Dans le ciel/6

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VI

La maladie avait, en quelque sorte liquéfié mon cerveau ; dès que je penchais la tête, il me semblait qu’un liquide se balançait contre les parois de mon crâne comme dans une bouteille remuée. Toutes mes facultés morales subirent un temps d’arrêt, une halte dans le néant. Je vécus dans le vide, suspendu et bercé dans l’infini, sans aucun point de contact avec la terre. Je demeurai longtemps en un état d’engourdissement physique et de sommeil intellectuel qui était doux et profond comme la mort.

Sur l’avis du médecin, mes parents, inquiets et honteux de moi, me laissèrent tranquille. J’abandonnai les leçons de tambour, et toutes autres leçons qui m’étaient une insurmontable fatigue. Ce fut pour moi une époque d’absolu bonheur, et dont je n’ai véritablement conscience, par le souvenir, qu’aujourd’hui. Durant plus d’un an, je savourai — incomparables délices de maintenant ! — la joie immense, l’immense joie de ne penser à rien. Étendu sur une chaise longue, les yeux toujours fermés à la lumière, j’avais la sensation du repos éternel, dans un cercueil. Mais la chair repousse vite aux blessures des enfants ; les os fracturés se ressoudent d’eux-mêmes ; les jeunes organes se remettent promptement de leurs secousses ; la vie a bientôt fait de rompre les obstacles qui arrêtent, un moment, le torrent bouillonnant de ses sèves. Je repris des forces, et, mes forces revenues, je redevins la proie de l’éducation familiale, avec tout ce qu’elle comporte de déformations sentimentales, de lésions irréductibles, et d’extravagantes vanités. Pourtant, j’obtins de mon père que je ne continuasse plus mes études sur le tambour. Et le tambour, malgré les heures d’orgueil — vite oubliées — qu’il avait données à ma famille, fut relégué, en compagnie de la flûte et du cornet à piston, dans la nuit tombale d’un vieux coffre à bois. Alors, j’entendis tous les jours, et presque à toutes les heures, mon père, ma mère, mes sœurs, ma tante, mes maîtres, à propos de choses que j’avais faites, ou que je n’avais pas faites, dire sur un ton à moitié irrité, à moitié compatissant : « C’est désolant… Il ne comprend rien… Il ne comprendra jamais rien… Quel affreux malheur pour nous que cette méningite ! » Et ils regardaient avec effroi, mais sans oser me les reprocher — car c’étaient de braves et honnêtes gens, selon la loi — les morceaux que je mangeais, que je dévorais avidement, dans le silence des repas, et dont ils savaient qu’ils ne seraient jamais payés !

Loin que ma sensibilité eût été diminuée par le mal qui avait si intimement atteint mes moelles, elle se développa encore, s’exagéra jusqu’à la trépidation nerveuse. Tout me fut une souffrance, car je n’avais pas encore le sentiment, si rassurant, si égoïste, de la beauté éparse dans les choses, de la beauté qui, seule, suffit à expliquer, à excuser ce malentendu, ce crime : l’univers. Je cherchais je ne sais quoi dans la prunelle des hommes, au calice des fleurs, aux formes si changeantes, si multiples de la vie, et je gémissais de n’y rien trouver qui correspondît au vague et obscur et angoissant besoin d’aimer qui emplissait mon cœur, gonflait mes veines, tendait toute ma chair et toute mon âme vers d’inétreignables étreintes, vers d’impossibles caresses.

Une nuit que je ne dormais pas, j’ouvris la fenêtre de ma chambre, et m’accoudant sur la barre d’appui, je regardai le ciel, au-dessus du jardin noyé d’ombre. Le ciel était couleur de violette, des millions d’étoiles brillaient. Pour la première fois, j’eus conscience de cette formidable immensité, que j’essayais de sonder, avec de pauvres regards d’enfant, et j’en fus tout écrasé. « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraya » ; j’eus la terreur de ces étoiles si muettes, dont le pâle clignotement recule encore, sans l’éclairer jamais, le mystère affolant de l’incommensurable. Qu’étais-je moi, si petit, parmi ces mondes ? De qui donc étais-je né ? Et pourquoi ? Où donc allais-je, vil fétu, perdu dans ce tourbillon des impénétrables harmonies ? Quelle était ma signification ? Et qu’étaient mon père, ma mère, mes sœurs, nos voisins, nos amis, tous ces atomes emportés par on ne sait quoi, vers on ne sait où… soulevés et poussés dans l’espace, ainsi que des grains de poussière sous le souffle d’un fort et invisible balai ?… Je n’avais pas lu Pascal — je n’avais rien lu encore — et quand, plus tard, cette page que je cite de mémoire, me tomba sous les yeux, je tressaillis de joie et de douleur, de voir imprimés si nettement, si complètement, les sentiments qui m’avaient agité, cette nuit-là…

« Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde, ni que moi-même. Je suis dans une ignorance terrible de toutes choses. Je ne sais ce que c’est que mon corps, que mes sens, que mon âme : et cette partie même de moi qui pense ce que je dis, et qui fait réflexion sur tout et sur elle-même, ne se connaît non plus que le reste. Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans savoir pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi le peu de temps qui m’est donné à vivre m’est assigné à ce point, plutôt qu’à un autre, de toute l’éternité qui m’a précédé, et de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infinités de toutes parts, qui m’engloutissent comme un atome, et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour… »

Toute cette nuit-là, je restai appuyé contre la fenêtre ouverte, sans un mouvement, le regard perdu dans l’épouvante du ciel, et la gorge, si serrée que les sanglots, dont était pleine ma poitrine, ne pouvaient s’en échapper, et me suffoquaient. Mais le matin enfin reparut ; l’aube se leva, et avec elle la vie qui dissipe les songes de mort. Des portes s’ouvrirent, des volets claquèrent sur les murs ; une pie s’envola d’une touffe de troènes ; les chats, bondissant dans l’herbe, rentrèrent de leurs chasses nocturnes. Je vis la bonne, qui balaya le seuil de notre maison ; je vis ma sœur aînée qui porta sa cage à serins, sur une petite table du jardin, près de la pelouse, et se mit en devoir de la nettoyer, d’en changer l’eau dans les godets. Les serins pépiaient, et ma sœur leur répondait d’une voix aigre, car sa voix, même dans l’émotion, même dans la tendresse, gardait une intonation de glapissement mauvais. De la fenêtre où je l’observais, elle était hideuse, ma sœur. Sa silhouette revêche chagrinait le réveil si pur, si frais du matin, par la discordance d’un sale bonnet de nuit et d’une camisole fripée. Son jupon noir, mal attaché aux hanches, pendait, d’une façon désagréable, sur d’impures savates qui traînaient sur l’allée, pareilles à de répugnants crapauds. Elle avait une nuque méchante, un profil dur et sec de vieille fille, un crâne obstiné. Je ne sais pourquoi elle m’irrita, plus que de coutume. J’aurais voulu la battre, j’aurais voulu, à coups de marteau, faire pénétrer dans ce crâne un peu de la clarté de ce virginal matin… Je descendis au jardin, et courant vers elle, presque menaçant, je lui empoignai le bras, et criai :

— Sotte !… sotte !… sotte !… Tu ferais mieux de regarder les étoiles, la nuit…

Ma sœur poussa un cri, effrayée de ma voix, de mon regard, et s’enfuit en appelant : « au secours ! »

Ce jour-là, j’accompagnai mon père aux obsèques d’un vieux fermier que je ne connaissais pas. Au cimetière, durant le défilé devant la fosse, je fus pris d’une étrange tristesse. Je quittai la foule des gens qui se bousculaient et se disputaient l’aspersoir, et je courus à travers le cimetière, trébuchant sur les tombes et pleurant à fendre l’âme d’un fossoyeur. Mon père me rejoignit.

— Eh bien ?… Qu’est-ce que tu as ?… Pourquoi pleures-tu ?… Pourquoi t’en vas-tu ?

— Je ne sais pas !… Je ne peux pas…

Mon père me prit par la main et me ramena à la maison.

— Voyons ! raisonna-t-il. Tu ne le connaissais pas, le père Julien ?

— Non…

— Par conséquent, tu ne l’aimais pas ?

— Non…

— Ça ne peut pas te faire de la peine qu’il soit mort ?

— Non…

— Alors, qu’est-ce qu’il te prend ?… Pourquoi pleurer ?

— Je ne sais pas…

Et mon père ajouta, après un silence, d’une voix plus sévère :

— Ce n’est pas bien, ce que tu fais là !… Tu ne sais quoi inventer pour me mortifier ! Je ne suis pas content du tout… Ce matin tu dis à ta sœur on ne sait quoi… maintenant tu pleures à propos de rien… Si tu continues, je ne t’emmènerai plus jamais avec moi…