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Dans le ciel/5

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V

Saint Latuin était le patron de notre paroisse. Premier évêque de Normandie, au premier siècle de l’ère chrétienne, il avait chassé, du pays percheron, à coups de crosse, les druides, sacrificateurs de sang humain. On raconte, dans des livres très anciens et de très bonne foi, que son ombre seule guérissait les malades et ressuscitait les morts. Il avait encore des pouvoirs bien plus étranges et plus beaux. Mais tout cela est un peu brouillé dans ma mémoire. À n’en pas douter, c’était un grand saint, et comme il en existe peu dans toute la chrétienté.

La cathédrale diocésaine gardait précieusement, enfermés dans un reliquaire de bronze doré, quelques restes authentiques et poussiéreux de ce magique saint Latuin. Son culte, entretenu dans les âmes, par les savantes exégèses du curé, était fort en honneur chez nous. Malheureusement, la paroisse ne possédait de son vénéré patron qu’une grossière et vague image de plâtre, indécemment délabrée et tellement insuffisante que les vieux du pays se rappelaient avoir connu, dans leur jeunesse, cette même image, pour figurer, tour à tour et suivant les besoins, les traits de saint Pierre et ceux de saint Roch. Ces avatars successifs, nullement miraculeux, manquaient vraiment de dignité, non moins que de suggestion, et pouvaient servir de thème aux irrespectueuses plaisanteries des ennemis de la Foi. Cela navrait le curé. À force d’intrigues et de démarches, celui-ci obtint de l’évêque qu’il se dessaisît du reliquaire et qu’il en fît don à notre paroisse. Ce fut une grande joie, que cette nouvelle annoncée, un dimanche au prône. Et l’on se prépara, aussitôt, à célébrer par d’inoubliables fêtes la translation des reliques si longtemps convoitées.

Dans le pays vivait un singulier personnage, nommé M. Sosthènes Martinot. Je le vois encore, gros, dodu, avec des gestes onctueux, des lèvres fourbes qui distillaient l’huile grasse des sourires, et un crâne aplati, glabre et rouge ainsi qu’une tomate trop mûre. Sa voix avait des marmottements sourds de prêtre qui officie.

Ancien notaire, M. Martinot fut condamné à six ans de réclusion, pour vols, abus de confiance, escroqueries, faux. Sa peine terminée, et rentré dans sa maison, il reconquit vite l’estime de tout le monde par une piété sagace. À son retour dans la vie sociale, personne ne lui marqua de froideur ni de mépris. Les familles les plus honorables le reçurent, comme un vieil ami qui revient d’un long voyage. Lui-même parlait de son absence, avec des airs calmes et lointains. On le considérait beaucoup.

Et quels talents !

Aucun ne savait mieux que lui organiser une fête religieuse, mettre en scène une procession, décorer un reposoir. Il était l’âme de toutes les fêtes, ayant beaucoup d’imagination et de poésie, et les cantiques qu’il composait spécialement pour les cérémonies liturgiques, devenaient rapidement populaires. On les chantait, non seulement à l’église, mais encore, dans les familles, le soir, autour des tables de veillées, en mangeant des châtaignes arrosées de cidre doux. M. Sosthènes Martinot fut naturellement chargé d’exécuter le plan de la fête, en l’honneur de saint Latuin. J’ose dire que ce fut admirable.

Il vint, un matin, à la maison, et dit à mon père :

— Je vous demande Georges… j’ai besoin de Georges… Oui, j’ai pensé que Georges, comme tambour, pourrait conduire la procession… Il n’est pas grand… Ce n’est pas un tambour-major… mais il bat très bien… il bat d’une façon extraordinaire, pour son âge… Et c’est un honneur que j’ai voulu lui réserver…

Joignant les mains, comme un saint en prière, il reprit :

— Quelle fête, mon cher ami ! Six arcs de triomphe, pensez donc ?… J’ai déjà tout le plan… ensemble et détails… dans ma tête… La procession, conduite par Georges ira recevoir Monseigneur et les saintes reliques, sur la route, au Moulin-Neuf. La musique de la pension jouera des marches que j’ai faites… des chœurs de jeunes filles, portant des palmes d’or, chanteront les cantiques que j’ai faits… Un groupe de druides enchaînés !… Et les bannières ! Et ça ! et ça, et ça… Ce sera beau comme une cavalcade… Voulez-vous que je vous chante mon cantique principal ?

Sans attendre la réponse, M. Martinot entonna d’une voix fausse :

Au temps jadis, d’horribles Dieux
Trônaient partout sur nos montagnes
Et les chrétiens, dans nos campagnes,
Tremblaient sous leur joug odieux.

Ô père tendre
Qui pourra rendre
Les cieux plus doux ?
Saint Latuin, ce sera vous,
Ce sera vous.
Saint Latuin, honneur à vous !

Jésus, mon Dieu, vous donna la victoire.
Jésus, mon Dieu, vous reçut dans sa gloire.

Saint Latuin, honneur à vous, bis
Saint Latuin, priez pour nous.bis

Mon père était ravi. Il remercia M. Martinot avec effusion.

Quand mon père m’apprit la nouvelle, je pleurai très fort.

— Je ne pourrai jamais… bégayai-je…

Non pas que j’eusse le sentiment de mon impuissance, mais j’éprouvais réellement le sentiment du ridicule profond où j’allais m’enfoncer.

— On peut ce qu’on veut ! prononça mon père héroïquement… Travaille… applique-toi… Comment, une procession pareille, une fête unique, et toi en tête !… Et tu pleures ! Tu ne te rends donc pas compte de l’honneur que l’on te fait ?… Tu n’as donc pas d’amour-propre pour ta famille ?… Sapristi !… Il ne m’est jamais arrivé une chance pareille, à moi !

Ma mère, mes sœurs, ma tante me raisonnèrent, me firent honte de ma faiblesse. Ma tante surtout se montra particulièrement exaltée…

— Si tu ne veux pas… cria-t-elle… écoute bien… je te reprendrai ton tambour… Je le donnerai à un pauvre…

— C’est ça ! C’est ça ! On lui reprendra son tambour ! dit en chœur toute ma famille…

Je me résignai. Et durant un mois, tous les jours, je piochai mon tambour, douloureusement, sous la conduite du menuisier qui, jaloux de n’avoir pas été désigné par M. Martinot, répétait, à chaque minute :

— Si ça ne fait pas pitié !… Un gamin comme ça !… Un gamin de rien !… Un gamin tout petit !… Et moi qui étais à Sébastopol !…

Le grand jour arriva, enfin. Il y avait, dans la petite ville, une animation insolite et fiévreuse. Les rues étaient pavoisées, les chaussées et les trottoirs jonchés de fleurs. D’immenses arcs de verdure, reliés par des allées de sapins, donnaient au ciel, à l’horizon, aux maisons, à toute la nature, d’impressionnants aspects de mystère, de triomphe et de joie.

À l’heure dite, le cortège s’ébranla, moi en tête, avec mon tambour. J’étais bizarrement harnaché d’une sorte de caban dont le capuchon se doublait de laine rouge. Une fantaisie de M. Martinot qui trouvait que le caban avait quelque chose de militaire et s’harmonisait avec le tambour. Il pleuvait un peu ; le ciel était tout gris.

— Allons ! me dit M. Martinot… du nerf !… de la précision !…

À partir de ce moment je n’ai plus de cette journée fameuse que des souvenirs confus. Je me rappelle qu’une immense tristesse m’envahit. Tout me paraissait misérable et fou. J’aurais voulu m’enfuir, me cacher, disparaître, tout d’un coup, dans la terre. Mais M. Martinot me harcelait. Je l’avais sans cesse derrière moi, qui me disait :

— Du nerf !… battez plus fort !… On n’entend rien…

La pluie détendait la peau de mon tambour, qui, sous le roulement accéléré des baguettes, ne rendait que des sons étouffés sourds, lugubres…

Je ne vis pas l’évêque, je ne vis pas le reliquaire. Je ne vis rien, rien qu’une grande chose vague, où d’étranges figures s’agitaient, passaient et disparaissaient sans cesse. Je n’entendis rien, rien qu’un bourdonnement confus de voix lointaines, de voix souterraines. Je ne voyais et je n’entendais que M. Martinot, le crâne rouge de M. Martinot, conduisant l’orchestre, poussant les druides enchaînés, dirigeant les chœurs de jeunes filles qui chantaient :

Au temps jadis, d’horribles dieux…

Et je battais du tambour, machinalement d’abord, puis avec rage, avec frénésie, emporté dans une sorte de folie nerveuse, dans un vertige où ma conscience s’anéantissait.

Cela dura longtemps, cela dura un siècle, à travers des routes, des chapelles, parmi des fantômes…

Le soir, le curé offrait un grand dîner. Je fus présenté à l’évêque.

— C’est le petit garçon qui a joué si bien du tambour, Monseigneur ! dit le curé, en me donnant une tape amicale sur la joue.

— Ah ! vraiment ! fit l’évêque… Mais il est tout petit !

Et lui aussi me donna une tape sur la joue.

Le grand vicaire fit comme l’évêque ; et tous les convives qui étaient plus de vingt, firent comme le grand vicaire…

— Vois-tu ! me dit mon père, au comble de la joie… M’écouteras-tu, une autre fois ?…

Comme je ne répondais pas, mon père ajouta d’une voix sévère :

— Tiens ! tu ne mérites pas ce qui t’arrive !…

Le lendemain matin je fus pris de la fièvre… Une méningite me tint, longtemps, entre la vie et la mort, dans le plus affreux délire. Je n’en mourus pas, hélas !

Telle fut mon entrée dans la vie…