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De Kant aux postkantiens/Préface

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Texte établi par Maurice BlondelAubier-Montaigne (p. 5-21).

PRÉFACE

Cette étude sur les métaphysiciens allemands de la première moitié du xixe siècle reproduit les onze leçons d’un cours professé en Sorbonne du 3 mars au 26 mai 1909. Victor Delbos[1], selon ses exigences habituelles, les avait entièrement rédigées avant de se fier à la vivante improvisation de sa parole, toujours maîtresse du fond et de la forme d’idées lentement mûries. Il avait, m’avait-il écrit, l’intention de les publier plus tard, mais non sans les avoir scrupuleusement revisées et encore enrichies. Il avait préparé ces leçons en profitant de l’immense effort qu’il avait accompli depuis 1893, après son grand ouvrage sur La Morale de Spinoza et l’histoire du spinozisme. Dépouillant toute la littérature relative, en Allemagne et ailleurs, à la « formation de la philosophie pratique de Kant » pour ce monumental ouvrage qui n’a d’équivalent sur un tel sujet chez aucun peuple, il avait voulu scruter aussi les courants issus de l’idéalisme transcendental et les diverses répercussions du criticisme sur la spéculation ou même la mentalité germaniques. En profond historien de la philosophie, il savait, en effet, que les systèmes les plus originaux ne naissent pas d’une génération spontanée et qu’en même temps leur fécondité dépend non d’une fidélité littérale, mais des multiples initiatives qui mettent en œuvre des facteurs nouveaux d’où rejaillissent des clartés sur l’inspiration initiale.

Toutefois, ce n’était point seulement pour mieux pénétrer, par rétrospection, l’inspiration profonde du kantisme à travers la dialectique de l’histoire subséquente que Delbos avait poursuivi son investigation parmi la prodigieuse végétation des hautaines spéculations métaphysiques dont il tenait à présenter en toute objectivité les développements. Il apercevait de plus en plus, il prévoyait déjà les conséquences et les abus qui pourraient être tirés de thèses intrépidement déductives et indéfiniment plastiques.

Néanmoins, ce dessein de fournir un exposé tout objectif d’un des mouvements les plus complexes et les plus dialectiquement organisés de la pensée philosophique ne bornait point la visée de Delbos. Nous verrons, en effet, comment, par ses scrupules d’historien, il voulait aussi contribuer au progrès de la vie intellectuelle, à l’élucidation des méthodes propres à la philosophie et à son histoire, travailler ainsi au développement normal de la civilisation. C’est pourquoi il indiquait l’intention de reprendre cette large étude et de profiter de la vivante évolution des idées qu’éclaire peu à peu l’expérience collective des nouvelles générations. En citant quelques-unes des réflexions qu’il nous confiait, principalement de 1914 à 1916, nous comprenons mieux encore combien aujourd’hui sa perspicacité de philosophe, sa conscience d’homme l’auraient impérieusement porté à discerner les causes dans les effets et à dégager les vérités essentielles dans la confusion même des idéologies et des attitudes en conflit. Aussi devons-nous estimer qu’en publiant cette savante ébauche, d’une exactitude, d’une impartialité si sereines, nous sommes fidèles aux intentions de celui qui cherchait toujours dans la vérité lucidement approfondie le principe de ses jugements et de ses actions.

1. Au premier abord, cet exposé dense et vigoureux ressemble à une belle épure où toutes les lignes sont tracées avec une claire et ferme cohérence. Il semble que leur auteur, devant cette polyphonie des grands métaphysiciens allemands, où les dissonances paraissent servir à la richesse d’une harmonie totale, se borne au rôle d’auditeur et de témoin, témoin étranger à tout autre désir que celui d’une curiosité spéculativement satisfaite, témoin indifférent même à l’égard des solutions successives qui s’affirment, se combattent, se succèdent avec la fécondité d’une dialectique toujours renaissante à travers ses victoires et ses ruines.

Devant cette analyse, admirable de précision, de richesse et de pénétrante lumière, Lachelier et Darlu, de même que Boutroux, avaient pu écrire qu’on y voyait « la vie de la pensée dialectique se déployer comme le cours d’un grand fleuve aux multiples affluents dont on suivait encore la couleur des eaux diverses », que réellement « on apercevait la métaphysique se faire sous nos yeux avec ses nombreuses révolutions » et que « la continuité de ces déductions protéiformes nous faisait comprendre les tendances secrètes d’une âme ethnique qu’il nous importe souverainement de connaître en son devenir et en ses hardiesses illimitées[2] ».

Cependant, nous ne devons pas être dupes de ce spectacle, comme s’il ne s’agissait que d’un jeu esthétique, d’un combat idéal, où les esprits ne semblent se pourfendre que pour exciter de nouvelles énergies. Si Delbos, s’effaçant lui-même, ne prend jamais parti, ce n’est pas seulement parce qu’avec la plus sincère modestie il se défie de ses propres initiatives intellectuelles, mais c’est parce qu’il réserve à la lente, complexe et intégrale logique de l’histoire réellement vécue le soin de révéler les valeurs de vérité et de vie à longue échéance.

Il cherche en toute objectivité à expertiser la portée et les résultats d’une spéculation qui, constructive dans l’abstrait, prétend rejoindre, dominer, fabriquer même la réalité concrète dans une philosophie de la nature, de l’histoire et de l’esprit. Aussi Delbos excelle-t-il à mettre en lumière à la fois ce qui, dans chaque système successivement considéré, aspire à clore la doctrine comme en un cycle définitif ; ce qui la rouvre aussitôt sur un nouveau système ; enfin, comment cet effort, qui tend à fixer du consistant dans l’inconsistance même, ou à mettre de l’absolu dans le devenir et du devenir dans l’absolu, aboutit à susciter des formes nouvelles de pensée, des problèmes et des méthodes qui, se libérant du point de vue kantien, nous ramènent, par des voies inédites, de l’idéalisme transcendental vers un réalisme où reparaîtra une affirmation de la transcendance, purifiée des scories de l’empirisme et des indigences exsangues du rationalisme. Il importe donc d’abord de laisser les doctrines s’organiser, établir leur cohérence, se confronter par une critique inflexible, manifester progressivement tout le dynamisme dont elles procèdent, mais aussi il devient indispensable de déceler leurs déficiences et leur artificielle rigueur, finalement génératrices de suites abusives et dangereuses. Grande leçon qui nous est donnée ainsi et qui ne ressemble en rien à la précipitation des esprits partisans, ni à ces réfutations par des conséquences hâtivement déduites dans l’incompréhension ou la passion.

D’abord uniquement attaché à pénétrer à fond et à faire comprendre la pensée des grands philosophes comme ces philosophes l’ont comprise et en usant de leur propre terminologie, Delbos a été un merveilleux historien. Il était cela, certes, mais il l’était d’autant plus qu’il n’était cela que pour entrer davantage dans la vie des esprits, dans la circulation incessante des idées, dans l’invention originale qui s’opère, comme il disait, par une sorte de marcottage après qu’on s’est nourri des organismes spirituels animés par de hautes intelligences et de profondes aspirations.

2. Il faut aller plus loin. Delbos se défiait même de la dialectique des vivantes idées, enracinées dans l’histoire vécue ; et cela à un double titre. — D’abord, sa science du concret ne pouvait s’accommoder d’une thèse abstraite et générale d’après laquelle l’histoire, en ses réalisations toujours provisoires et ambiguës, deviendrait l’incarnation productrice de la vérité, de la justice et du droit : une telle généralisation lui paraissait arbitraire et inconséquente avec les principes mêmes dont elle se réclame. — En outre, il avait le vif sentiment et aussi la claire vision de l’erreur foncière, de la faute qui consiste à conférer au devenir la valeur d’absolus successifs, à exiger au profit de ce qui passe et change les impérieux privilèges d’une transcendance en soi, à traiter l’indéfini virtuel comme un infini réel, à chercher une échappatoire dans la pensée impersonnelle et l’intelligibilité pure en prétendant éliminer la primauté spirituelle de la conscience et de l’intelligence. C’est pourquoi, sans introduire prématurément aucune conviction personnelle dans les grands débats dont il se fait le narrateur, il excelle à manifester comment, à chaque tournant des grandes épopées métaphysiques qu’il décrit, les conclusions qui semblaient victorieuses se trouvent exposées à d’imprévus renversements de perspective. Jamais peut-être on n’avait assisté à de plus intrépides joutes d’idées que celles de ces métaphysiciens allemands du xixe siècle. Mais là où l’argumentation semblait définitive, il se trouve que, chez les adversaires, chez l’auteur même d’une doctrine, surgissent de nouveaux aspects, des principes imprévisiblement mis en valeur qui forcent le même auteur à des philosophies successives ou provoquent ses émules à des rénovations inépuisables. Dès lors, n’y a-t-il point, en cette fécondité même, la preuve d’une impossibilité d’enfermer en un système clos de concepts cette vie de l’esprit dont la réalisation implique, non une indéfinie mouvance dans l’ordre immanent, mais une croissance vers un Infini réel qui déjà lui est présent et la travaille intimement ?

3. De cette méthode historique, fondée sur des vérités doctrinales, méthode justifiée et confirmée à la fois par la critique spéculative et par l’enchaînement des faits résultant du mouvement total de la civilisation, il ressort que, toujours courtes par quelque endroit, les constructions logiques et les systématisations les plus cohérentes ressemblent plutôt à des échafaudages, indispensables sans doute, mais inévitablement provisoires et susceptibles d’élargissement et d’approfondissement. En philosophie, on ne peut être vraiment historien qu’en s’immisçant à l’effort perpétuel de croissance par rénovation ou par redressement et complément des problèmes, des perspectives ouvertes, des solutions qui ne sont jamais closes. Assurément, il subsiste des vérités stables, des certitudes primitives et nécessaires, mais cette tradition même est plutôt une orientation fixe dans la recherche, la défense ou l’enrichissement d’une philosophia perennis qu’un littéralisme matériellement accru comme par la juxtaposition de cristaux.

C’est ainsi que les surprises et les révélations de la Grande Guerre ont pu en même temps fortifler et corriger les vues et les pressentiments dont Victor Delbos donnait l’émouvant témoignage durant les mois qui précédèrent sa fin brusquée et prématurée. On ne peut dire assez la souffrance qu’il ressentit des trahisons d’une culture qui se révéla si perfidement inhumaine, des angoisses chaque jour renouvelées, des pertes cruelles infligées à « notre héroïque jeunesse » ; il ne se consolait pas de voir disparaître l’élite de ses chers étudiants qu’il aimait et suivait avec une paternelle sollicitude. Aussi, sans rien renier de ses sereines études sur Spinoza, Kant, les postkantiens, il apercevait en une lumière nouvelle les lacunes, les déviations contre lesquelles sa probité et sa raison protestaient, mais avec l’espoir d’un retour à l’estime des valeurs spirituelles.

Retenons d’abord dans ses lettres intimes les dispositions de haute impartialité auxquelles il demeurait d’autant plus fidèle qu’il souffrait davantage soit de certaines déceptions personnelles, soit du spectacle de passions tardivement éveillées et abusivement injurieuses ou incompréhensives. Il était peiné du retournement des éloges excessifs en violences imméritées de langage chez des écrivains qui, méconnaissant leurs illusions du passé récent, croyaient les réparer, se les faire pardonner ou se faire illusion à eux-mêmes en prodiguant les termes et les sentiments auxquels cependant la grande masse du peuple généreux de France répugnait dans la gravité de ses souffrances et de ses espoirs. Il cherchait donc toujours à discerner dans les erreurs commises de part et d’autre les vérités salutaires à remettre en valeur, mais aussi il tenait d’autant plus à dénoncer l’origine des déviations, à nous détourner des sources empoisonnées où s’étaient abreuvés tant d’esprits contemporains. Il se rendait compte ainsi des raisons secrètes qui lui avaient fait de plus en plus éprouver un malaise spirituel au contact prolongé de thèses spécieuses, de doctrines apparemment idéalistes qu’il voyait aboutir par la rigueur de déductions tout ensemble formalistes et passionnées à ce qu’il fallait bien appeler des « énormités », au sens étymologique de ce mot, des « atrocités », selon une expression qui s’appliquait d’autant plus sévèrement que leurs auteurs se glorifiaient des violences en raison des succès profitables dont ils croyaient enrichir leur prestige et satisfaire leur esprit de domination au nom d’une culture plus avancée.

4. Nous voyons déjà quelles leçons de réalité intellectuelle et morale, quel enseignement approprié Delbos sut tirer de l’expérience déjà immense des années 1914-1916, auxquelles son cœur généreux ne put survivre. En confrontant ses espoirs d’alors avec les insuffisances intellectuelles et morales des vingt années qui suivirent, nous pouvons un peu mesurer les tristesses, les angoisses qui eussent été les siennes devant le spectacle qu’aujourd’hui l’humanité s’offre à elle-même. Mais aussi, plus qu’autrefois encore, il eût tenu à répéter qu’en dernière analyse c’est une question de vérité foncière dont nous avons à prendre conscience. Toujours fidèle à discerner les déviations intellectuelles et les mouvements collectifs des pensées plutôt qu’à incriminer les défaillances morales dont nous ne pouvons apprécier la gravité dans le secret des consciences, il eût sans aucun doute tiré des crises présentes et des dangers systématiques auxquels elles exposent l’humanité les enseignements de plus en plus précisés qu’elles imposent à la méditation spéculative du philosophe comme à l’action militante des hommes de courageuse raison.

Loin donc de renoncer au projet conçu après 1909, et surtout devant la conflagration de 1914, il eût tenu davantage à remonter aux origines métaphysiques d’une méthode et d’une conception dont il ne reniait pas la part de vérité qu’elle pouvait et devait servir à véhiculer, mais dont les abus et la perversion même avaient entrainé ce qu’il nommait une sophistication des âmes, une exaltation des forces inconscientes et brutales, un retour à une barbarie savante sous les apparences d’un idéalisme matérialisé et d’un mysticisme des instincts de proie, d’orgueil et de domination. Dès les premiers mois des hostilités, dès les premières manifestations des porte-parole de la science et de la pensée pangermanique, Delbos avait protesté contre cette prétention d’une culture amenée à se calomnier elle-même en méconnaissant le haut idéal dont elle s’était longtemps réclamée : « Nous savons maintenant ce que vaut l’idéologie allemande, m’écrivait-il en mai 1915 : si ce n’est pas elle qui a déchaîné la lutte effroyable, elle n’a eu ni autorité pour la prévenir, ni droiture morale pour la condamner, et elle a découvert sans peine tous les sophismes nécessaires pour l’absoudre. »

Combien il aurait trouvée justifiée la sévérité prophétique des craintes qu’il me confiait en l’été de 1914 lorsque, devant le manifeste des quatre-vingt-treize intellectuels allemands, empressés à excuser, à canoniser même l’agression et les plus brutales méthodes, il me confiait : « Il y a dans la pensée allemande, à partir de Kant même, quelque chose d’énorme, l’idée de la déduction qui se prépare et de la création qui s’opère dans et par l’inconscient ; sous prétexte d’idéalisme, une trahison de l’idée claire, de la raison lumineuse et classique. Je sentais cela depuis plusieurs années assez vivement… » Qu’eût-il dit aujourd’hui d’un régime exaltant, au nom de la supériorité de la race, la violence et l’astuce, discréditant la culture désintéressée, glorifiant le terrorisme et le déchaînement des énergies cruelles, remettant la vie et l’âme d’un grand peuple au diktat universel d’un seul maître, jaloux de son mystère d’asservissement ! Est-ce donc là que devait aboutir, est-ce de cela que devait se vanter l’idéalisme d’un Fichte dans son culte intransigeant de la personnalité morale et de l’idéal germanique de liberté ? Est-ce là ce que recélaient les hautaines inspirations de Hegel, de Schelling, du romantisme germanique, du nietzschéisme en quête d’une surhumanité héroïque ? Est-ce même ce à quoi devaient conduire l’immanentisme des néo-hégéliens, les doctrines phénoménologiques ou les philosophies existentielles ? Et comment se fait-il que l’apparente unanimité, l’unanimité forcée du silence ou de l’approbation, paraisse faire concourir tous ces mouvements de pensée à ce qui nous est donné aujourd’hui comme la pure, seule et totale expression d’une âme nationale, d’un peuple de maîtres, de l’avenir total réservé à l’humanité ?

5. Mais non ; Delbos s’est toujours gardé, il se serait toujours détourné des incriminations globales et des griefs tendancieux. Il n’a jamais douté que la raison même obnubilée, que les élans spirituels même déviés et invertis fussent incurables, finalement inaccessibles à la conversion des intelligences, aux leçons des événements, aux intimes protestations de la conscience. C’est à ce réveil des illusionnés, des chloroformés, des pervertis mêmes qu’il attachait ses espoirs par un ardent labeur. À de si amples questions les enquêtes de Delbos nous apportent des données profondément élaborées. Il nous aide à discerner le spécieux et le vrai. Il nous empêche de confondre avec les virtuosités de la dialectique les vérités nourrissantes et saines d’une pensée s’accordant avec les réalités les plus profondes de la nature et de la destinée humaines.

Il nous est bon surtout de retenir, après les critiques qu’il nous suggère, les conseils d’une sagesse positive et d’un patriotisme si humain dont il traçait dès 1915 les lignes essentielles. Après la « longue ascèse » qu’il s’était imposée pour son grand ouvrage sur Kant, il m’écrivait le 22 juin 1905 : « Délivrance ! J’ai été plus d’une fois, surtout à la fin, intérieurement irrité contre ma subordination méthodique à un homme et à une œuvre dont la puissance reste malgré tout liée à un certain esprit d’exclusion. Mais j’avais à essayer de comprendre et de faire comprendre. J’ai dû pratiquer un véritable ascétisme intellectuel… J’ai hâte de recouvrer la liberté de ma pensée ensevelie sous cet homme. »

Ce n’est donc point par un retournement suscité plus tard par l’explosion belliqueuse que ce fidèle historien dont on avait voulu faire un germanisant convaincu aboutissait au terroir aimé et fécond de la pensée française. Il ne faisait, selon sa propre parole, qu’ « y revenir avec joie et plénitude de confiance ». Après avoir exploré en leur sous-sol et en leurs sommets tant de doctrines étrangères, il ajoutait en une lettre de 1914 : « Notre œuvre la meilleure sera, sans esprit d’exclusion et d’isolement, de renouer notre tradition philosophique d’une façon plus étroite… Je crois que la pensée française a en elle assez de ressources pour se développer et se renouveler avec ses caractères propres. J’estime cependant que, en gardant son autonomie, elle doit rester largement ouverte. On peut observer et prendre autour de soi sans se laisser conduire » ; et plus tard : « J’ai pourtant un peu peur des effets de la campagne que, à la faveur de la guerre, quelques-uns mènent contre la sévérité critique et la précision du savoir… Pour ou contre certaines idées, il faudra toujours tâcher d’avoir avant tout raison. »

À ces nobles inspirations il obéissait en consacrant son cours public de Sorbonne de 1915-1916 à une série de leçons sur la « Philosophie française[3] ».

Les lecteurs des leçons réunies ici pour faire connaître la puissante histoire de la philosophie postkantienne ne pourront sans doute susciter en eux toutes les méditations qu’aujourd’hui leur auteur aurait eu à nous proposer. Néanmoins, à la lumière et sous le choc des vingt-cinq dernières années, le drame doctrinal qui leur est offert en sa forme dialectiquement captivante prendra une nouvelle vie intense et suggérera la certitude des immenses répercussions que peuvent provoquer les spéculations en apparence les plus éloignées des contingences empiriques. Il suffit parfois d’une formule équivoque sur l’immanence ou la transcendance pour déterminer des catastrophes sociales, politiques ou religieuses, en dépit des intentions qui « n’ont pas voulu cela ». Mais c’est que les concepts eux-mêmes, en ce qu’ils ont de plus épuré, contiennent un potentiel, résument et perpétuent un dynamisme justifiant la parole « les idées mènent le monde » sans que le monde le sache et sans que le monde se mette assez en garde contre leur spécieuse déviation.

Soyons reconnaissants à Victor Delbos de son héroïque effort de sérénité, de vérité et d’équité. Lui-même nous avouait combien il lui en avait coûté de consacrer une part si considérable de sa vie intellectuelle à l’étude de philosophes dont il admirait la puissance, mais dont il n’acceptait pas la maîtrise. C’est donc à tort qu’on lui aurait reproché de n’être qu’un spectateur des doctrines, désintéressé de leurs conclusions foncières et seulement épris de leur belle armature, ou même d’avoir été personnellement subjugué par le criticisme et l’idéalisme dont il a fait une si longue et si pénétrante étude. Précisément parce qu’il cherchait et trouvait dans l’histoire même une vie et une pensée en acte, il n’a jamais borné son regard d’historien à une rétrospection qui ne provoquât ni participation personnelle, ni invention des phases ultérieures, ni rôle actif dans le développement idéal ou positif des événements, des doctrines et des mœurs. Après ses érudites enquêtes, parvenu à sa cinquantième année, il déclarait qu’ayant désormais pris connaissance des orientations antiques, modernes et contemporaines de la philosophie qui a toujours été militante et diversement promotrice, il considérait comme un devoir de porter à son tour son propre témoignage. Combien nous avons à déplorer que ce précieux apport d’une intelligence si lucide et si informée, d’une conscience si haute et si généreuse, ait été brusquement devancé par la mort en pleine maturité. C’est une raison de plus pour que nous attachions plus de sens et de prix à un de ces travaux préparatoires où l’auteur des études sur le spinozisme et son histoire, sur le kantisme, sa formation et son esprit, sur la seconde philosophie de Schelling, a manifesté sa pleine maîtrise de métaphysicien, d’interprète et de conducteur des forces spirituelles.

Retenons pour conclure ces trois préceptes qu’il se prescrivait à lui-même durant la terrible tourmente de 1915 : ils lui auraient sans doute paru plus justes et plus salutaires aujourd’hui qu’hier.

D’abord il s’imposait l’obligation, il nous conseillait ardemment de ne céder jamais aux indignations même les plus motivées, de garder l’empire sur nos passions même généreuses et nos sentiments même légitimes, de tendre toujours à discerner et à composer les divers aspects de la vérité plus large que nos systèmes, de ne point obéir à des préoccupations de parti, de prestige, d’intolérance.

En second lieu et pour compléter cet esprit de large et progressive compréhension mutuelle, il insistait sur le droit de garder et de féconder nos propres traditions, d’exclure les exclusivismes faussement agressifs, de maintenir en même temps l’enrichissante diversité des caractères personnels ou ethniques et la réalité d’une transcendance qui les domine, les juge, les réconcilie tous, pourvu qu’en effet les hommes et les peuples échappent à de fausses prétentions, à la suffisance, aux mythes d’une race supérieure ou d’une surhumanité qui n’aurait d’autre idéal et d’autre religion qu’elle-même. Delbos avait toujours vu clairement que le véritable esprit de liberté, de progrès, de justice, d’humanité coopérante et pacifiée est lié à une doctrine qui ne sépare point l’intelligibilité de l’intelligence ni l’intelligence de la réalité du bien absolu et de la vivante charité : certitudes qui, loin d’être opprimantes et stabilisantes, sont libératrices, pacifiantes et expansives à l’infini.

Enfin cette largeur d’esprit et de cœur justifiait une sereine intransigeance, toujours compatible avec la plus serviable condescendance, l’aimable franchise et la patiente indulgence. C’est avec fermeté, mais avec modestie, qu’il savait maintenir ses convictions de philosophe, de patriote et de croyant. Non pas que dans la sérénité de sa foi il ait à aucun moment de sa vie assujetti sa pensée à une immobilité contraire aux lois essentielles d’un vivant esprit. On s’en rendra compte en comparant sa première étude du spinozisme à celle qu’il a publiée seize ans plus tard afin de corriger dans son interprétation quelques erreurs de jeunesse. On s’en assurera mieux encore en lisant certaines de ses conférences à « l’Union pour la Vérité » et surtout la belle préface placée en tête de la thèse de Th. Cremer : Le problème religieux dans la philosophie de l’action (Alcan, 1912), où Delbos marque avec tant de douce exactitude les raisons impersonnelles de sa foi personnelle en face des solutions auxquelles s’arrête son ancien élève.

C’est sous cette inspiration que Victor Delbos entretenait sa confiance invincible dans la fécondité toujours renaissante de la pensée et de la vitalité française. Sans se replier sur elle-même, loin de là, « notre tradition intellectuelle et morale, écrivait-il à la veille de son passage à l’éternité, en mai 1916, garde d’immenses ressources, et c’est en elle que nous avons surtout à puiser les richesses accumulées par un long héritage de raison, de sagesse unie à l’enthousiasme et d’héroïque générosité. »

Maurice Blondel.
  1. Sur la vie et l’œuvre de Victor Delbos, le lecteur se référera utilement à l’étude que lui a consacrée son ami Joannès Wehrlé dans la collection des « Maîtres d’une génération » (Bloud et Gay, 1933). On trouvera aussi des renseignements dans la notice étendue qu’a publiée l’Annuaire des anciens élèves de l’École Normale Supérieure, à la librairie Hachette, en date de 1917. Né à Figeac en 1862, Delbos est mort à Paris le 16 juin 1916, à 53 ans, en sa pleine activité de professeur de philosophie à la Sorbonne. Il est très désirable qu’on entreprenne une étude approfondie des méthodes et de l’histoire de sa pensée philosophique.
  2. Dans les articles de Victor Delbos sur « l’objet, les règles et les conditions scientifiques de l’histoire de la philosophie », qu’il m’a été donné de publier dans la Revue de Métaphysique et de Morale, on trouvera une méthodologie spécifiquement adaptée à la science historique de la philosophie dont le présent ouvrage est une exemplaire application.
  3. Ce cours, qu’il formait le projet de reprendre et de développer largement, a été publié d’après le manuscrit de l’auteur et les notes de quelques auditeurs. Il n’avait pu être revisé par Delbos lui-même, comme l’avait été son admirable essai : Figures et doctrines de philosophes. (Ces deux ouvrages ont paru chez Plon.) Partout où Delbos développe ses exposés historiques les plus précis et les plus objectifs, il veut « remuer au fond des âmes plus qu’une curiosité intellectuelle », et, dit-il encore, « apprendre aux hommes, selon un mot très usuel autrefois, la sagesse ».