, il faut en convenir, donnait beau jeu à Despréaux en prétendant que les vers qui le mettaient de si mauvaise humeur étaient moins obligés d’être bons, parce qu’ils se présentaient sous la sauvegarde des aïeux de l’auteur. » La réflexion est sage, trop sage même. Est-ce fini ? pas encore ; d’Alembert continue :

« Cet académicien si indulgent ne devait pas ignorer que des vers, fussent-ils d’un empereur, n’ont pas plus de droit d’être médiocres que s’ils avaient un simple bourgeois pour père, et si en pareil cas, comme dit le Misanthrope, le temps ne fait rien à l’affaire, la généalogie du poète y fait encore moins. »

On a reproché aussi à d’Alembert d’oublier le caractère de la tribune qui lui est offerte, en luttant sans attendre l’occasion pour le triomphe de la raison, tel était le nom inscrit sur son drapeau.

Le reproche n’est pas injuste. Lorsque, par exemple, dans l’éloge de Bossuet, d’Alembert écrit : « Bossuet se représentait avec frayeur combien l’humanité serait à plaindre si ce petit nombre d’hommes auxquels la Providence a commis leurs semblables, et qui n’ont à redouter sur la terre que le moment où ils la quittent, ne voyaient au-dessus de leur trône un arbitre suprême, qui promet vengeance aux infortunés dont ils auront souffert ou causé les larmes. Ce prélat citoyen était persuadé que ceux mêmes qui auraient le malheur de regarder la croyance d’un Dieu comme inutile aux autres hommes, commettraient un crime de lèse-humanité en voulant ôter cette croyance aux monarques : il faut que les sujets espèrent en Dieu et que les souverains le craignent. » C’est ici d’Alembert qui parle et pour lui-même, on ne saurait en douter ; un tel langage choquerait dans les œuvres de Bossuet, n’importe à quelle place, comme un intolérable contresens.

L’illustre chrétien aurait cru, même par figure oratoire, déshonorer sa plume en plaçant les oints du Seigneur, les rois qui règnent par lui, dont lui-même a ordonné la puissance, au nombre de ces insensés qui dans l’empire de Dieu, parmi ses ouvrages, parmi ses bienfaits, osent dire qu’il n’est pas et ravir l’existence à celui par lequel subsiste toute la nature. En écrivant l’éloge de Bossuet, d’Alembert a le droit de lui emprunter sa plume, non de lui prêter la sienne.

D’Alembert traite Ronsard et Marot avec un dédain que rien n’adoucit, admire Boileau avec une conviction que rien ne modère, et dans une page plus digne d’un rhétoricien que d’un géomètre il le met en balance avec Racine et Voltaire, c’est-à-dire avec ceux qu’il place au premier rang :

« Ne pourrait-on pas comparer ensemble, dit-il, nos trois plus grands maîtres en poésie : Despréaux, Racine et Voltaire ? Je nomme le dernier quoique vivant, car pourquoi se refuser au plaisir de voir d’avance un grand homme à la place que la postérité lui destine ? Ne pourrait-on pas dire, pour exprimer les différences qui les caractérisent, que Despréaux frappe et fabrique très heureusement ses vers ; que Racine jette les siens dans une espèce de moule parfait qui décèle la main de l’artiste sans en conserver l’empreinte, et que Voltaire, laissant comme échapper des vers qui coulent de source, semble parler sans art et sans étude sa langue naturelle ? Ne pourrait-on pas observer qu’en lisant Despréaux on conclut et on sent le travail ; que dans Racine on le conclut sans le sentir parce que d’un côté si la facilité continue en écarte l’apparence, de l’autre la perfection continue en rappelle sans cesse l’idée au lecteur ; qu’enfin, dans Voltaire, le travail ne peut ni se sentir ni se conclure, parce que les vers moins soignés qui lui échappent par intervalles laissent croire que les beaux vers qui précèdent et qui suivent n’ont pas coûté davantage au poète ? Enfin, ne pourrait-on pas ajouter, en cherchant dans les chefs-d’œuvre des beaux-arts un objet sensible de comparaison entre ces trois écrivains, que la manière de Despréaux, correcte, ferme et nerveuse, est assez bien représentée par la belle statue du Gladiateur ; celle de Racine, aussi correcte, mais plus moelleuse et plus arrondie, par la Vénus de Médicis, et celle de Voltaire, aisée, svelte et toujours noble, par l’Apollon du Belvédère. »

Pour Voltaire, quand ce morceau fut lu, il n’y avait pas d’indifférents. Les amis applaudirent, et les ennemis trouvèrent sans doute qu’on leur rendait la critique facile.

D’Alembert — puisque, usant d’une franchise qu’il approuverait, nous insistons sur ses défauts oratoires — oubliait trop souvent l’excellente maxime d’Horace : Semper ad eventum festina ; il se plaisait aux digressions. Son motif, très apparent quelquefois, est d’introduire la louange d’un ami, presque toujours celle de Voltaire. Le caprice seul dans d’autres occasions lui fait oublier la ligne droite.

Campistron, secrétaire de M. de Vendôme, le suivait un jour, sans qu’aucun devoir l’y appelât, dans l’endroit le plus périlleux d’un champ de bataille : « Campistron, que faites-vous ici ? lui demanda M. de Vendôme. — Monseigneur, répondit le poète, voulez-vous vous en aller ?  » Il aurait cru se déshonorer en ne partageant pas dans les plus brillantes occasions les périls et la gloire de son bienfaiteur.

D’Alembert, en laissant courir sa plume et oubliant Campistron, ajoute : « Horace, comme l’on sait, n’avait pas si bien payé de sa personne à la bataille de Philippes ; il eut même le courage, si c’en est un, de plaisanter sur sa fuite par ce vers d’une de ses odes :


Relicta non bene parmula.


Quelqu’un a fait graver son buste et a mis au bas, en retranchant simplement le non :


Relicta bene parmula.


On ne peut faire valoir plus heureusement une fuite qui d’un mauvais guerrier a fait un excellent poète. Mais il eût encore mieux valu être à la fois l’un et l’autre comme Eschyle et Tyrtée ; et peut-être Horace a-t-il contribué par l’aveu naïf de sa poltronnerie aux soupçons peu obligeants qu’on s’est plu quelquefois à jeter sur la bravoure des poètes. »

On revient enfin à l’éloge de Campistron, ce talent précoce, un instant célèbre, et qui n’a jamais pu mûrir ; la louange que lui donne d’Alembert l’aurait peu flatté :

« S’il ne s’est pas servi de sa plume aussi bien qu’Horace, il lui reste du moins la gloire de s’être mieux servi de son épée. »

N’aurons-nous pas à notre tour le tort d’appuyer trop, en ajoutant qu’il n’y a aucune gloire à se promener, avec ou sans épée, sur un champ de bataille où l’on n’a que faire ?

D’Alembert avant tout aimait la sincérité, il ne pouvait se résigner à faire des avances ou même à remercier ceux qui, renseignant le public, croient par un jugement bienveillant mériter la reconnaissance. Ils n’ont droit qu’à l’estime s’ils sont sincères, à l’indifférence s’ils font de leur plume l’instrument des amitiés ou des haines que souvent ils ne partagent pas. La presse, moins bruyante mais non moins courtisée qu’aujourd’hui, ne devait pas lui être favorable.

Tandis que des amis obstinés ou des amis de ses amis saisissaient toutes les occasions de vanter l’éclat de son style et le charme de son débit, d’autres se plaignaient, avec un parti pris non moins invariable, du mauvais goût de ses plaisanteries et de la lenteur de sa diction trop savamment ponctuée.

Sur plus d’un point les folliculaires du xviiie siècle sont les seuls témoins qui nous restent. Aucun d’eux malheureusement n’a juré de dire la vérité. Il fallait avant tout servir sa coterie et défendre ses amis. Ne demandons donc ni à Fréron, ni à Bachaumont, ni à Grimm, ni au Journal de Trévoux la vérité sur l’éloquence académique de d’Alembert ; ne nous fions pas trop aux correspondants de Mme du Deffant ; avant 1765 ils n’annonceront que des succès ; mais dès que la rupture est complète, quand d’Alembert à son nom, chaque fois qu’il le rencontre, associe d’injurieuses épithètes, on ne doit plus, par une représaille toute naturelle, apprendre par elle que des échecs.

D’Alembert, secrétaire perpétuel de l’Académie française, aimait l’Académie et détestait les sots. Il voulait que chaque élu fît honneur à la Compagnie. Ces principes étaient ceux de tous les partis ; mais pour écarter les créatures de la coterie rivale, chacun tolérait, désirait et réussissait souvent à imposer de nombreuses exceptions à la règle.

D’Alembert, attentif aux opinions des candidats non moins qu’à leur talent, était peu favorable aux grands seigneurs et aux prélats. Son influence était acquise aux amis de la libre pensée plus encore qu’aux hommes de lettres. Il était au fond fort indifférent, mais, présent par devoir sur le théâtre de la lutte, organe de toutes les demandes, centre naturel de toutes les sollicitations, il ne pouvait manquer de jouer un rôle, et les vaincus devaient l’exagérer. Les recommandations de Voltaire, les conseils ou les ambitions de Condorcet, de Marmontel, de Laharpe, de Turgot ou de Diderot, les préférences de Mlle de Lespinasse et les amitiés de Mme Geoffrin dirigeaient sa résolution. Lorsqu’il l’avait prise, il aimait à vaincre, comme à tout jeu chacun désire gagner la partie. Appelé à choisir entre Coetlosquet et Trublet, entre Louis de Rohan et Radonvilliers, entre Loménie de Brienne et Roquelaure, entre le prince de Beauvau et Gaillard, entre Brequigny et l’abbé Arnaud, il faudrait, avant d’accuser son impartialité, revoir, soyons franc, et disons voir, soyons plus franc encore, et disons découvrir les pièces de ces procès, obscurs aujourd’hui, jadis si émouvants.

La correspondance très active entre d’Alembert et Voltaire roulait souvent sur les affaires académiques. Les deux amis, habituellement d’accord, se font volontiers des concessions. On a beaucoup blâmé l’une d’elles. D’Alembert a prêté à Voltaire tous les efforts de son zèle pour écarter de l’Académie le président Debrosses, dont le livre charmant, alors inédit, il faut le remarquer, occupe dans la bibliothèque des gens de goût une place dans laquelle aucun de ses concurrents, si leurs œuvres existaient encore, ne serait aujourd’hui toléré.

Voltaire avait été le locataire du président. Se croyant tout permis, je veux dire se croyant seul juge de ses droits, il avait fait couper pour son usage quelques cordes de bois, sans en avoir nul droit, puisqu’il faut parler net. Le président, alléguant la coutume et l’usage et réclamant ses droits, qu’il connaissait, exigea le prix de son bois. Voltaire, non moins indifférent sans doute que son adversaire aux trois cents francs qui finirent par être donnés aux pauvres, ne voulut pas s’avouer dans son tort. Debrosses eut le mauvais goût de l’y contraindre en se donnant le dangereux plaisir d’engager avec lui une lutte d’esprit et le plaisir plus dangereux encore, sur ce terrain favorable à un magistrat qui a raison, de mettre les rieurs de son côté.

N’eût-il pas été, je ne dis pas plus prudent — d’Alembert ne l’aurait pas pardonné, — mais plus gracieux et plus sage au président de détourner les yeux d’une faiblesse évidente de Voltaire et de lui laisser voir — l’esprit pour cela ne lui manquait pas — que, sans être sa dupe, il était et voulait rester son très humble serviteur ? C’est là, je crois, ce que, sans aucune préoccupation académique, les aimables amis de Debrosses lui auraient conseillé et le conseil que, dans un cas semblable, lui-même leur aurait donné.

Il ne faudrait pas croire que d’Alembert, humblement incliné devant le patriarche, suivît sans le discuter le mot d’ordre envoyé de Ferney. Quand un ami de Voltaire déplaît à d’Alembert, il lui fait résolument la guerre. Si Voltaire, par une vieille habitude, appelle Richelieu son héros, d’Alembert le nomme Childebrand. Si Voltaire défend le vieillard jadis aimable et brillant, d’Alembert aussitôt se permet d’étriller Rossinante-Childebrand. Lorsqu’une aventure scandaleuse, qui fit alors beaucoup de bruit, vient déshonorer, à la satisfaction peu dissimulée de d’Alembert, celui qu’on nommait à l’Académie le chef du parti catholique, d’Alembert plaint son admirateur habituel de ne pouvoir cette fois parler librement sur Mandrin-Childebrand, qu’il ose, dans une lettre à Voltaire, rapprocher de Cartouche-Fréron. Une vieille coquetterie d’esprit rapproche Voltaire de Mme du Deffant : d’Alembert, qui ne l’ignore pas, s’étonne qu’il écrive des lettres charmantes à cette vieille et infâme catin.

On a dit souvent et répété plus souvent encore que d’Alembert, à l’Académie française, faisait les élections : c’est presque une accusation. Celui qui fait les élections en est responsable. D’Alembert ne l’était pas : l’élection de son ancien ami Chabanon, faite deux ans après la mort de Voltaire et quatre ans avant celle de d’Alembert, en peut être citée comme preuve.

« Vous savez, lui avait écrit Voltaire, que Chabanon a la plus grande envie d’être des nôtres, mais les octogénaires de notre tripot ne sont pas encore morts ni moi non plus. J’attends pour vous en parler que la place soit vacante. » La place devient vacante ; d’Alembert fait la sourde oreille ; il voudrait Condorcet, que les deux amis, on ne sait pourquoi, ont pris l’habitude d’appeler Pascal. La candidature est cette fois impossible. « Nous n’aurons pas Pascal, dit d’Alembert, j’espère au moins que nous n’aurons pas Cotin-Chabanon qui demande l’Académie tout à la fois comme on demande l’aumône et comme on demande la bourse, et qui veut accumuler sur sa tête des titres au lieu de talents. »

Chabanon échoue.

« Nous avons préféré, écrit d’Alembert, ne pouvant avoir Pascal-Condorcet, à Chapelain-Lemierre et à Cotin-Chabanon, Eutrope Millot qui a du moins le mérite d’avoir écrit l’histoire en philosophe et de ne s’être jamais souvenu qu’il était jésuite et prêtre. » Chabanon avait été, vingt ou trente ans auparavant, il s’en vante du moins, l’ami très intime de d’Alembert.

Dans ses mémoires, platement écrits, où, sans esprit, sans tact et sans décence, il raconte longuement ses succès et ses déceptions d’amour, il fait jouer à d’Alembert le rôle de confident, et l’excellent géomètre lui prodigue sa sympathie et ses consolations. Chabanon, dans un jour de grande tristesse, entre chez d’Alembert, qui, du premier coup d’œil, le voyant malheureux, l’accable de questions pleines d’intérêt sur la cause de son chagrin. Chabanon était amoureux et trahi.

« Comment peindre, dit-il, la sensibilité de d’Alembert et la fougueuse précipitation de ses mouvements ? Fermer la porte aux deux verrous, ouvrir un petit escalier qui répondait à la boutique du vitrier, y crier : « Madame Rousseau, je n’y suis pour personne ! » et revenir à moi, me serrer dans ses bras, ce ne fut pour lui que l’affaire d’un instant. »

Dans les premiers mots de d’Alembert reparaît cependant l’insensibilité affectée du sceptique railleur, sous lequel quelques contemporains ont méconnu l’homme tendre et bon. « Que voulez-vous ! dit-il à Chabanon : vous avez commencé par être heureux ! » Et il ajoute de la voix de fausset qui lui était particulière : « C’est toujours la fiche de consolation ».Mais, ému par le désespoir de son ami, il prend aussitôt un autre ton : « Mon ami, lui dit-il, il faut éviter de rester avec vous-même. Jetez là les livres, voyez vos amis, courez, distrayez-vous. Toutes les fois que je vous serai nécessaire, je quitterai avec plaisir mon travail, et nous irons nous promener ensemble. »

Pourquoi les sentiments de d’Alembert avaient-ils changé ? Les œuvres de Chabanon l’expliquent. D’Alembert ne se résignait pas, par amour pour l’Académie, à y voir siéger l’auteur d’Éponine. Chapelain-Lemierre et Cotin-Chabanon finirent tous deux par forcer la porte : le meilleur des deux — c’était Chapelain — ne passa que le second.

Cette double victoire remportée sur d’Alembert le justifie du reproche adressé par un écrivain qu’on n’a pas encore complètement oublié, Sénac de Meilhan, qui a écrit :

« L’intrigue et la cabale mirent dans les mains de d’Alembert, qui survécut à Voltaire, le sceptre de la littérature. »

Rien n’est juste dans cette phrase et rien n’est vrai, sinon que d’Alembert a eu le chagrin d’assister à la mort de Voltaire.