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De Kant aux postkantiens/Chapitre I

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Texte établi par Maurice BlondelAubier-Montaigne (p. 23-77).

CHAPITRE PREMIER

LA CRITIQUE KANTIENNE
ET L’IDÉALISME SPÉCULATIF

I.Kant et la Métaphysique

Il est incontestable que le développement de la philosophie allemande du commencement du xixe siècle a été suscité non seulement dans une large mesure, mais encore dans sa signification la plus essentielle, par la doctrine de Kant. La pensée kantienne a immédiatement fructifié en Allemagne avec une puissance et une richesse de production comparables au merveilleux épanouissement de la pensée de Socrate dans la philosophie grecque. Fichte, Schelling, Hegel, Schleiermacher, Schopenhauer, Herbart, — pour ne parler que des plus grands, — ce sont là des noms attachés à des œuvres qui ont continué l’œuvre de Kant dans des directions certes que Kant n’avait ni permises ni prévues, mais pour lesquelles il n’en a pas moins été la force promotrice décisive. Savoir ce que ses idées sont devenues chez ses successeurs, c’est presque toujours déterminer pour une part la genèse de leur pensée.

En étudiant ainsi, comme nous nous le proposons, la fortune historique, les prolongements et les transformations de la doctrine de Kant, nous pourrions faire naître une illusion qu’il importe de dissiper d’avance. Il nous arrivera presque constamment de montrer les idées kantiennes en mouvement logique, pour ainsi dire, vers les formes nouvelles qu’elles revêtent ou les conséquences qu’elles engendrent chez les successeurs de Kant. Mais il doit rester bien entendu qu’elles n’ont pas suivi cette voie par une sorte de nécessité propre, excluant toute autre possible, et indépendante des dispositions d’esprit de ceux qui les ont fait marcher dans ce sens. En outre, il n’est pas dans notre intention de laisser croire que la formation des doctrines successives n’est que la réalisation d’une dialectique interne amenant à l’état explicite des conceptions implicitement préexistantes. Nous croyons au contraire très fermement à l’action des causes psychologiques et sociales de toute sorte qui, parmi les conséquences idéalement possibles d’une philosophie, déterminent celles qui sont effectivement tirées dans l’histoire. Donc, quand il nous arrivera d’essayer de décrire le processus logique qui va de la pensée de Kant à celle de ses successeurs, il nous faudra toujours corriger cette description par l’idée que ce processus logique, si essentiel qu’il soit, n’a pas eu d’existence réelle hors des esprits qui l’ont plus ou moins consciemment défini, qu’il n’est point doué par lui-même d’une vertu créatrice complète et opérant en soi.

Ce qui frappe tout d’abord : Kant a nié ou passe pour avoir nié la légitimité de la Métaphysique. Or les grands continuateurs de Kant sont des Métaphysiciens, jusqu’au point extrême où l’on peut courir l’aventure ou porter l’intempérance métaphysique. L’œuvre de la Critique était-elle donc si caduque qu’elle ait pu être si brusquement ruinée ?

Mais, contre cette première représentation superficielle des choses, nous savons que si Kant a proscrit une certaine Métaphysique, il n’a pas proscrit toute Métaphysique, puisque aussi bien il a publié les Prolégomènes, les Premiers principes métaphysiques de la science de la nature, les Fondements de la Métaphysique des mœurs, et la Métaphysique des mœurs. S’il eût voulu simplement enterrer à jamais la Métaphysique, il n’avait pas besoin pour cela de la tuer méthodiquement ; il n’avait qu’à la laisser achever elle-même de sombrer dans cette indifférence qui était devenue générale de son temps, et qu’il constate dans la préface de la Critique : « Maintenant, il est de bon ton pour notre époque de témoigner à la Métaphysique tout son mépris, et la noble dame, repoussée et délaissée, se lamente comme Hécube.

…modo maxima rerum
tot generis natisque potens
nunc trahor exul, inops.

Ovide, Métamorphoses.
(Kants Schriften, I, 4 ; p. 7-8.)

Mais, à la vérité, l’intention de la Critique était, en même temps que de ruiner à fond une espèce de Métaphysique, d’établir les fondements d’une autre, capable d’échapper à l’incertitude et aux contradictions qui avaient miné la première. Il nous faut donc tâcher de définir dans quelle mesure Kant a été métaphysicien, ou, pour parler plus largement, ce qu’il y a eu de métaphysique dans sa doctrine. Or, pour cela, il nous faut essayer de dégager l’idée qu’il se faisait de la Métaphysique, de retrouver de quelles notions il avait composé cette idée.

On sait que Kant a commencé par adhérer en gros, avec quelques réserves de détail, à la Métaphysique wolffienne : dans cette période de sa vie intellectuelle qui se termine vers 1760, il professe donc un rationalisme dogmatique ; à partir de 1760, il découvre de diverses façons l’insuffisance de ce rationalisme et paraît incliner vers le scepticisme en matière de Métaphysique ; enfin à partir de 1770 il apparaît dans la voie qui le conduira, d’une restauration momentanée d’un rationalisme semi-dogmatique, au rationalisme critique. Dans la première période, Kant insiste à peu près exclusivement sur la puissance de la raison sans bien en indiquer les limites ; dans la seconde période il insiste surtout sur les limites de la raison, sans bien trouver le moyen d’en expliquer la puissance ; enfin dans la dernière période il aboutit à une sorte d’équilibre entre l’affirmation de la puissance et l’affirmation des limites de la raison. Mais tâchons de dégager les tendances, les occupations et les conceptions qui ont conduit le mouvement de sa pensée : ce sera le meilleur moyen de savoir ce qu’il a compris, accepté ou rejeté sous le nom de Métaphysique, car dans le fond sa pensée resta toujours attachée, directement ou indirectement, à cette question suprême : la Métaphysique est-elle possible et comment ?

Or, possible ou non, légitime ou non, que devrait être selon Kant la Métaphysique ? Une connaissance rationnelle du réel, comportant à ce titre une justification a priori de la science de la nature, telle qu’elle est constituée en fait, avec la certitude qui lui appartient. (Je laisse de côté la justification de la moralité, qui au moins dans sa forme rationnelle a suivi chez Kant la justification de la science.) Mais cette connaissance rationnelle du réel, que Wolf et les wolffiens, en systématisant Leibniz, se sont crus en état de produire, que vaut-elle ? C’est la suite des questions que Kant se pose là-dessus, qui nous explique le sens dans lequel Kant a commencé par critiquer la Métaphysique existante, puis a essayé de constituer les principes de la Métaphysique future.

Ce qui caractérise le mieux la prétention de la Métaphysique actuelle, c’est l’argument ontologique, par lequel du concept de Dieu, qui n’exprime qu’une possibilité, on tire la réalité de Dieu même. Kant, à dire vrai, n’a pas commencé par nier la légitimité d’un argument a priori en faveur de l’existence de Dieu. — Dans l’Unique fondement possible (1763), il essaie de reconstituer l’argument a priori plutôt qu’il ne le nie ; mais devant conclure finalement pour son compte que l’argument a priori est légitime, si au lieu de présenter l’être comme inclus dans le possible, il montre que le possible suppose l’être, il prépare cette conclusion par des remarques d’une grande portée : l’existence, observe-t-il, n’est pas un prédicat assimilable aux autres ; être existant, n’est pas avec le concept de Dieu dans le même rapport qu’être tout-puissant ; tous les prédicats proprement dits par lesquels on définit un concept laissent indéterminée la question de savoir si l’objet du concept existe ou non ; l’existence n’est telle qu’à la condition de n’être pas une simple détermination de la pensée, d’être posée hors de la pensée ; l’existence, c’est l’absolue position d’une chose. Thèse qui ne sera jamais plus perdue pour Kant, et qui consistera à prétendre sous des formes plus ou moins diverses que toute existence, — non seulement l’existence en soi, mais l’existence du donné, — est irréductible à la raison conceptuelle.

Mais d’autre part, au même moment, Kant se demande si, par sa forme propre et ses procédés propres d’explication, la raison, telle que l’entendent les wolffiens, est capable d’atteindre son objet. Cette raison est, pour eux, avant tout une raison logique, opérant sous l’empire du principe d’identité ou de contradiction. Or, à supposer que le principe d’identité ou de contradiction gouverne tout, n’est-il pas vrai qu’il est exclusivement formel, qu’il ne détermine rien ? N’apparaît-il pas que les relations réelles sont loin de se modeler sur les relations logiques ? Que l’on considère, par exemple, l’opposition logique, ou la contradiction : entre deux termes contradictoires, logiquement, il faut choisir, ils ne peuvent appartenir ensemble au même sujet ; mais, dans la nature, il y a des oppositions réelles, qui admettent fort bien la coexistence des termes opposés ; ainsi la cause de l’impénétrabilité est une force véritable qui s’oppose réellement à l’attraction ; s’il fallait ramener les relations réelles aux relations logiques, l’impénétrabilité ne serait que la non-attraction, ce qui est insoutenable. Telles sont les observations qui constituent le fond de l’Essai pour introduire dans la Philosophie le concept des quantités négatives (1763), et elles aboutissent à mettre en lumière pour la première fois, dans l’œuvre de Kant, le caractère extralogique de la relation causale. Comment comprendre que, parce que quelque chose est, quelque chose existe ? Position du problème de la causalité, qui vient de ce que la causalité ne saurait être un simple rapport d’identité et par suite, pour le moment, s’établit, d’après Kant, en dehors de la raison.

Nous voici donc déjà éloignés, par bien des difficultés, de cette connaissance rationnelle du réel qui constitue la Métaphysique. Or qu’est-ce qui a constamment suscité et entretenu les espérances de la Métaphysique ? C’est le succès des Mathématiques. Dans les Mathématiques nous apercevons une forme de connaissance qui atteint son objet et qui ne cesse de progresser a priori, qui atteste par là la puissance de la raison en dehors du domaine de l’expérience. Mais ce rapprochement des Mathématiques et de la Métaphysique n’est-il pas la plus décevante des illusions ? On oublie précisément la radicale différence qu’il y a entre l’objet des Mathématiques et l’objet de la Métaphysique, et du même coup l’inévitable différence des procédés par lesquels l’une et l’autre de ces deux sciences peuvent connaître leur objet. C’est là-dessus qu’insiste Kant dans son Étude sur l’évidence des principes de la théologie naturelle et de la morale (1764). Dans les Mathématiques, il n’y a pas à se préoccuper du rapport du concept avec son objet, puisque l’objet est un objet construit, construit par liaison arbitraire (Willkürliche Verbindung) dans une représentation claire ; tandis que dans la Métaphysique il s’agit de comprendre un objet réel, et que par suite la relation de nos concepts à cet objet est un problème. Car le métaphysicien ne saurait avoir la prétention de faire sortir le réel de ses concepts ; il doit se borner à éclaircir par l’analyse les concepts qu’il en a. Qu’un corps soit composé de substances simples, par exemple, c’est ce qui ne peut être établi que par l’analyse du concept de corps, du concept de composition, du concept de substance. Aussi, tandis que le mathématicien procède synthétiquement, en partant de définitions qu’il pose dès l’abord, et dont les éléments, ainsi que les liaisons, se présentent à lui in concreto, le métaphysicien ne peut que poursuivre lentement, difficilement, par une méthode analytique, des définitions du réel. Donc Mathématique et Métaphysique diffèrent radicalement, et s’il fallait chercher pour la Métaphysique un modèle, ce ne serait pas dans la Géométrie qu’il faudrait le chercher, mais plutôt dans cette philosophie naturelle qu’a instituée Newton et qui consiste à déterminer par la combinaison de l’expérience et de la géométrie les forces élémentaires dont dérivent les propriétés des corps. La Métaphysique ne peut être ainsi qu’un effort pour déterminer par l’analyse les notions élémentaires constitutives de nos propositions sur la nature du réel. Mais l’on voit que si Kant ouvre par là des perspectives à la Métaphysique, c’est en constatant qu’elle ne saurait nourrir l’ambition de procéder a priori et par voie de définitions posées dès l’abord : et les difficultés dont la Métaphysique voit déjà sa tâche encombrée, l’impossibilité où elle est de déterminer catégoriquement le rapport des concepts au réel, la nécessité où elle se trouve de chercher dans l’expérience ce qu’elle devrait découvrir par pure raison, l’amènent à se départir de ses prétentions positives pour se convertir en discipline purement limitative et critique : « La Métaphysique, est-il dit dans les Rêves d’un visionnaire (1766), est une science des limites de la raison humaine. »

Ainsi la connaissance rationnelle du réel telle que le Wolffianisme l’a entendue sous le nom de Métaphysique apparaît à Kant dans cette période comme de plus en plus impossible, et cela par une impuissance de l’esprit à trouver en lui-même de quoi comprendre le réel. Mais remarquons que cette impuissance résulte surtout de la nature purement logique attribuée par le Wolffianisme à la raison : et certes cette impuissance eût été peut-être pour Kant le dernier mot de sa pensée, s’il n’avait été averti par ailleurs de la nécessité, en quelque sorte, de différencier et d’approfondir la raison pour lui attribuer une nature autre que simplement logique. — D’où est venu à Kant cet avertissement ? De l’existence de cette philosophie naturelle, de cette science de la nature, dont Newton a fourni le modèle, qu’il a considérée immédiatement comme réalisant l’idéal de la certitude scientifique, et qu’il a un moment laissée plus ou moins coexister dans sa pensée avec la Métaphysique wolffienne. La science de la nature, comme l’a comprise Newton, est certaine pour Kant ; et cependant, dès que l’on veut tenter de cette science la justification rationnelle qui en constituerait la Métaphysique, les difficultés abondent. Cette science se compose de géométrie et d’expérience ; or de bonne heure Kant a aperçu l’antinomie qu’il y a entre les exigences de la géométrie et les requêtes de l’expérience physique : la géométrie nous représente inévitablement un monde continu, divisible à l’infini, infini dans le temps et dans l’espace, tandis que l’expérience physique suppose des forces, de la discontinuité, l’arrêt dans la divisibilité, le vide et le fini. Kant développe sous des formes diverses cette antinomie, mais comment la résoudre, même en supposant que les facultés de l’esprit ne sont pas homogènes, que ce n’est pas la même faculté qui est la source de la géométrie et la source de la physique (solution donnée dans la Dissertation de 1770), ou plus profondément (ce qui sera la solution de la Critique), en supposant que le concours de la sensibilité et de l’entendement n’est possible et rigoureusement concevable qu’en conformant les données du monde à leurs conditions d’exercice, à leurs formes et à leurs catégories, qu’en faisant ainsi de ces données des phénomènes, distincts des inconnaissables choses en soi par cela qu’ils tombent sous la connaissance ?

Mais cela nous fait entrer dans la doctrine définitive de Kant, plus facile à entendre, je crois, quand on connaît les réflexions, même de sens négatif, qui l’ont préparée. La Critique de la Raison pure se propose à la fois de légitimer la philosophie naturelle et de rechercher en outre si la Métaphysique, au sens où elle porte sur des objets suprasensibles, est possible pour nous. Deux ordres de problèmes, se rattachant aux deux grandes espèces de culture intellectuelle, — wolffianisme et newtonianisme, — qu’avait reçues Kant : — deux ordres de problèmes, mais qui souvent dans la terminologie kantienne se confondent sous le nom de Métaphysique, — car une justification rationnelle de la science de la nature ne peut être complète que si elle nous montre l’esprit capable de déterminer par sa fonction propre et par ses lois à lui l’objet à connaître. Connaissance a priori d’objets : tel reste le caractère que doit présenter la Métaphysique, et c’est à nous d’apprendre de la Critique si, comment et dans quel domaine la Métaphysique est possible.

Or la Critique nous apprend que, des deux sortes de Métaphysique concevables, l’une est légitime, l’autre non. Celle qui est légitime, c’est celle qui fonde la science de la nature, et celle qui fonde la moralité ; et pourquoi ? Parce que si l’esprit est constitué par des concepts purs, indépendants de l’expérience, il ne peut cependant faire de ces concepts qu’un usage immanent, c’est-à-dire qu’il ne peut les appliquer qu’à des objets qui lui soient donnés dans l’intuition sensible, ou qui lui soient réalisables par sa liberté : l’illusion dogmatique consiste à croire qu’avec des concepts de ce genre on peut atteindre des choses en soi ; mais une connaissance a priori des choses en soi supposerait une intuition intellectuelle et une puissance créatrice qui a été refusée à l’esprit humain, et dans l’état de l’esprit humain une connaissance a priori implique une relation de l’objet à la raison qui lui impose les conditions sous lesquelles cet objet est connaissable. De telle sorte que si une Métaphysique de la nature est possible, parce que la nature peut être conçue comme un ensemble de phénomènes donnés à l’esprit, une Métaphysique portant sur des objets supra-sensibles est, comme connaissance théorique, complètement impossible : des choses en soi ne pourraient se laisser déterminer par notre raison sans cesser d’être en soi : ce qui n’empêche pas au reste que les choses en soi existent comme fondement de l’apparition des phénomènes, et que leur existence, autant que notre incapacité de les connaître, servent à marquer les limites de notre raison.

Pour comprendre le sens de cette doctrine kantienne, — et aussi de l’influence qu’elle a exercée, — il faut tâcher de comprendre la conception que Kant se fait de la raison. La raison, c’est la faculté de connaître a priori ; or si a priori ne reste pas une expression vague, c’est une expression qui doit signifier la conformité nécessaire de l’objet à connaître aux conditions de l’activité intellectuelle du sujet connaissant ; mais l’esprit humain, étant tel, cet objet doit tout d’abord lui être donné ; si l’esprit humain a de quoi comprendre l’existence, quand l’existence lui est présentée, il ne saurait l’engendrer : l’esprit humain ne fait rien être ; en revanche, il fait, si l’on peut dire, par ses lois propres la cognoscibilité de ce qui lui apparaît.

Mais, pour cette fonction même, une raison ne saurait être simplement une raison logique : une raison logique est indifférente à l’objectivité et par suite incapable de la soutenir ; une raison logique développe et éclaircit des connaissances ; elle n’en constitue pas. Une raison logique n’est pas vraiment a priori. La raison vraiment a priori, la raison transcendantale, c’est celle qui a un contenu à elle, — raison qui n’est dite formelle que par opposition à l’empirisme ; — or ce contenu propre de la raison, qu’est-il, sinon à savoir le système des conditions de la possibilité de l’objet à connaître ? Et par le même motif une raison a priori est synthétique : c’est-à-dire qu’elle est capable d’opérer la liaison entre des termes qui ne s’impliquent pas logiquement, mais qui se rapportent l’un à l’autre dans l’intuition sensible.

Pourtant cette raison, dont le sens et la fonction ont été, si l’on y prend garde, déterminés chez Kant avant tout par ses réflexions sur la philosophie naturelle et les moyens de la fonder, cette raison n’est pas pour lui quelque chose d’absolument neuf par rapport à la raison en général qu’ont considérée les métaphysiciens : elle en est, si l’on peut dire, une spécification définie et directement efficace pour la connaissance, mais qui laisse subsister la tendance à étendre les concepts hors de l’usage qu’elle en fait ou à former d’autres concepts qui lui sont transcendants. Tous les concepts que forme la raison en général doivent avoir une destination : s’ils ne servent pas à constituer directement la connaissance, ils lui présentent un idéal qui lui rappelle à la fois ses limites et la nécessité d’un perpétuel effort ; s’ils ne servent pas à établir un savoir théorique, ils sont susceptibles de recevoir une détermination pratique, comme le concept de Dieu, de liberté. D’où alors chez Kant la nécessité de différencier la raison ; si d’une part l’entendement et la sensibilité ont été rigoureusement distingués, et d’abord pour résoudre les conflits intestins de la science de la nature, l’entendement et la raison au sens strict sont distingués à leur tour, et ceci pour sauvegarder le droit traditionnel de la raison à l’affirmation du suprasensible ; et cette affirmation, si elle reste pour Kant théoriquement impossible à déterminer, reste cependant pratiquement déterminable, au point même que la raison pratique conquiert la primauté sur la raison théorique. Aussi, dans la doctrine de Kant, la distinction des divers pouvoirs de la raison, issue en principe de l’esprit critique, sert à établir une extension de la raison au point de vue pratique, hors des limites de la connaissance spéculative.

Ceci étant, on a pu se demander si le Kantisme ne restait pas, volontairement ou non, plus fidèle qu’on ne l’avait cru à l’esprit de l’ancienne Métaphysique. Dans le livre qu’il a consacré à Kant, Paulsen nous le présente essentiellement comme un métaphysicien, dans le sens de Platon et de Leibniz, un métaphysicien qui n’a introduit, avec sa doctrine des idées régulatrices, de la finalité, de la croyance pratique, qu’une nouvelle façon de défendre et de soutenir l’affirmation d’objets suprasensibles, — et, dans un article des Kantstudien (Kants Verhältniss zur Metaphysik, IV, pp. 413 et suiv.), il a défendu énergiquement sa thèse contre les critiques assez vives qu’elle avait suscitées. — À un autre point de vue Benno Erdmann avait montré dans le Kantisme des survivances de la Métaphysique leibnizienne et signalé la parenté très étroite des choses en soi, telles que Kant au moins les entrevoyait, avec les monades de Leibniz. (Voir le travail d’un élève de Benno Erdmann, d’Otto Riedel : Die monadologischen Bestimmungen in Kants Lehre vom Ding an sich (1884.) — Certes il ne serait pas malaisé de montrer à quel point Kant est resté imprégné de la Métaphysique dans laquelle il avait été élevé, de montrer en particulier que la Critique reste chez lui constamment enveloppée d’une atmosphère de notions métaphysiques anciennes dans lesquelles sa pensée se prolonge, même quand elle déclare s’arrêter devant ; même on peut dire que de plus en plus Kant a tendu à présenter sa doctrine comme une Weltanschauung : cela cependant ne suffit pas pour autoriser à soutenir avec Paulsen que le Kantisme n’est que la restauration, par une autre méthode, de la Métaphysique transcendante : car il reste toujours que les affirmations de Kant, qui se rapportent aux objets de cette Métaphysique, restent toujours liées à un usage immanent, soit théorique, soit pratique de la raison, qu’elles restent affectées par là des conditions du principe copernicien. La pensée critique marque des limites aux prolongements métaphysiques de la raison, et quand ceux-ci la dépassent ils ne gardent guère que la valeur de conceptions privées problématiques. (Voir Vaihinger, Kant, ein Metaphysiker ? Dans les Philosophische Abhandlungen en l’honneur de Sigwart, 1900, p. 133.)

Au reste, ce n’est pas sans doute tant par ce qu’elle contenait, consciemment ou non, de Métaphysique ancienne que par ce qu’elle apportait, implicitement ou explicitement, de Métaphysique nouvelle que la doctrine de Kant a suscité le génie métaphysique des philosophes postkantiens : en tant qu’elles procèdent de la philosophie critique, les Métaphysiques d’un Fichte, d’un Schelling, d’un Hegel, d’un Schopenhauer sont loin d’être un retour à la Métaphysique traditionnelle ; ou du moins elles ne reviennent à la Métaphysique traditionnelle que par l’ambition de construire un système total du monde à partir de certains principes fondamentaux. Mais la détermination de ces principes comme le mode de construction du système restent très étroitement sous la dépendance, non pas seulement de ce que le Kantisme avait pu garder du passé, mais de ce qui lui appartient spécifiquement. Sans doute, pris à la lettre, en opposant aux prétentions théoriques de l’esprit la réalité certaine autant qu’inconnaissable de la chose en soi, le Kantisme ferme la voie à une Métaphysique qui prétendrait tout déduire d’un premier principe : mais qu’est-ce dans la doctrine de Kant que la chose en soi, sinon l’objet d’une affirmation injustifiable, en contradiction avec les exigences de la Critique ? Et une fois la doctrine débarrassée de cet inutile résidu, ne trouvons-nous pas en elle de quoi la pousser tout naturellement vers une Métaphysique nouvelle ? Kant, par exemple, a commencé par distinguer radicalement la sensibilité et l’entendement : mais n’a-t-il pas ensuite rétabli la continuité entre eux par sa théorie de l’imagination transcendantale, n’a-t-il pas même affirmé que ces deux facultés sont comme deux souches parties d’une racine commune, quoique inconnue de nous ? Kant a limité la science théorique à celle qui résulte de l’application des catégories à l’expérience : mais en élevant la raison proprement dite au-dessus de l’entendement, en lui assignant la faculté de concevoir, par une régression vers l’inconditionné, des objets en idée, n’a-t-il pas préparé à admettre que sa Critique ne visait que le dogmatisme des doctrines obsédées par l’idolâtrie de l’entendement, et que la raison proprement dite pouvait devenir la source d’une spéculation plus haute dépassant les limites d’un entendement fini lié à l’expérience ? Kant a distingué la raison théorique et la raison pratique et admis une simple primauté de la raison pratique sur la raison spéculative ; mais n’a-t-il pas déclaré que les deux raisons n’en sont au fond qu’une considérée seulement dans deux usages distincts ; et en affirmant que l’idée pratique de la liberté est la clef de voûte de tout le système de la raison pure, y compris la spéculative, n’a-t-il pas disposé à convertir la suprématie de la raison pratique sur la raison spéculative en rapport de causalité, ou de condition à conditionné ? N’a-t-il pas, par ailleurs, incliné à croire que si l’on pouvait garder la notion de la chose en soi, c’était en la dépouillant des attributs par lesquels on l’avait intellectualisée pour en trouver le type dans la volonté ? En outre, dans la Critique du jugement, il a manifesté lui-même un besoin essentiel de relier l’un à l’autre par des intermédiaires comme la beauté et la finalité ce monde de la nature et ce monde de la liberté qu’il avait d’abord distingués ; et sans doute il n’a pas voulu que cette médiation eût une autre portée que celle d’une maxime subjective de notre faculté de juger ; mais une maxime subjective, quand elle est nécessaire et bien fondée, ne tend-elle pas à se convertir en principe constitutif, et la finalité comme la beauté, au lieu d’être simplement des moyens plus ou moins extérieurs d’union, ne marquent-elles pas une pénétration de la liberté et de l’esprit au sein de la nature ? Enfin si Kant paraît s’être appliqué à distinguer les divers éléments a priori de la raison, en répétant si volontiers que le propre de la raison, c’est d’être systématique, n’engage-t-il pas à supprimer ce demi-isolement, cette demi-séparation où il a souvent laissé ces éléments, et à concevoir que la pensée absolue, c’est le système de tous les concepts déterminés d’après leurs relations internes ?

Par ces suggestions, ces pressentiments, ces virtualités de toute sorte, comme par les défauts plus ou moins réels qui appellent à interpréter ces suggestions, à éclaircir ces pressentiments, à développer ces virtualités, la doctrine de Kant n’est pas seulement une espèce de prolégomènes à la Métaphysique qu’il a écrite, mais encore à la Métaphysique qu’ont écrite ses successeurs. Certes Kant, esprit rigoureux et classique, parti de l’analyse de cette connaissance mathématique de la nature matérielle en laquelle s’était peu à peu réalisée la tendance à la fois hardie et positive de la science moderne, — certes Kant eût répudié de semblables tentatives, et il désavoua Fichte quand il le connut. Il croyait du reste très fermement avoir fixé une fois pour toutes les conditions et les limites dans lesquelles la Métaphysique est possible. Il s’imaginait échapper à ce qui est cependant le sort des doctrines fécondes, lesquelles ne peuvent prolonger leur existence qu’en se faisant une autre vie dans d’autres esprits, au contact d’autres besoins, d’autres tendances, d’autres problèmes qui les renouvellent. En tous cas, sans ramener sa pensée à celle de ses successeurs, pas plus que celle de ses successeurs à la sienne, nous nous trouvons devant l’un des spécimens les plus curieux de cette évolution modificatrice d’une grande doctrine, — qui est l’un des plus vifs intérêts de l’histoire de la philosophie.

II.Le problème de la chose en soi[1]

Dès que le Kantisme a commencé à se constituer doctrinalement, il a rencontré, comme c’était naturel, des adversaires et des partisans : mais il a eu aussi la bonne fortune de trouver parmi les uns et parmi les autres des esprits qui, soit pour le combattre, soit pour se l’approprier, ont fait souvent un effort pénétrant pour l’entendre ; heureusement pour l’influence de sa philosophie, Kant eut dès l’abord d’autres antagonistes que ces wolffiens attardés et ces philosophes populaires, plus déconcertés qu’instruits par la grande nouveauté ou la technique rigoureuse de sa pensée ; il eut aussi, non moins heureusement, d’autres disciples que des adhérents serviles ou passifs, plus faits pour mettre les idées en forme que pour en atteindre le sens caché. La spéculation allemande de la fin du xviiie siècle a commencé par être pour une large part une réflexion sur le Kantisme, et c’est cette réflexion qui l’a mise en mouvement. Or il semble que cette réflexion ait été attirée principalement par deux notions du Kantisme historique et littéral, — dont l’une était l’obscure affirmation de la chose en soi, — dont l’autre était l’acceptation du dualisme de la matière et de la forme, de l’impuissance de l’élément formel à se constituer à lui-même son contenu matériel, des limites strictes du principe de l’unité synthétique de l’aperception, condamné à subir un inexplicable donné, empêché d’étendre et de porter à l’absolu sa puissance propre d’explication et de production. Entre ces deux notions ou ces deux aspects du Kantisme il y a au reste un très étroit rapport, et il semble en effet que du maintien ou de la suppression de la chose en soi dépende la restriction forcée ou l’extension illimitée des droits du « Je pense ».

Incontestablement le rôle que joue la chose en soi dans le système de Kant constitue une difficulté et un problème : difficulté et problème qui s’aggravent du fait que, dans la terminologie kantienne, avec l’expression de « chose en soi », sont employées par Kant des expressions, comme celle d’objet transcendantal et de noumène, qui paraissent bien s’identifier ou se rapporter à la première, tout en évoquant peut-être des nuances de sens quelque peu différentes. (Voir L. Busse, Kants Lehre vom Ding an sich, pp. 7 et suiv.) Avant tout, la chose en soi est admise par Kant comme fondement de l’apparition des phénomènes, — cette apparition étant d’ailleurs régie pour nous par les formes a priori de notre sensibilité, — et la chose en soi reste inconnaissable puisque les formes a priori de la sensibilité ne peuvent saisir qu’une réalité en rapport avec elles, c’est-à-dire une réalité phénoménale. Les choses en soi sont donc, semble-t-il, affirmées immédiatement par Kant comme réelles, et sur l’autorité d’arguments très simples comme celui, par exemple, qu’il énonce dans la Préface de la 2e édition de la Critique, à savoir que rien ne serait plus absurde qu’un phénomène ou une apparition se produisît sans qu’il y eût quelque chose pour apparaître. L’existence de la chose qui apparaît est donc réelle en face du sujet qui détermine l’apparition pour lui en la conformant à ses lois. D’autre part Kant dit volontiers que le concept de la chose en soi, ou de l’objet transcendantal, ou du noumène, est un concept limitatif destiné à empêcher la sensibilité et l’entendement de prendre leurs objets qui ne sont que des phénomènes pour des choses en soi, ou qu’il est un concept problématique, à savoir un concept lié à la limitation d’autres connaissances et n’impliquant aucune contradiction, mais dont la réalité objective ne peut nous être connue. Ainsi posée dans une existence réelle, tout en restant inconnaissable, ou bien représentée dans un concept simplement limitatif ou problématique, la chose en soi paraît jouer un rôle qui n’est pas aisé à déterminer exactement, qui peut être interprété dans un sens réaliste ou dans un sens idéaliste ; et, de fait, deux des plus pénétrants, parmi les libres interprètes actuels de la pensée kantienne, Al. Riehl et H. Cohen poussent là-dessus le Kantisme dans des directions opposées : Al. Riehl maintient énergiquement l’existence de la chose en soi, comme l’un des fondements de l’objectivité de la connaissance phénoménale ; H. Cohen résout la chose en soi dans l’Idée. Certes, il est possible que dans le Kantisme historique les différences d’expression employées par Kant puissent s’expliquer par les diverses fonctions que remplit dans le système la chose en soi ; mais disons en tout cas que l’existence même des choses en soi est affirmée avec une réelle insistance, qui ne laisse de place à aucun doute.

Les difficultés inhérentes à l’admission des choses en soi dans le système de Kant furent signalées avec une sagacité singulière par Jacobi dans l’Appendice à son livre intitulé : David Hume über den Glauben ; oder Realismus und Idealismus. Ein Gespräch (1781). Jacobi soutient que nous pouvons atteindre la réalité du monde extérieur, comme celle des objets suprasensibles, mais par le sentiment, l’intuition ou la foi, de toute façon par une faculté qui ne se ramène pas à l’entendement logique. Or, ce que dans le Kantisme il combat, c’est la prétention de satisfaire en quelque mesure à cette inévitable exigence de notre âme par l’affirmation de la chose en soi ; les prémisses du système lui interdisent cette affirmation et doivent le conduire directement à ce plein idéalisme qu’il repousse. L’esprit du système est celui-ci : nous n’avons jamais affaire à des objets pris en eux-mêmes, mais simplement à des représentations. Or, c’est abandonner l’esprit du système que parler d’objets qui produisent des impressions sur les sens, provoquent ainsi des sensations et déterminent enfin des représentations ; car, de quelque façon qu’on les entende, — dans le sens empirique ou dans le sens transcendantal, — ces objets sont impossibles à admettre. — Dans le sens empirique ? Mais les objets empiriques ne sont rien hors de nous, indépendamment de nous ; ils se confondent avec nos représentations mêmes, et si l’on veut dire qu’ils ne sont objets que par quelque élément qui s’ajoute à nos intuitions sensibles, cet élément additionnel n’est, de l’avis même de Kant, qu’un concept, qu’une catégorie venue de l’entendement. — Dans le sens transcendantal ? Mais il nous est en lui-même entièrement inconnu ; nous ne pouvons ni dire ni savoir s’il est cause et comment, s’il agit et comment il agit. Même, puisqu’il est, selon des formules de Kant, un concept purement problématique et qu’il dépend à ce titre des formes subjectives de notre pensée, il reste à l’état de conception pure et simple sans fondement réel. — Cependant, si contraire qu’il soit à l’esprit du Kantisme de poser des objets en eux-mêmes et de telle sorte qu’ils fassent des impressions sur nos sens, on ne comprend pas comment sans cette supposition la philosophie kantienne pourrait se donner accès à elle-même. Car que peut signifier le mot sensibilité si l’on n’entend point par là un intermédiaire réel entre quelque chose de réel et quelque chose de réel, si dans ce concept on ne fait entrer les concepts d’extériorité et de liaison, d’action et de passion, de causalité et de dépendance, à titre de déterminations réelles et objectives ? Sans cette supposition donc il apparaît qu’on ne peut entrer dans le système, — et avec cette supposition l’on ne peut y rester. Car comment conclure aux choses en soi ? Du fait que, dans les représentations que nous appelons des phénomènes, nous nous sentons passifs ? Mais pour conclure que se sentir passif ne constitue pas un état complet, nous sommes obligés alors d’user du principe de causalité dans un sens transcendantal, — alors que Kant a soutenu que du principe de causalité le seul usage légitime est l’usage empirique. L’idéalisme transcendantal s’embarrasse donc dans des difficultés et même des contradictions de toutes sortes, et, pour être conséquent avec lui-même, il devrait s’avouer comme un idéalisme complet, ne pas reculer, même devant l’accusation d’égoïsme spéculatif (Jacobi, Werke, t. II, pp. 291-310).

Postérieurement, tout en dénonçant dans le Kantisme la même inconséquence, Jacobi considère plutôt que l’élément réaliste est fondamental dans la doctrine kantienne. Le mérite de Kant, c’est d’être parti de la foi naturelle à l’existence des choses, d’avoir admis une faculté supérieure au moyen de laquelle la vérité dans les phénomènes et par-dessus les phénomènes se révèle à nous par un procédé qui échappe aux sens et à l’entendement, c’est sur une faculté supérieure de ce genre que s’appuie réellement la philosophie kantienne, et cela non pas seulement à la fin pour donner au système le couronnement faute duquel il semblerait chancelant, mais dès le début pour lui fournir les bases sur lesquelles il s’édifiera : tel est donc le rôle que joue l’absolue supposition des choses en soi. — Malheureusement Kant s’est appliqué à ruiner par son idéalisme cette supposition : il a accepté le vieux thème des écoles d’après lequel la perception ne saurait représenter directement les choses, et c’est à partir de ce thème inexact, — car pour Jacobi la perception est une vraie perception et implique une révélation immédiate du réel, — que Kant a développé son idéalisme ; il a donc opprimé cette foi naturelle dont il avait commencé par admettre l’autorité et la portée, sous ses doctrines de l’idéalité absolue de tout ce qui est spatial et temporel ; et la chose en soi, à la façon dont il l’a admise, est restée dans la doctrine une cause d’inconséquences et de contradictions. — (Voir Vorrede, zugleich Einleitung in des Verfassers sämmtliche philosophische Schriften, 1815, t. IT, pp. 21 et suiv., 34 et suiv.)

Ainsi, selon Jacobi, la négation des choses en soi est impossible, mais elle est rendue nécessaire par la philosophie critique : l’idéalisme transcendantal est l’ennemi de la chose en soi, même quand il reconnaît l’impossibilité de s’en passer. Les objections de Jacobi énonçaient des difficultés dont les partisans de Kant avaient eux-mêmes conscience, et qui les portaient plus ou moins fortement à interpréter ou à résoudre la chose en soi dans le sens de l’idéalisme. — Pourtant, parmi eux, Reinhold commença par admettre à peu près telle quelle la chose en soi de Kant ; bien que dans son Versuch einer neuen Theorie des menschlichen Vorstellungsvermögens, il fit effort pour surmonter la distinction établie par Kant entre les diverses facultés de connaître et pour trouver à la doctrine kantienne un principe unique de systématisation, à savoir la représentation même considérée dans ses éléments, il ne conférait pas à ce principe la vertu d’éliminer, ni même de transformer essentiellement la chose en soi de Kant. Sans doute il évite de dire que les choses en soi nous affectent, qu’elles fournissent la matière de nos sensations ; cependant de la nature de la représentation il prétend déduire également l’impossibilité que les choses en soi soient représentées et la nécessité qu’elles existent. À toute représentation, prétend-il, appartient son contenu, sa matière, par opposition à sa forme, qui est conditionnée par la conscience ; or, par cette matière de la représentation, ce qui est représenté c’est ce qui sert de fondement à la représentation en dehors de la conscience, — à savoir la chose en soi. Autrement dit, dans la simple faculté de la représentation n’est pas impliqué le contenu de la représentation même ; la seule constitution de cette faculté n’est pas à même de produire un objet déterminé pour elle ; une telle production serait une création ex nihilo. L’existence des objets hors de moi est aussi certaine que l’existence de la représentation en général. (Theorie des Vorstellungsvermögens, pp. 256 sq., 299 sq.) Mais tout en maintenant la chose en soi de Kant, au moins pour le moment, il est à remarquer que Reinhold établit entre la chose en soi et le noumène, constamment confondus dans la terminologie kantienne, une distinction pénétrante. Le noumène est pour lui l’idée de la raison ; il exprime ce qui est à faire, ce qui éternellement doit être ; il est donc le contraire d’une chose. Dire que le noumène est inconnaissable ne signifie rien : comment parler de connaissable ou d’inconnaissable là où il n’y a pas un être, mais simplement la loi de tâches à remplir ? Il en est tout autrement avec les inconnaissables choses en soi. Celles-ci ont plus de rapport avec les phénomènes qu’avec les noumènes : les choses en soi ne sont des noumènes qu’au sens négatif, au sens précisément où il ne faut pas prendre les noumènes. Les noumènes ne sont ni des objets représentés comme les phénomènes, ni des objets non représentés comme les choses en soi : ce ne sont pas, à dire vrai, des objets : ce sont de simples lois d’après lesquelles nous devons travailler à établir l’ordre des objets d’expérience. (Systematische Darstellung der Fundamente der künftigen und bisherigen Mathematik. Beit. II, 42-46.) De la chose en soi, Reinhold disait déjà en 1791 (Fundamente, p. 66) qu’elle est aussi fortement défendue par l’imagination qu’attaquée à fond par la raison : il n’est pas surprenant dès lors qu’il l’ait ultérieurement, sous l’influence de Fichte, entièrement rejetée de son système.

Mais au temps où il la maintenait, il s’exposait naturellement aux mêmes critiques qui avaient été dirigées contre Kant. Même les représentants des anciennes écoles, entre autres un leibnizien comme Flatt, relevaient la contradiction qu’il y a à tenir la chose en soi pour irreprésentable et à la considérer cependant comme la cause de la matière des représentations. Qu’est-elle donc quand on l’affirme ? Un simple concept. Mais comment un concept peut-il affecter notre faculté réceptive ? Et de plus, si la faculté de représentation est à son tour fondée sur le sujet en soi, ne voit-on pas que la représentation, par quoi on prétendait tout expliquer, demeure, dans la double origine de sa matière et de sa forme, inexplicable ? C’est toute la philosophie ramenée à un x universel. Quand on commence comme Reinhold, déclarait Flatt, on doit finir avec le scepticisme.

Et c’était, en effet, le scepticisme que prétendait imposer, comme sa conséquence nécessaire, à la philosophie critique, l’ouvrage intitulé Énésidème (1792) et dont l’auteur, Schulze, fut, de son vivant même, plus connu sous le nom de son livre que sous son nom propre : on parlait plus d’Énésidème que de Schulze. Aux yeux de Schulze, le scepticisme de Hume est moins encore la préparation que la conclusion rigoureuse en même temps que la réfutation du Kantisme. Et c’est sans doute le Kantisme lui-même que Schulze vise, mais aussi le Kantisme reconstitué et partiellement transformé par Reinhold. Kant croit avoir détruit l’argument ontologique : mais n’a-t-il pas conservé intact le préjugé dont cet argument dépend, quand il conclut du caractère de nécessité et d’universalité que présente la forme de la connaissance à la nécessité et à l’universalité réelles de cette connaissance ? Or dès que l’on pose que la nécessité d’être conçu et la réalité s’équivalent, de quel droit soutient-on que les choses en soi sont inconnaissables ? Mais, à vrai dire, la chose en soi ne s’introduit dans la doctrine de Kant que par une pétition de principe, — et qui même est condamnée par le développement ultérieur de la Critique. Au début, Kant affirme que toute connaissance humaine commence avec l’action d’objets sur nos sens, que c’est l’action de ces objets qui met en quelque sorte notre esprit en mouvement ; et cette affirmation, que contestent cependant le scepticisme et l’idéalisme, il la produit sans preuves. Voilà donc le point de départ de la Critique ; — et en voici maintenant le résultat : d’après la déduction transcendantale, les concepts purs de l’entendement, et parmi eux les catégories de cause et de réalité, ne sont légitimement applicables qu’aux intuitions empiriques, qu’à ce qui est perçu dans le temps : en dehors de cette application, ils ne sauraient avoir de sens. Mais la chose en soi, qui par l’influence qu’elle exerce sur notre sensibilité fournit les matériaux de l’intuition, est quelque chose de distinct de la représentation sensible ; dès lors il est impossible de lui appliquer le concept de cause, et même le concept de réalité. Par suite la proposition initiale de la Critique se trouve démentie par la Critique même. Si dès le début la Critique avait averti que, par les objets qui affectent nos sens, elle n’avait entendu que des représentations de choses hors de nous, elle aurait épargné au lecteur le sentiment de cette contradiction, et elle l’eût peut-être évitée. En tout cas, par son développement même la philosophie critique doit nous ramener à Hume, c’est-à-dire à l’étude des faits de conscience, dont il est impossible de conclure quoi que ce soit hors d’eux. (Énésidème, pp. 261 et suiv., 273, 294 et suiv., 375 et suiv.) Quant à la façon dont Reinhold a essayé d’expliquer la chose en soi, loin de supprimer la contradiction elle s’y enfonce davantage avec sa distinction des choses réelles en soi et des choses simplement représentées. Y a-t-il même pour faire paraître la contradiction des formules meilleures que celles que Reinhold a employées pour la lever : « Les choses en soi sont les objets représentés en tant que ceux-ci ne sont pas représentables. » « L’objet représenté, comme chose en soi, n’est point un objet représenté » (pp. 263 et suiv., 295-311).

Dans un sens un peu voisin de Schulze, mais avec une originalité et une pénétration incontestablement plus grandes, Salomon Maïmon, qui s’appelait volontiers, par rapport à Kant — dogmatique critique, selon lui, — un sceptique critique, s’en prend lui aussi à la chose en soi et tend à l’éliminer en l’interprétant. Dans son Versuch über die Transcendentale Philosophie (1790), il tente d’expliquer le sens de ce mot « donné » que Kant emploie si volontiers pour désigner la matière de l’intuition ; ce mot « donné » ne doit pas signifier quelque chose en nous, qui a une cause hors de nous. Rien n’est moins fondé qu’un raisonnement concluant à une cause non perçue ; et comment admettre la Chose en soi comme une cause, puisque ici le schème du temps fait défaut ? « Donné » signifie plutôt une représentation dont l’origine et le mode d’apparition nous échappent, quelque chose dont nous avons une conscience imparfaite. Mais cette imperfection de la conscience peut être marquée par une série de degrés qui vont de la conscience nettement déterminée jusqu’au néant de conscience ; par conséquent, le donné pur et simple, c’est uniquement l’idée de la limite de cette série dont nous pouvons nous approcher toujours comme d’une racine irrationnelle, mais sans pouvoir jamais l’atteindre (pp. 161 et suiv., 203, 419). Ainsi Maïmon restaure, pour expliquer la présence de l’objet que nous n’avons pas conscience de produire, la conception leibnizienne d’une activité spirituelle agissant antérieurement à la conscience claire : conception qui s’intégrera dans la philosophie de Fichte et de Schelling. — D’après les Streifereien (Excursions) im Gebiete der Philosophie (1793), la chose en soi est un néant d’être (Unding), une chimère que Reinhold n’a maintenue que par fidélité au dogmatisme sur ce point (pp. 217, 269). Dans ses Kritische Untersuchungen über den menschlichen Geist (1797), il déclare que du point de vue de la philosophie critique on doit parler de la chose en soi comme l’algèbre parle de √a, non pas pour déterminer par là un objet, mais pour exposer l’impossibilité d’un objet répondant à ce concept (pp. 158, 191).

Tout en prétendant moins que Schulze et que Maïmon à une réforme du Kantisme, — en prétendant plutôt à une interprétation fidèle, — Sigismond Beck le présente comme un idéalisme. Ses principaux écrits sont des commentaires des Critiques de Kant. Son grand ouvrage est le Erläuternder Auszug aus den Kritischen Schriften des Herrn Professor Kant (1793-1796) dont le troisième et dernier volume porte le titre : Einzig möglicher Standpunkt, aus welchem die Kritische Philosophie beurtheilt werden muss. Beck prétend qu’en attribuant à Kant, surtout sur la foi des formules initiales, l’affirmation dogmatique de la chose en soi, on n’a pas vu que Kant avait dû, avant d’élever son lecteur au point de vue transcendantal, s’accommoder de ses habitudes dogmatiques. Si la Critique parle le langage du réalisme, c’est pour que le lecteur ne soit pas déconcerté dès l’abord. Mais à mesure que l’on entre plus avant dans la Philosophie transcendantale, on ne peut manquer de reconnaître qu’il n’y a pas de choses en soi, par suite pas d’affection de notre sensibilité par ces choses. (Auszug, III, pp. 23-31.) Cependant, lorsque Kant nous dit que notre sensibilité ne s’exerce qu’en étant affectée, il a raison : seulement ce qu’on doit entendre par là, c’est une affection, non par les choses en soi, mais par les phénomènes. (Ibid., pp. 156, 159, 163, 172, 368 et suiv.) Reste, il est vrai, à expliquer le principe de cette affection ; or, aux yeux de Beck, c’est l’expliquer suffisamment que de poser à l’origine, non des choses, mais l’acte même de la représentation ; cet acte, en liant synthétiquement les représentations selon le principe de causalité, les rend objectives par une sorte de reconnaissance originaire, et constitue ainsi les phénomènes dont nous sommes affectés. Mais nous verrons plus tard plus en détail cette explication ; l’important à signaler, c’est cette élimination de la chose en soi par quelqu’un qui prétend, non réformer le Kantisme, mais l’exposer exactement, et qui communique directement à Kant sa pensée là-dessus. (Voir entre autres les lettres de Beck à Kant du 20 juin 1797, Édition de Berlin, t. XII, p. 164, et du 24 juin 1797, Ibid., p. 172.) Plus tard, à vrai dire, il reconnaissait s’être exprimé sur les choses en termes trop gros (zu Krass). (Lettre à Pörschke de 1800, publiée dans l’Altpr. Monatsschr., 1880, p. 298.)

Chez Fichte, l’exclusion de la chose en soi n’est pas seulement une exigence de son propre système, c’est l’exigence du Kantisme lui-même dûment interprété. Déjà même dans sa Kritik aller Offenbarung, qui précède la prise de possession de sa pensée personnelle, il indique qu’à la place d’une affection positive de la réceptivité par une matière donnée, on doit introduire le concept d’une affection négative, d’une limitation de la faculté de sentir. (Werke, V, p. 25.) Dans son Compte rendu d’Énésidème (1794), il marque l’impossibilité où est le moi d’être affecté par quelque chose d’extérieur à lui, la contradiction qu’il y a dans le concept d’une chose en soi qui ne serait pas opposée à un moi, qui serait un pur non-moi. Il soutient que la distinction, si souvent répétée par Kant, entre les choses telles qu’elles nous apparaissent et les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, n’est qu’une distinction provisoire, sans signification absolue. (W., I, pp. 19-20.) Sous de nombreuses formes, Fichte proclame volontiers que le mérite de Kant, c’est d’avoir débarrassé la philosophie de ce caput mortuum qui est la chose en soi, et que les kantiens qui admettent à la lettre une chose en soi affectant la sensibilité trahissent déplorablement la pensée de leur maître. C’est là une idée sur laquelle Fichte revient volontiers dans sa correspondance avec Reinhold. (Reinhold Leben, pp. 165 et suiv., 184 et suiv.) Lorsque Reinhold se fut converti à la doctrine de Fichte, Fichte le félicita d’avoir débarrassé son système de cet élément ruineux qui est la matière donnée, de lui avoir ainsi permis de faire valoir toute la vérité qu’il contient. Cependant Reinhold se demandait si, en prétendant supprimer du Kantisme la chose en soi, Fichte ne faisait pas violence à Kant et tort à sa propre originalité. Est-ce que Kant n’admet donc pas un quelque chose distinct du moi et qui existe hors du moi ? (Vermischte Schriften, 1797, II, pp. 340 et suiv.) À quoi Fichte répond dans sa lettre à Reinhold du 4 juillet 1797. Il suppose trois interprétations : ou bien Kant a admis des choses en soi agissant sur le sujet ; ou Kant les a niées ; ou Kant ne s’est pas expliqué nettement sur l’origine de la sensation externe. Fichte veut bien faire quelque crédit à la dernière interprétation, mais il rejette résolument la première et il accepte pour son compte la seconde. Kant n’a jamais indiqué qu’il fallût chercher l’origine de la sensation extérieure dans quelque chose qui fût en soi et qui existât distinct du moi ; et c’était d’ailleurs une direction de sa pensée que tout son système lui interdisait. S’il y a des passages de Kant qui semblent contredire cette interprétation, c’est qu’ils ont été mal compris, et Fichte renvoie Reinhold là-dessus à un traité de lui qui va paraître.

Ce traité, c’est la Seconde Introduction à la Doctrine de la Science (1797). Fichte là prétend résoudre la question purement historique qui est celle-ci : Kant a-t-il réellement fondé l’expérience, considérée dans son contenu empirique, sur quelque chose de différent du moi ? Sans doute tous les kantiens en général, à l’exception de Beck, dont le Point de vue a du reste paru après la Doctrine de la Science, ont ainsi compris Kant, et sans doute il y a quelque impertinence à venir dire : Moi seul ai bien vu. Mais il est à observer que la découverte, d’après laquelle Kant n’aurait pas admis un quelque chose distinct du moi, n’est rien moins que nouvelle, et c’est chez un critique de Kant qu’elle apparaît, chez Jacobi. — Aujourd’hui cependant encore, Reinhold, bien que converti à la Doctrine de la Science, soutient la même interprétation que tous les kantiens, tout en déclarant la thèse de Kant fausse. Mais si c’était là une thèse kantienne, la doctrine de Kant ne serait pas critique, mais dogmatique ; ou plutôt ce serait le plus étrange mélange du plus grossier dogmatisme et de l’idéalisme le plus décidé. Mais ce n’est pas là le Kantisme de Kant, c’est le Kantisme des kantiens qui, par habitude invétérée, ont tiré du dogmatisme de là où il ne devait y avoir que l’idéalisme transcendantal. Lorsque les sceptiques, comme l’auteur d’Énésidème, constatent la contradiction qu’il y a entre l’acceptation de la chose en soi et le seul usage légitime des catégories, ne devraient-ils pas plutôt être prévenus par cette contradiction qu’ils ont mal entendu Kant ? Qu’est-ce, en effet, pour Kant que la chose en soi ? Un noumène, un objet intelligible, qui s’ajoute au phénomène selon des lois nécessaires, quelque chose par conséquent qui, se produisant par notre pensée, ne saurait, sans absurdité, être conçu comme indépendant d’elle. Or le noumène, cette chose en soi, à quoi l’emploient ces interprètes ? Cette idée d’une chose en soi est fondée sur la sensation, et ils veulent en retour fonder la sensation sur l’idée d’une chose en soi. Leur monde est soutenu par le grand éléphant, et le grand éléphant est soutenu par le monde. Leur chose en soi, qui est une pure idée, doit agir sur le moi ! Oublient-ils donc en route ce qu’elle est, et veulent-ils lui attribuer le prédicat le plus propre au réel, l’efficacité ? Et ce seraient là les mirifiques découvertes du grand génie dont le flambeau éclaire toute la philosophie de notre âge ? Aussi longtemps, proclame Fichte, qu’on ne me montrera pas dans Kant cette formule expresse, qu’il dérive la sensation d’une impression de la chose en soi, aussi longtemps je me refuserai à croire ce que les interprètes disent de lui. Et s’ils apportaient cette preuve, eh bien ! je tiendrais la Critique de la raison pure plutôt pour l’œuvre du plus étrange hasard que pour l’œuvre d’une tête pensante. Cependant, malgré cette déclaration, Fichte n’ignore pas que l’on a invoqué certains textes formels de Kant, et il songe surtout aux textes du début de la Critique. Mais que valent ces textes, peu nombreux, — sur ce point la statistique de Fichte n’est pas très rigoureuse, — que valent ces textes pris isolément contre l’esprit du système qui en commande le sens ? — Lorsque Kant dit que l’objet en nous est donné et ne peut nous être donné qu’en tant qu’il affecte l’Âme, lorsqu’il parle d’un objet comme cause de cette affection de notre sensibilité, que signifie le mot objet ? Ce que l’entendement ajoute aux phénomènes pour en comprendre la diversité dans une conscience. Dès lors : « l’objet nous affecte », — cela signifie : « quelque chose qui est simplement pensé nous affecte », ou encore : « il est pensé comme nous affectant ». — Ainsi, dire que l’âme reçoit l’affection de l’objet, cela revient à dire, plus exactement, que l’âme se conçoit comme affectée ou susceptible d’être, — et l’on sait que la Doctrine de la Science établit que le moi se limite originairement et nécessairement, qu’il perçoit immédiatement cette limitation par le non-moi qu’il s’oppose. Ce n’est pas le dogmatisme des kantiens, c’est l’idéalisme de la Doctrine de la Science qui représente exactement la pensée de Kant. (W., L, pp. 480 et suiv.)

À coup sûr, s’il s’agissait d’une reconstitution historiquement exacte de la pensée de Kant, nous aurions des réserves à faire. Il n’est pas douteux que Kant affirme, non pas en passant, mais à maintes reprises et à divers intervalles, l’existence des choses en soi comme causes des phénomènes. Il semble avoir eu, du reste, le sentiment des difficultés qui pouvaient venir de là, et l’on en retrouve la trace dans les Lose Blätter, pp. 98, 104, 189, 190, 200-205, 209-216, 260-263.

Mais le travail de réflexion philosophique, qui s’est opéré ainsi sur le Kantisme, et qui a consisté soit à signaler la contradiction de la chose en soi avec l’esprit du système, soit à éliminer cette chose en soi, au nom de cette contradiction même, comme une affirmation simplement exotérique ou apparente, est solidaire de la constitution progressive de l’idéalisme spéculatif allemand. On dirait volontiers de cet idéalisme qu’il a opéré, à travers les données historiques, sur la chose en soi de Kant, comme il a opéré, à travers les données sensibles de la perception, sur le non-moi ; il a prétendu faire rentrer en lui-même, expliquer par la vertu interne de son premier principe, ce qu’il y avait tout de même de positif dans cet obstacle à son développement, — et il a de cette façon supprimé l’obstacle. Par toute sa vie même il annonce la mort de la chose en soi. Et lorsque la chose en soi ressuscitera chez des philosophes qui pourront encore se réclamer de Kant, chez un Schopenhauer ou chez un Herbart, ce sera avec une limitation ou une réfutation de l’idéalisme, et ce sera pour lui-même avec des attributs qui le détermineront positivement, mais hors des conditions et des relations de la pensée.

III.L’idée de la philosophie comme système

Dans une lettre à Marcus Herz, du 20 août 1777, Kant écrivait : « Depuis le temps que nous sommes séparés l’un de l’autre, mes recherches, autrefois consacrées d’une façon fragmentaire (stückweise) aux plus divers objets de la philosophie, ont pris une forme systématique et m’ont conduit graduellement à l’idée du Tout, qui a pour premier effet de rendre possible le jugement sur la valeur et l’influence réciproque des parties. » (Éd. de l’Académie de Berlin, t. X, p. 198.) Cette formule me paraît très expressive de la façon dont Kant a constitué sa doctrine. Certes, il a été profondément pénêtré de l’idée que l’esprit exige et doit essayer de fonder l’unité systématique du savoir, que l’œuvre suprême de la raison ne peut s’accomplir, comme il disait, que par un art architectonique. Mais ce n’est point d’emblée qu’il a procédé à l’organisation de son système : c’est à la suite de recherches diverses et partielles, portant sur tels concepts, tels problèmes, telles oppositions, qu’il est arrivé à concevoir les idées maîtresses de sa philosophie. En particulier, c’est l’analyse de la science mathématique de la nature envisagée sous divers aspects qui l’a conduit à découvrir le rapport de cette science, acceptée dès l’abord comme un fait certain, à l’esprit législateur a priori. À cet égard, les Prolégomènes nous découvrent mieux que la Critique la marche réelle de sa pensée : — Comment la science est-elle possible ? — On dirait qu’il n’a conçu l’esprit qu’en fonction de la science qu’il s’agit d’expliquer. D’autre part, cependant, dans la Critique, il avait estimé que la démonstration du rôle de l’esprit pouvait être synthétique ou systématique, c’est-à-dire que, au lieu d’y présenter la doctrine de l’a priori comme requise par la certitude de la science, il la présente comme impliquée dans l’exercice de nos facultés. Le « Je pense » n’intervient pas pour justifier la possibilité de la science ; mais c’est parce que le « Je pense » est vrai, avec le sens et dans les limites que Kant indique, que la science est possible. — À partir de l’établissement définitif de sa doctrine, Kant reste sans doute préoccupé de lui donner une forme systématique ; nous avons vu même en quel sens il s’efforce de concilier souvent ce qu’il a commencé par distinguer ; jusqu’aux derniers moments de sa vie, il a la préoccupation de présenter un système complet de la raison pure. Mais son effort dans ce sens reste précisé et limité par deux conditions essentielles : l’une, c’est que nous n’avons pas d’intuition intellectuelle ; — l’autre, c’est que, dans sa pensée, la détermination du rôle législateur de la raison pure reste liée à la justification de la science ; — la raison dépasse sans doute la science ; mais la science lui est immanente, et son premier rôle est de comprendre directement ce qu’elle a pour fonction de justifier. — La tentative s’imposait de libérer de ces entraves le système de la raison, et de le faire valoir pour lui-même.

C’est à Reinhold qu’appartient d’abord, pour la transformation du Kantisme en ce sens, l’initiative la plus décidée. Son adhésion à la philosophie de Kant s’était d’abord manifestée par une sorte d’exposé populaire, par ses Lettres sur la philosophie Kantienne. Appelé à professer à Iéna en 1787, il éprouva que comprendre le Kantisme assez profondément pour l’enseigner était d’une difficulté presque aussi grande que l’initiation première, et sa réflexion d’alors lui fit découvrir que, si le Kantisme était bien la vérité, l’unique vérité, il avait cependant un défaut grave, qui était de manquer du fondement réel dont il avait besoin pour s’assurer complètement. D’où le Versuch einer neuen Theorie des menschlichen Vorstellungsvermögens (1789), où il essayait de remédier pour son compte à ce défaut. Par cette œuvre, il prétendait fournir la Métaphysique à laquelle Kant, avec sa Critique, n’avait donné que des Prolégomènes. Où il marquait avec une netteté particulière sa relation à Kant, c’était dans son écrit Ueber das Verhältniss der Theorie des Vorstellungsvermögens zur Kritik der reinen Vernunft, paru dans les Beiträge zur Berichtigung bisheriger Misverständnisse der Philosophen (1790, t. I, pp. 255-338). Inventis facile est addere, mettait-il en épigraphe.

Donc, il s’agit de trouver à la Critique le fondement qui l’assure, qui en démontre d’une façon péremptoire le double résultat, à savoir que les principes de toute connaissance a priori sont en nous, et que les choses en soi sont inconnaissables. Kant, dans sa Critique, emploie des termes comme ceux de représentation, d’objet, de jugement, de raisonnement, sans en justifier l’emploi, et en les faisant malgré cela servir à des démonstrations (ibid., p. 333). Plus précisément il distingue diverses sortes de représentations, des formes de l’intuition, des concepts, des idées, sans les ramener à aucun principe universel qui les unifie. Il avait cependant indiqué lui-même que la sensibilité et l’entendement pouvaient avoir une racine commune ; mais il n’est pas allé plus loin, jusqu’à cette faculté de représentation dont les intuitions sensibles, les concepts et les idées ne sont que des déterminations différentes (p. 263 sq.). — Or c’est en allant jusque-là que l’on peut seulement démontrer rigoureusement les résultats de la Critique : les preuves que donne Kant ne peuvent convaincre que ceux qui admettent déjà certains faits, pour lesquels alors Kant établit qu’ils ne sont possibles que sous certaines conditions. Il montre par exemple dans l’Esthétique transcendantale qu’avec ses thèses seules peut se concilier la certitude apodictique des Mathématiques ; mais que vaut cette affirmation pour celui qui pense que les Mathématiques ne contiennent qu’une nécessité hypothétique ? Kant montre dans l’Analytique transcendantale que les concepts a priori tels qu’il les entend peuvent seuls rendre compte de la possibilité de l’expérience, comprise comme un ensemble de phénomènes soumis à des lois ; mais que vaut cette affirmation pour celui qui nie l’expérience au sens kantien ? (Ibid., pp. 278-279.) Au contraire, la philosophie des éléments, telle que Reinhold la constitue, ne présuppose rien qui puisse être nié, et par delà les distinctions kantiennes qui ne sont que des défauts de réduction, elle cherche le principe qui établit l’unité, non seulement entre les divers modes de la connaissance théorique, mais encore entre la connaissance théorique et la connaissance pratique (p. 277).

Une philosophie n’est rigoureusement démontrée que si elle est systématique, et la transformation de la Critique en système est, selon Reinhold, ce qu’il faut poursuivre. Reinhold expose particulièrement cette exigence dans un écrit du même recueil, Ueber das Bedürfniss, die Möglichkeit, und die Eigenschaften eines allgemeingeltenden ersten Grundsatzes der Philosophie (t. I, pp. 91-164). À la philosophie, dit-il, il faut un premier principe d’une valeur universelle, un principe sur lequel tout le monde soit d’accord. Un principe est une proposition par laquelle plusieurs autres propositions sont déterminées. Le principe ne détermine que la forme, non la matière de ces autres propositions, non les sujets et les prédicats des autres jugements, mais seulement leur liaison. Dériver d’autres propositions d’un principe, ce n’est donc pas en déduire les représentations des prédicats et des sujets qui constituent le contenu de ces propositions, mais seulement la nécessité de la liaison des représentations, par laquelle elles deviennent des propositions. Il ne s’agit pas de tirer le particulier de l’universel comme s’il y était enfermé, mais de montrer dans quelle mesure le particulier est contenu dans l’universel. Le principe ne fournit donc à la science immédiatement que sa forme ; il n’agit sur la matière de la science que pour la purifier d’éléments étrangers ou la porter à se compléter par des éléments qui lui manquent. Mais un principe, et un premier principe, est indispensable à toute science qui n’est pas historique, qui procède avant tout par la connaissance de l’universel et du nécessaire. Non seulement un principe tel doit être premier, c’est-à-dire ne dépendre d’aucun autre ; mais encore il doit être unique, c’est-à-dire fonder, non une partie de la science, mais la science tout entière. Un tel principe, conditionnant toute démonstration, ne peut lui-même être démontré ; il doit être certain par lui-même. Pour ce qui est de la philosophie, le premier principe doit fonder immédiatement la philosophie des éléments et médiatement le reste de la philosophie ; le fondement de sa nécessité doit être entièrement hors du domaine de toute philosophie, il ne doit pas être découvert au moyen du raisonnement ; il doit exprimer un fait, Factum, susceptible d’apparaître à tous les hommes par la seule réflexion ; ce fait ne doit être tiré d’aucune expérience, même de l’expérience interne, parce qu’elle est individuelle ; ce fait doit être en nous, et, n’étant ni un raisonnement ni une expérience déterminée, il doit accompagner toutes les expériences et toutes les pensées dont nous avons conscience ; il ne peut être que dans la conscience même. Aussi, sans chercher plus avant ce qu’il est positivement, nous avons marqué pour la philosophie plus encore que pour toute science la nécessité d’avoir un premier principe et de revêtir une forme systématique (op. cit., pp. 94, 114 sq., 122 sq., 142-144).

Cette idée de convertir la philosophie critique en un système pour lui donner à la fois la plus grande extension et la plus complète certitude, Fichte à son tour se l’approprie et tend à l’exprimer avec plus de profondeur à la fois et de rigueur.

Dans une lettre à Stephani, où Fichte raconte comment l’Énésidème l’a pendant un temps déconcerté, a renversé en lui Reinhold, lui a rendu Kant suspect et démoli de fond en comble son propre système, il déclare que ce système va être toutefois bientôt rebâti, et il ajoute : « J’ai découvert un nouveau fondement sur lequel l’ensemble de la philosophie se laisse très aisément élever. D’une façon générale, Kant possède la philosophie vraie, mais seulement dans ses résultats, non dans les principes capables de la fonder. Ce penseur unique m’apparaît toujours plus admirable ; il a, ce me semble, un génie qui lui révèle la vérité sans lui en montrer les raisons. Bref, nous aurons, je crois, dans une couple d’années une philosophie qui le dispute en évidence à la géométrie » (Fichte’s Leben und litterarischer Briefwechsel, 2e édit., t. II, pp. 511-512). Pareillement dans une lettre à Niethammer du 6 octobre 1793 : « Selon ma conviction intime, Kant n’a fait qu’indiquer la vérité : il ne l’a ni exposée ni démontrée. Cet homme unique et merveilleux, ou bien possède une faculté de divination de la vérité sans avoir conscience des raisons qui la fondent, ou bien n’a pas estimé son siècle assez haut pour les lui communiquer, ou bien a craint d’attirer sur lui pendant sa vie la vénération surhumaine qui pourtant devait tôt ou tard lui échoir… » (Ibid., t. II, p. 431). Le sens dans lequel Fichte poursuit la réforme du Kantisme, c’est donc la recherche de principes susceptibles d’organiser systématiquement la philosophie. Dans son compte rendu de l’Énésidème, il avait déclaré que c’était l’immortel mérite de Reinhold d’avoir détourné la raison philosophique de ces commentaires sans fin sur Kant qui ne pouvaient atteindre à l’essentiel du Kantisme, et de lui avoir fait comprendre la nécessité de ramener la philosophie à un principe unique dont l’établissement devait précéder l’exécution détaillée du système (Werke, I, p. 20). La philosophie critique, concluait Fichte dans ce compte rendu, est après les objections de l’Énésidème aussi solidement debout qu’auparavant ; mais elle exige un grand labeur pour que soient ordonnés dans un tout bien lié et inébranlable les matériaux qu’elle fournit (I, p. 25). — C’est à expliquer comment doit se constituer dans cet esprit la philosophie qu’est consacré l’écrit de Fichte, Ueber den Begriff der Wissenschaftslehre oder der sogenannten Philosophie, 1794, qui précéda et annonça la publication des Grundlage der gesammten Wissenschaftslehre (1794). — Après que les oppositions des philosophies dogmatiques ont été résolues dans la philosophie critique, l’opposition reste à résoudre du système dogmatique et du système critique (Vorrede zur ersten Ausgabe, I, p. 29).

Il y a un point sur lequel tout le monde est d’accord : la philosophie est une science ; mais là où l’on se divise profondément, c’est dans la détermination de l’objet de cette science. Cette division cesserait peut-être, si l’on développait tout ce qu’implique le concept de science. — Une science est quelque chose qui forme un Tout ; elle n’est possible que par la liaison de propositions qui se communiquent leur certitude. Mais pour cela il faut évidemment que dans toute science il y ait une proposition dont parte la certitude ainsi communiquée. Une proposition scientifique qui n’est pas certaine par soi reçoit sa certitude d’une autre proposition, laquelle peut-être reçoit la sienne d’une autre ; mais cette série ne peut aller à l’infini : car alors il n’y aurait point de certitude, partant point de science. Il faut donc une proposition dont toutes les autres reçoivent leur certitude, et il faut que cette proposition soit unique. Avec plusieurs propositions de ce genre, l’on n’aurait pas affaire à un Tout. De plus, cette proposition, dont découle la certitude des autres, ne doit pas tenir des autres la sienne : car alors tout serait incertain ; elle doit être certaine avant l’enchaînement des autres propositions et indépendamment de cet enchaînement ; elle est à ce titre une proposition fondamentale (Grundsatz), un principe (I, pp. 38-43).

Mais là-dessus deux questions se posent 1o Comment est possible la certitude du principe en lui-même ; 2o comment est possible la faculté de déduire de la certitude de ce principe, par un procédé défini, la certitude d’autres propositions ?

Ce que le principe doit posséder lui-même et ce qu’il doit communiquer aux autres propositions qui entrent dans la science s’appelle le contenu interne (der innere Gehalt) du principe et de la science en général ; la façon dont le principe doit communiquer ce contenu aux autres propositions s’appelle la forme de la science. — La question à résoudre est donc celle-ci : Comment s’explique la possibilité du contenu et de la forme d’une science en général ? — ou encore : Comment la science même est-elle possible ? — La solution de cette question serait elle-même une science, la science de la science en général, — la Wissenschaftslehre, c’est là le nom qui désigne le mieux la tâche que doit remplir la philosophie. — Il faut développer ce concept de la Doctrine de la science (I, pp. 43-45).

D’abord la Wissenschaftslehre est une science de la science en général ; c’est-à-dire qu’elle a à fonder toutes les sciences, dont chacune forme un système sous le gouvernement d’un principe défini. Aucune de ces sciences particulières ne justifie par elle-même son principe, ni sa forme systématique ; c’est à la Doctrine de la science que cette tâche revient. Ensuite la Wissenschaftslehre est elle-même une science ; c’est-à-dire qu’elle possède en elle-même un principe qu’elle ne peut démontrer et qui est pourtant la condition de sa possibilité comme science. Ce principe ne peut pas non plus recevoir la démonstration qui lui manque dans une science supérieure, car ce serait alors cette science supérieure qui serait la véritable Wissenschaftslehre, et celle dont le principe serait démontré de la sorte ne le serait plus. Dès lors, il faut dire que ce principe n’est susceptible absolument d’aucune démonstration, mais qu’étant toutefois absolument certain, il est certain par lui-même. Or aucune proposition n’est possible sans un contenu et sans une forme. Si le principe de la Doctrine de la science est certain par lui-même, ce ne peut être que parce que le contenu en détermine la forme et réciproquement la forme le contenu : tel doit être le caractère du principe absolument premier. Si maintenant, en dehors de ce principe absolument premier, il est cepéndant d’autres principes, ceux-ci ne le sont que d’une manière relative et subordonnée, c’est-à-dire que des deux éléments qui les constituent, le contenu et la forme, l’un est certain par lui-même, et l’autre reçoit sa détermination du principe absolument premier. C’est déjà faire comprendre que dans la Doctrine de la science il ne saurait y avoir que trois principes, le premier d’ailleurs méritant seul ce nom absolument : le premier immédiatement certain pour sa forme et pour son contenu ; le second immédiatement certain pour sa forme et médiatement pour son contenu ; le troisième immédiatement certain pour son contenu et médiatement pour sa forme (pp. 49 et suiv.).

Mais le principe absolument premier ne peut être et n’est qu’un, et c’est à lui qu’il revient de déterminer dans leur ordre régulier toutes les propositions dont l’ensemble constitue la Doctrine de la science. C’est dire que la Doctrine de la science doit affecter une forme systématique, qu’elle n’emprunte pas à l’extérieur, qu’elle tire d’elle-même. La possibilité d’une Doctrine de la science comme la possibilité de son principe supposent que dans le savoir humain il existe réellement un système. Admettons qu’il n’y ait point de système ; deux cas se peuvent concevoir : ou bien il n’y a rien qui soit immédiatement certain, et alors notre science forme une série indéfinie de termes ne se rattachant à rien ; ou bien notre science consiste en une pluralité de séries se rattachant chacune à un principe, mais indépendantes entre elles, et alors elle est plutôt un labyrinthe où notre esprit s’égare qu’une demeure où il s’installe fermement. Évidemment alors la nécessité d’une Wissenschaftslehre ne s’imposerait plus, chaque science particulière pouvant se suffire. Toujours est-il que dans les deux cas l’on n’aurait qu’un savoir fragmentaire, sans certitude ou sans cohésion, non un savoir réel, lequel n’est possible que sous la forme d’un système (I, pp. 52-54).

Cependant sur l’universalité et les limites de la Wissenschaftslehre, sur son rapport à la Logique, sur son objet propre, diverses questions se posent. La Doctrine de la science doit être une science de toutes les sciences. Comment peut-elle être sûre d’avoir complètement épuisé tout le domaine de la science humaine ? À vrai dire, si elle procédait par une sorte d’induction ayant pour base la science humaine réalisée jusqu’à ce jour, elle ne saurait garantir qu’il ne se produira pas quelque découverte qui ne cadre pas avec son système. Si même elle prétendait n’épuiser de la sorte que la science possible dans la sphère actuelle de l’existence humaine, elle ne serait pas plus heureuse dans cette tentative ; car si la philosophie ne vaut que dans ce domaine, elle ne connaît pas d’autre domaine possible, puisqu’elle s’enferme dans des limites qui lui sont fixées arbitrairement et du dehors. Au fond, c’est dans la Doctrine même de la science que sont enfermées les conditions qui permettent de reconnaître si le principe est épuisé ou non. S’il n’intervient dans tout le système aucune proposition qui soit vraie, le principe étant faux, ou qui soit fausse, le principe étant vrai, c’est là la preuve négative qu’aucune proposition ne s’est introduite en trop. Mais où sera la preuve positive qu’aucune proposition ne manque parmi celles que le principe requiert ? Elle sera en ceci, que le principe originairement posé apparaît finalement comme résultat, et que le cercle ainsi tracé par le système nous ramène à notre point de départ. En ce sens, la Doctrine de la science est la seule science qui puisse être achevée ; l’achèvement est son caractère distinctif. Tandis que les sciences particulières se développent à l’infini et ne connaissent pas de terme (I, pp. 57-62).

Mais quelle est donc la limite qui sépare la Doctrine de la science des sciences particulières qu’elle fonde ? Tout principe d’une science particulière est une proposition de la Doctrine de la science. Comment donc une proposition de la Doctrine de la science peut-elle devenir principe d’une science particulière ? C’est en répondant à cette question que nous pouvons trouver la limite cherchée. Or toute proposition de la Doctrine de la science est l’expression d’une action nécessaire de l’intelligence, qui fait paraître au jour une représentation sans laquelle l’intelligence ne saurait être ; tandis que tout principe d’une science particulière détermine une action que la Doctrine de la science n’exige pas, qu’elle laisse libre. C’est cette libre action déterminée qui s’ajoute à l’action nécessaire de l’intelligence, pour convertir une proposition de la Doctrine de la science en principe d’une science particulière. Par exemple, l’espace est une représentation nécessaire de l’intelligence, et que la Doctrine de la science fait apparaître dans sa nécessité : mais la géométrie n’est possible que par une construction des figures d’après des règles ; cette construction est une action libre, et que la Doctrine de la science laisse libre. De même la représentation d’une nature soumise à des lois est une action nécessaire de l’intelligence et, à ce titre, relève de la Doctrine de la science ; mais la détermination et l’application des lois particulières, c’est-à-dire ce qu’on appelle d’ordinaire la science de la nature, n’est possible que par des expériences, c’est-à-dire par une action que la Wissenschaftslehre laisse libre. Ainsi est marquée la limite entre la Wissenschaftslehre et les sciences particulières (I, pp. 62-66).

Ainsi peut se marquer notamment la limite entre la Doctrine de la science et la Logique. La Logique ne traite que de la forme du savoir, de la forme séparée par réflexion et abstraction, tandis que la Doctrine de la science traite de la forme et du contenu dans leur intime et indissoluble union. Aussi la Logique n’est-elle pas la Doctrine de la science ; elle n’en est même pas une partie. Si elle traite de la forme seule, c’est par une action libre, du même genre que la construction des figures dans la Géométrie ou l’expérience dans la Physique. Tandis que la Doctrine de la science est nécessaire, non pas sans doute comme science clairement connue et systématiquement exposée, mais comme disposition naturelle, la Logique est un produit artificiel de l’esprit humain dans sa liberté. C’est à la Doctrine de la science que la Logique emprunte les preuves de sa validité, ainsi que l’indication de ses modes d’application (I, pp. 66-70).

Mais comment la Doctrine de la science se comporte-t-elle vis-à-vis de son propre objet ? Cet objet, c’est le système du savoir humain. Or celui-ci est indépendant de la doctrine même qui doit le comprendre, qui doit le représenter dans une forme systématique : ce sont les actions de l’esprit humain, également déterminées dans leur existence et dans leurs façons de se produire. Ces actions, ce n’est pas la Doctrine de la science qui les constitue ou qui les crée, et d’autre part il s’en faut bien qu’elles se produisent selon l’ordre (ordre qui n’est pas historique) où la Doctrine de la science doit les considérer. Quelle est donc la fonction de la Wissenschaftslehre ? C’est d’élever jusqu’à la conscience et sous la forme d’un système les modes d’action de l’intelligence. Ces modes d’action sont nécessaires, à la différence des constructions des sciences particulières qui sont libres. Mais l’acte même par lequel la Wissenschaftslehre se constitue est un acte libre de réflexion et d’abstraction, exclusif de toute aveugle contrainte. Seulement voici la difficulté : d’après quelles règles procède la liberté dans cette abstraction ? Comment le philosophe connaît-il ce qu’il doit accueillir comme un mode d’action nécessaire de l’intelligence et ce qu’il doit laisser tomber comme un mode d’action contingent ?

Cela, il ne peut pas le connaître, du moment que ce qu’il doit précisément élever jusqu’à la conscience n’est pas encore élevé jusque-là. Pour l’accomplissement de son œuvre, il n’y a donc pas de règle et il n’en peut y avoir. L’esprit humain fait des tentatives de diverses sortes ; par d’obscurs tâtonnements il arrive à des lueurs d’aurore avant de parvenir à la pleine et éclatante lumière. C’est ce que confirme bien l’histoire de la philosophie ; tous les philosophes qui se sont succédé ont travaillé à dégager de ses conditions contingentes le mode d’action nécessaire de l’intelligence ; ils y ont plus ou moins complètement réussi, tantôt plus, tantôt moins ; dans l’ensemble, le jugement philosophique s’est de plus en plus développé et rapproché de son but. Comme le poète a besoin du sens de la beauté, le philosophe a besoin du sens de la vérité, et le génie n’est pas moins indispensable dans la philosophie que dans la poésie et dans l’art. Il y a là un élément irréductible à la règle qui pourrait être posée avec une valeur absolue de certitude avant d’être appliquée (rapport de la philosophie de Fichte avec le romantisme). En tout cas, comme c’est la même réflexion qui se poserait des règles et qui dégagerait les lois nécessaires de l’action de l’esprit, il n’y a rien à tirer de leur accord comme preuve absolue de certitude, mais simplement à y voir une condition négative de la vérité de la doctrine. L’exactitude et la rigueur dans les déductions constituent des présomptions de plus en plus fortes en faveur de cette vérité, mais non des démonstrations absolues. Le système de l’esprit humain, dont l’exposition est l’objet de la Doctrine de la science, est absolument certain et infaillible, et tout ce qui se produit nécessairement dans une âme humaine est vrai ; si les hommes se trompent, ce n’est pas dans le nécessaire qu’est la cause de leur erreur, mais dans leur réflexion et leur jugement dont l’exercice suppose la liberté. Assurer et fortifier dans tous les sens cette réflexion et ce jugement : c’est là ce qu’on peut conseiller de mieux à quiconque prétend, non pas commander à l’esprit humain, mais en représenter exactement l’action (I, pp. 71-78).

Et cela montre que, si l’esprit en tant qu’il constitue par la réflexion la doctrine est un esprit dont la vertu est dans la représentation, l’esprit en tant qu’il est l’objet de la doctrine peut être quelque chose de plus. La représentation, — et ici Fichte vise Reinhold, — est bien l’action la plus haute, l’action absolument première du philosophe comme tel, mais l’action absolument première de l’esprit humain peut être d’une autre nature et aller bien au delà de la représentation. Aussi une science construite sur le concept de la représentation peut-elle être utile comme propédeutique ; mais elle n’est pas la philosophie fondamentale qu’elle voulait être. Cette philosophie fondamentale, c’est la Doctrine de la science (I, pp. 80-81).

Il fallait insister sur cette conception que Fichte a soutenue de la philosophie comme système absolu, parce qu’elle est restée le modèle d’après lequel s’est constitué sous des formes diverses l’idéalisme allemand post-kantien. Dans son premier écrit proprement philosophique, Ueber die Möglichkeit einer Form des Philosophie überhaupt (1794), Schelling, sous l’influence de Fichte et après lui, s’applique à montrer que la philosophie entendue comme science doit être un système parfaitement clos, un Tout dont la forme consiste dans une unité absolue et nécessaire ; elle doit être conditionnée par un principe absolu qui soit la condition de tout contenu et de toute forme (Schelling, Werke, I, pp. 89 sq.). D’ailleurs, jusqu’au moment où il sera en réaction contre son idéalisme spéculatif, qu’il prétendra alors compléter par une autre philosophie positive appuyée sur d’autres considérations, — quelque expression qu’il donne et quelque variation qu’il impose à cet idéalisme spéculatif, — il prétendra toujours en déduire le contenu d’un principe premier absolument certain, et si plus d’une fois, sous le développement systématique de sa pensée, l’on sent la virtuosité romantique et l’action de ce génie dont Fichte avait proclamé la supériorité sur la règle, il n’en reste pas moins que ce développement systématique représente à ses yeux l’idéal de la démonstration rigoureuse et de la certitude philosophique.

Le hégélianisme est, lui, en pleine conscience, le triomphe de l’esprit systématique. La science de l’absolu, dit Hegel, est essentiellement système, parce que le vrai, en tant que concret, n’est tel qu’en se développant en lui-même et en gardant dans ces développements son unité. Une philosophie sans système ne peut rien avoir de scientifique. Elle exprime bien plutôt une opinion subjective, et son contenu n’est qu’un contenu contingent, le contenu ne trouve sa justification que comme moment d’un Tout (Encyclopädie, Einleitung, § 14. Werke, t. VI, p. 22). De la constitution du système, Hegel élimine même toute façon de le constituer qui serait viciée d’apparence irrationnelle, ou qui le présenterait dans une sorte d’extériorité vis-à-vis de la pensée. Nous avons vu comnment Fichte opposait en quelque mesure le système du savoir, en lui-même réel et infaillible, à la pensée philosophique qui en poursuit la représentation intellectuelle, comment il livrait la pensée philosophique aux tâtonnements et à l’inspiration du génie. Hegel, lui, fait précéder l’exposé systématique de la vérité absolue et en soi d’une histoire systématique du développement de la conscience jusqu’au moment où elle atteint le principe du savoir absolu, et c’est là l’objet de la Phénoménologie de l’esprit (1807). Il montre également dans l’histoire de la philosophie une seule et même philosophie qui a parcouru différents degrés avant de se comprendre dans la philosophie vraie. Quant au système, il enferme en lui-même une telle puissance de justification pour tout ce qui entre en lui, que l’on peut indifféremment, déclare volontiers Hegel, le prendre par un côté ou par l’autre : que l’on se place à l’origine pour exposer la genèse progressive de toute réalité ou de toute pensée, — ou que l’on se place au terme pour remonter par régression jusqu’aux éléments premiers, — c’est la même nécessité absolue que la raison découvre. Ainsi la déduction systématique est une justification du réel, génétique et rationnelle indissolublement.

Telle est donc dans la philosophie spéculative allemande la conception de la philosophie comme système. Superficiellement interprétée, cette conception a paru souvent une prétention insensée à refaire ou à faire l’œuvre de Dieu, à créer le monde, à le faire sortir tout entier de la pensée du philosophe. On a cru que la déduction recherchée par ces doctrines était comme une dérivation logique, — alors que les procédés ordinaires de la dérivation logique étaient précisément répudiés, — et l’on a été scandalisé de voir extraire de si pauvres prémisses de si riches conséquences. Mais déduction, ici, c’est justification, — et justification au nom de cette idée que, si l’esprit existe a priori, il doit avoir à ce titre un contenu, un ensemble rigoureux de déterminations développables également a priori. Si l’on affirme qu’au commencement est le Verbe ou l’esprit, c’est une affirmation qui elle aussi doit être au commencement, et ne pas dépendre de la réalisation subordonnée de la raison dans une œuvre comme la science. D’où la souveraineté en quelque sorte transcendante sur la science que s’arroge cette spéculation. En cela certes elle diffère pour une bonne part des métaphysiques modernes antérieures qui, sans renoncer à la connaissance de l’absolu ou de l’inconditionné, la liaient plus qu’elles ne l’opposaient à la mathématique ou à la science exacte de la nature, — et l’on dirait qu’elle reprend, mais avec une hardiesse réfléchie, la tentative qu’avait faite la philosophie grecque du Concept ou de l’Idée, opérant avec une audace à demi inconsciente et en l’absence de science positive largement constituée, sur les essences et les genres suprêmes. — Elle diffère en cela aussi du Kantisme même, qui, nous l’avons dit, tout en proclamant l’autonomie de la raison pure, liait cependant par une solidarité très intime la raison et la science, et assignait à la raison théorique pour son premier but la justification de la science. Et pourtant elle procède de Kant par l’extension extrême de l’idée qui est au centre du Kantisme, à savoir que l’esprit, par ce qu’il a d’a priori, règle, conduit, détermine la connaissance. Dans cet esprit, seulement, Kant ne plaçait l’absolu que comme idéal : l’idéalisme allemand rapproche l’absolu et l’esprit au point de n’en faire qu’une même vérité, — ou plutôt la vérité.


  1. Voir Vaihinger, Commentar II, pp. 35 et suiv., « Dilthey, die Rostocker, Kanthandschriften », Archiv für Gesch. der Phil., II, pp. 572 et suiv.