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De Kant aux postkantiens/Chapitre IV

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Texte établi par Maurice BlondelAubier-Montaigne (p. 171-202).

CHAPITRE IV

LA RÉACTION
CONTRE L’IDÉALISME SPÉCULATIF

I.Schopenhauer

Le hégélianisme nous a paru consommer l’achèvement d’une tendance du Kantisme, la tendance à considérer que la pensée a un contenu à elle par lequel est déterminée toute la connaissance possible, et à réduire, au contraire, une autre tendance, la tendance à considérer que la pensée ne trouve d’application ou de détermination que dans le contenu de l’intuition sensible. D’où un idéalisme spéculatif érigeant l’esprit en faculté créatrice absolue. — Il était assez naturel que l’autre aspect du kantisme, celui par où il tenait davantage à l’expérience, fût envisagé par réaction. — Schopenhauer fut l’un des représentants de cette réaction contre l’idéalisme spéculatif.

C’est une des prétentions le plus volontiers énoncées par Schopenhauer que d’être le véritable et direct héritier de la pensée kantienne. « On commence généralement à être convaincu que la vraie et sérieuse philosophie en est encore au point où Kant l’a laissée. En tout cas, je ne reconnais point qu’entre lui et moi il se soit produit en elle la moindre chose ; c’est pourquoi je me rattache directement à lui. » (Critique de la philosophie kantienne, dans Le Monde comme volonté et représentation, éd. Grisebach, t. I, p. 533.) Voilà donc ramenée à rien la philosophie d’un Fichte, d’un Schelling, d’un Hegel, de ceux que Schopenhauer appelle les « trois grands sophistes » et à qui, comme on sait, il a prodigué sous toutes les formes l’invective et l’injure. — Un des plus fidèles parmi les disciples actuels de Schopenhauer, Paul Deussen, dans ses Éléments de la Métaphysique (p. 67 de la traduction Nyssens), déclare que, par de nombreuses et remarquables analogies, Schopenhauer est à Kant ce que Platon est à Socrate ; les autres continuateurs de Kant sont comparables, tout au plus, aux Socratiques imparfaits. — De toute façon, suivant l’indication que fournit Schopenhauer dans la Préface de la première édition de son grand ouvrage sur Le Monde comme volonté et représentation, la connaissance du Kantisme est la clef nécessaire de l’intelligence de son œuvre. « L’effet, dit-il, que produisent les écrits de Kant sur un esprit qui s’en pénètre véritablement est tout à fait semblable à l’opération de la cataracte ; lui, Schopenhauer, offre aux personnes délivrées de la cataracte par cette opération des lunettes comme on en fait pour des gens dans leur cas et qui, évidemment, ne sauraient être utilisées avant l’opération même. La philosophie de Kant est donc la seule dont la connaissance approfondie soit nécessaire pour entendre celle de Schopenhauer. Cependant, ajoute-t-il, si le lecteur avait fréquenté dans l’école du divin Platon, il serait encore mieux préparé à le comprendre. Si, enfin, et pour comble, il avait eu l’avantage d’avoir reçu par les Védas l’initiation à la vieille sagesse indoue, il serait tout à fait en état de trouver dans la philosophie de Schopenhauer, non une ennemie, non pas même une étrangère, mais la plus proche parente de son esprit. » (I, pp. 12-13.)

Telles sont les plus importantes influences avouées par Schopenhauer ; — et, pour ne retenir d’abord que celle de Kant, on peut dire qu’elle est manifeste déjà par la plus brève explication du titre du grand ouvrage de notre philosophe. — Le monde est ma représentation, — c’est-à-dire que, comme objet de connaissance, il n’est qu’un ensemble de phénomènes rendus possibles, appréhendés grâce à des formes subjectives a priori, l’espace, le temps et la causalité. Mais, outre le monde comme objet de connaissance, il y a le monde comme chose en soi, et, comme chose en soi, le monde est essentiellement volonté. — Il ne faudrait pas cependant s’imaginer que ces deux thèses complémentaires — dont l’une paraît donnée toute faite, tandis que l’autre est simplement, quoique assez naturellement, suggérée par Kant, — aient été liées l’une à l’autre dès l’abord, ni que l’influence du Kantisme se soit exercée, dès le début, sur Schopenhauer, tout à fait dans le sens où il l’a plus tard admise. Il y a eu là-dessus évolution dans la pensée de Schopenhauer. (Voir Theodor Lorentz, Zur Entwiklungsgeschichte der Metaphysik Schopenhauers, Leipzig, 1897.)

Dans une lettre à Ed. Erdmann, qui lui avait demandé des renseignements sur la formation de son esprit, Schopenhauer déclarait qu’il avait suivi le sage conseil de Schulze, à savoir de donner en premier lieu toute son application à Platon et à Kant et, jusqu’à ce qu’il se fût rendu maître de leur pensée, de n’étudier aucun autre, spécialement Aristote et Spinoza. (Voir Lorentz, p. 10.) Or Schulze, le professeur qui lui avait donné ce conseil, était l’auteur d’Énésidème, et tout autorise à présumer que la façon dont il interprétait et discutait le Kantisme n’a pas été sans influence sur Schopenhauer. — Schulze-Énésidème, comme nous l’avons vu, usait du Kantisme et le critiquait dans le sens du scepticisme. Sur la question du principe de causalité, il attaquait Kant pour revenir à Hume. Or, déjà là-dessus il apparaît que Schopenhauer était porté à le suivre, non pas pour méconnaître sans doute le caractère a priori du principe de causalité, mais pour frapper d’invalidité l’argument par lequel Kant prétendait l’établir. Dans la Dissertation sur la quadruple racine du principe de raison suffisante (paru en 1813 ; le Monde parut en 1819), — dans ce travail dont Schopenhauer a pu dire qu’il était une introduction nécessaire à l’intelligence de son grand ouvrage (Préface de la première édition de ce dernier, I, p. 11), — mais dont nous pouvons bien voir qu’il est loin de contenir toute sa pensée ultérieure, — c’est précisément ce qu’il fait ; — et, dans la seconde édition de cet ouvrage, il invite expressément à comparer sur ce point la critique de Schulze avec la sienne (III, p. 109). — Mais il est d’autres faits plus importants à relever. Schulze soutenait que la Critique de la Raison pure n’avait paru réfuter l’idéalisme de Berkeley que parce qu’elle l’exposait mal, et que dans ses thèses essentielles elle s’y ramenait ; car, comme la Critique, Berkeley prétend que nous ne connaissons que les phénomènes, et il n’a aucune disposition à spéculer sur les choses en soi. Schopenhauer, nous le verrons, retiendra cette affirmation de la parenté de l’idéalisme berkeleyen et de l’idéalisme kantien. — Mais, de plus, Schulze a fait une guerre redoutable à la conception kantienne de la chose en soi. Or, cette conception, que Schopenhauer devait plus tard réhabiliter et utiliser à sa façon, à ce premier moment il l’écartait, lui aussi, délibérément. Dans la Dissertation sur la quadruple racine, première édition, il ne parle qu’une fois de la chose en soi de Kant, un peu accidentellement, et pour la dire décriée (berüchtigt), formule disparue de la seconde édition. (III, p. 176.) Dans des notes sur Kant qui datent de 1812-1813, il déclare que la chose en soi est la partie faible de la doctrine kantienne, et il ajoute aussitôt : « Il est incompréhensible que Kant n’ait pas envisagé de plus près ce concept et qu’il n’ait pas réfléchi que être, employé à la seconde et à la troisième personne, ne signifie pas autre chose que être connu par les sens, et que, par suite, d’un tel être, quand on en a retranché ce qui est connu par les sens, le reste, ou la chose en soi, est égal à 0. » (Nachlass, Ed. Grisebach, III, p. 35.) — « Je ne comprends pas encore comment Kant, après avoir prescrit que l’usage des catégories ne doit s’étendre qu’à des objets d’expérience, parle cependant de la chose en soi comme cause du phénomène. » (Ibid., p. 37.) Nous sommes loin de la formule par laquelle débutera l’examen de la philosophie kantienne : « Le plus grand mérite de Kant, c’est d’avoir distingué le phénomène de la chose en soi. » (I, p. 534.) — D’un autre côté, si, dans la Dissertation sur le principe de raison, il est établi, entre le moi qui connaît et le moi qui veut, certaines différences qui font de leur identité fondamentale une sorte de miracle, et même le miracle par excellence (III, pp. 158, 161. — Cf. Le Monde, I, p. 153), naturellement la conception de la chose en soi, n’étant pas admise là, ne peut pas donner à ces différences l’importance qu’elles affecteront plus tard.

Il semble que ce soit par l’intermédiaire du Platonisme que Schopenhauer ait pris possession pour lui-même du concept de chose en soi, que même il ait trouvé dans ce Platonisme une doctrine plus directement et plus complètement assimilable à sa nature que le Kantisme. En particulier le souci qu’il avait, vers 1813 et 1814, de constituer une Éthique qui ne fît qu’un avec la Métaphysique, lui faisait apprécier fortement la vérité de la philosophie platonicienne, et tout spécialement de la doctrine des Idées. Il distinguait alors entre la conscience empirique et ce qu’il appelait une meilleure conscience, — la première dirigée vers le monde sensible et régie par le principe de raison suffisante, — l’autre vers l’Idée des choses, c’est-à-dire vers leur essence et leur façon d’être, et donnant lieu ainsi, dans l’ordre théorique à l’art, dans l’ordre pratique à la vertu ; — et, à ce titre, c’était bien Platon qui était son principal inspirateur. (Nachlass, Ed. Grisebach, III, pp. 79 sq. ; IV, pp. 178 sq., 27, 222, 20 sq.)

Mais peu après, — nous en trouvons la trace dans des notes de 1814, — le rapprochement se fait, ou même l’identification s’opère dans l’esprit de Schopenhauer entre l’Idée de Platon et la Chose en soi de Kant. « La doctrine de Platon, selon laquelle ce ne sont pas les choses qui tombent sous les sens, mais les Idées, les formes éternelles, qui sont réelles, est simplement une autre expression de la doctrine de Kant, d’après laquelle le temps et l’espace n’appartiennent pas aux Choses en soi, mais ne sont qu’une forme de mon intuition. Car c’est seulement par le temps et par l’espace que l’Idée une se divise en une multitude d’individus séparés. L’identité de ces deux célèbres paradoxes de ces deux grands philosophes n’a pas été encore remarquée : preuve que, depuis l’apparition de Kant, ni lui, ni Platon, n’a été proprement compris par personne. Or, les deux paradoxes, précisément parce que, tout en disant exactement la même chose, ils la disent en des termes si différents, sont réciproquement le meilleur commentaire l’un de l’autre. » (Nachlass, IV, p. 24.) — « L’Idée platonicienne, c’est la Chose en soi de Kant, c’est-à-dire libre du temps et de l’espace, et par là de la pluralité, du changement, de tout commencement et de toute fin. Elle seule est le ὄντως ὄν ou la Chose en soi. » (Ibid., même page.) — Ce qu’il faut noter, c’est qu’alors, pour Schopenhauer, la Chose en soi n’est une que par rapport aux individus d’une même espèce, autrement dit qu’il y a, pour lui, une pluralité de Choses en soi, comme il y a pour Platon une pluralité d’Idées. À la même époque (1814), il identifiait la Chose en soi et la Volonté : « L’Idée platonicienne, la Chose en soi, la Volonté, — car cela est une seule et même chose… » (Nachlass, IV, p. 191.) Mais une autre démarche de sa pensée a mis un terme hors de cette équation, le terme même qui avait servi à la former, l’Idée platonicienne, et voici ce que dira Schopenhauer, dans Le Monde, en des termes qui rappellent l’une des notes précédemment citées : « Si donc la Volonté est pour nous la Chose en soi, et si l’Idée est l’objectivité immédiate de cette volonté à un degré déterminé, il nous apparaît que la Chose en soi de Kant et l’Idée de Platon, qui seule est pour lui ὄντως ὄν, ces deux grands et obscurs paradoxes des deux plus grands philosophes de l’Occident sont, à la vérité, non pas identiques, mais très proches parents, et qu’ils ne diffèrent l’un de l’autre que par une détermination. Ces deux paradoxes sont même l’un pour l’autre le meilleur commentaire… » (I, pp. 234-235.) C’est que la disposition de Schopenhauer à chercher un Principe un restait mal satisfaite par la doctrine des Idées qui enveloppait toujours une pluralité correspondant à la différence des genres : la volonté, elle, au contraire, se prêtait mieux à être le nom et la vérité du Principe un : de ce Principe, les Idées ne sont plus que la première manifestation objective, — la plus immédiate, à vrai dire.

Et maintenant, de la philosophie constituée de Schopenhauer, tâchons de dégager les thèses essentielles, surtout dans leur relation au Kantisme.

Le monde est ma représentation : ainsi débute le grand ouvrage ; cette proposition est le point de départ, comme elle est le point d’appui solide de toute philosophie. Ce n’est ni un paradoxe, ni une hypothèse : c’est la vérité la plus certaine, la plus absolue, la plus évidente ; elle signifie, en d’autres termes, que tout ce qui existe pour la connaissance, par conséquent le monde tout entier, n’est objet que par rapport au sujet, n’est en un mot que représentation. On peut dire que c’est à découvrir cette proposition et à en apercevoir tout le sens qu’a aspiré la philosophie moderne ; — et ce sens, c’est la subjectivité nécessaire de la connaissance. C’est ce qu’a déjà fait entendre Descartes, quand il a donné le Cogito comme la seule chose primitivement certaine, tandis que l’existence du monde restait problématique ; quand il a montré ainsi que toute connaissance a son moyen et sa condition dans la conscience et lui reste par conséquent soumise. Dans cette direction même, un progrès essentiel fut accompli par Locke, lorsque, avec sa distinction des qualités premières et des qualités secondes, il revendiqua pour le sujet une bonne part de ce que le réalisme attribuait à l’objet. Berkeley alla plus loin encore et aboutit à l’idéalisme proprement dit : il proclama que ce qui est étendu dans l’espace et ce qui le remplit, à savoir le monde objectif, matériel, ne peut exister que dans notre représentation, et qu’il est absurde de lui attribuer une existence indépendante du sujet connaissant, d’en voir le substrat dans une matière existant en soi. — Kant, principalement dans la première édition de la Critique qu’a malheureusement déformée en un sens réaliste la seconde, a repris et complété l’idéalisme berkeleyen : il l’a repris quand il a dit que, si l’on fait abstraction du sujet pensant, tout le monde des corps s’évanouit ; et il l’a complété, quand, au lieu de se borner à affirmer la nécessité, pour l’objet, de n’être que par rapport au sujet qui le représente, et de chercher, par-delà le monde donné, dans la puissance et la volonté de Dieu, la cause de nos représentations et de leur ordre, il a cherché dans les fonctions du cerveau, ou, pour parler son langage, dans les conditions de la faculté de connaître, le principe de la représentation et de l’ordonnance objective des phénomènes. (Die Welt, I, pp. 33 sq., 554 sq. ; II, pp. 9 sq. ; — Parerga und Paralipomena, IV, p. 26.)

Pourquoi donc le monde est-il une représentation ? C’est en vertu de cet axiome indéniable : « Point d’objet sans sujet. » Il est regrettable que cet axiome, en qui se résume très exactement l’idéalisme berkeleyen, n’ait pas été expressément invoqué par Kant ; il se fût épargné ainsi bien des complications et des équivoques. (I, p. 554.) Cependant, en adoptant cette formule, Schopenhauer paraît bien se rapprocher de Fichte, qui déclarait aussi que sans le moi il n’y a pas de non-moi. Mais Fichte, au dire de Schopenhauer, restait fidèle au réalisme qu’il prétendait combattre, en admettant du sujet à l’objet une relation causale. Certes, le réalisme mettait la cause dans l’objet et l’effet dans le sujet, tandis que Fichte met la cause dans le sujet et l’effet dans l’objet. Seulement la relation causale, expression du principe de raison, ne vaut que pour l’objet ; elle ne vaut en aucun sens pour le sujet, qui reste en dehors de sa juridiction. (Die Welt, I, pp. 45-46.)

Les formes générales essentielles à tout objet peuvent se déduire entièrement du sujet lui-même, abstraction faite de l’objet : ce que, dans la langue de Kant, on traduit en disant qu’elles se trouvent a priori dans notre conscience. Schopenhauer accepte donc l’apriorisme kantien ; mais il le simplifie. — La partie de l’œuvre de Kant qui a cet égard lui paraît de beaucoup la plus solide, c’est l’Esthétique transcendantale. L’Esthétique transcendantale est une œuvre vraiment immortelle, constituée par les démonstrations les plus probantes, et riche des connaissances les plus étendues ; l’espace et le temps sont des formes a priori de l’esprit : voilà qui est bien définitivement acquis. (Die Welt, I, pp. 558 sq.) On ne peut accorder le même éloge à l’Analytique transcendantale, bien qu’elle prétende continuer la même thèse, essentiellement juste : — non seulement parce que, parmi les douze catégories énumérées, il s’en trouve une qui est un véritable non-sens, à savoir la réciprocité d’action, une monstruosité toute pareille à la causa sui de Spinoza, mais ensuite parce que, dans le fond, toutes les catégories se ramènent à une seule, à celle-là même que Kant prend si volontiers pour type, à la causalité. Schopenhauer critique en détail toute la doctrine de l’Analytique, où il signale, avec une foule d’impropriétés dans les formules ou dans la position des problèmes, comme vice fondamental la passion pour la symétrie architectonique. (Die Welt, I, pp. 549 sq., 560 sq.) En outre, la grave erreur a été dans cette séparation de la sensibilité et de l’entendement qui a empêché Kant de voir que toutes les conditions formelles de la connaissance de l’objet, à savoir l’espace, le temps et la causalité, se dérivent du principe de raison suffisante et en sont les expressions générales. Au fait, dans sa Dissertation sur la quadruple racine, Schopenhauer avait soutenu que le principe de raison suffisante, pris dans sa généralité, exprime la connexion formelle et a priori qui lie toutes nos représentations, grâce à quoi aucun objet ne peut avoir pour nous une existence en soi, séparée et indépendante. Cette connexion ne diffère que selon la diversité des objets auxquels elle s’applique, et c’est en classant cette diversité que Schopenhauer envisage le principe comme principium essendi, fiendi, agendi et cognoscendi. L’essentiel de la Dissertation a passé dans le grand ouvrage et servi à montrer, d’une part, que non seulement la causalité, mais encore le temps et l’espace, sont des expressions du principe de raison, — la détermination d’une partie de l’espace par les autres, ce que nous appelons situation, et la détermination de tout moment du temps par les moments antérieurs, ce que nous appelons succession, constituant des rapports analogues à la relation causale, — d’autre part, que le principe de raison suffisante ne s’applique qu’aux rapports entre objets et jamais au sujet, que la causalité même ne signifie que des changements réguliers d’état et ne porte sur rien qui soit une substance. (Die Welt, II, p. 57.)

Les propriétés essentielles de la matière dérivent des formes a priori de l’intellect, on peut dire que c’est l’intellect qui constitue la matière. Et là-dessus Schopenhauer corrige à fond l’idée que Kant s’est faite des fonctions respectives de la sensibilité et de l’entendement. La première manifestation de l’entendement, celle qui s’exerce toujours, c’est l’intuition du monde réel ; or, cet acte de la pensée consiste uniquement à connaître l’effet par la cause ; aussi c’est l’entendement qui est intuitif, non la sensibilité ; toute intuition est intellectuelle. Les sens ne donnent que la sensation, qui n’est pas encore l’intuition ; ils nous font sentir l’action éprouvée par un corps organisé ; ces modifications de notre corps sont rapportées par l’intellect à leurs causes, et c’est ainsi qu’on a l’intuition de ces dernières comme objets. Cette opération n’est aucunement une conclusion tirée de données abstraites, pas plus qu’un produit de la réflexion ou de la volonté ; c’est un acte de l’entendement pur, faute duquel il n’y aurait qu’une conscience sourde et comme végétative des modifications de l’objet immédiat. C’est seulement lorsque l’entendement a rattaché l’effet à la cause que le monde apparaît, étendu comme intuition dans l’espace, changeant dans la forme, permanent et éternel en tant que matière. (Die Welt, I, pp. 43-45 ; II, pp. 28 sq.)

Voilà donc comment, pour Schopenhauer, le monde est une représentation. C’est sans doute en principe la théorie de Kant ; cependant elle n’est pas seulement corrigée sur les points que nous avons dits : elle reçoit, de par une autre tendance de Schopenhauer, une correction plus profonde. Kant entendait affirmer solidement la réalité empirique du monde ; bien que parfois Schopenhauer élève la même prétention, il pousse la phénoménalité du monde dans un sens plus voisin de l’apparence, du rêve et de l’illusion. Non seulement il donne à la conception kantienne du monde sensible une signification qui le rapproche du Platonisme, mais il invoque volontiers la Maya de la sagesse indoue, — le voile de l’illusion, qui recouvre les yeux des mortels, leur fait voir un monde dont on ne peut dire s’il est ou s’il n’est pas, un monde qui ressemble au rêve, au rayonnement du soleil sur le sable. (Die Welt, I, pp. 38-39, 247, 250, 536 ; II, p. 10.) Il y a là un élément pessimiste qui s’introduit directement au cœur de la doctrine de la connaissance.

Le monde est ma représentation : ce n’est là qu’une moitié de la vérité, et le genre humain a une répugnance naturelle à voir là la vérité complète ; et ce n’est, en effet, qu’une abstraction ; — l’autre face de la vérité, moins évidente, mais tout aussi sûre, est : le monde est volonté. (Die Welt, I, pp. 34-35.)

Le monde comme volonté, c’est le monde comme Chose en soi ; et certes, à côté de la distinction de la Chose en soi et du phénomène, Kant paraît bien fournir, par l’idée du primat de la raison pratique et de la volonté qui est un autre nom de cette raison, le thème profond de la doctrine de Schopenhauer. Cependant, chez Schopenhauer, ce n’est pas en tant que distincte de l’entendement que la raison pourrait opérer le passage de la chose en soi théoriquement indéterminable à la chose en soi pratiquement déterminée comme volonté : car il critique vivement la théorie kantienne de la raison, et repousse catégoriquement l’idée de raison pratique, — et il ne voit pour son compte dans la raison que la faculté de la connaissance abstraite opposée à la faculté de connaissance intuitive qu’est l’entendement (Voir Die Welt, I, pp. 94 sq.), et la volonté dont il fait la chose en soi est loin d’être spécifiquement morale, et est même irrationnelle.

C’est par une autre voie que Schopenhauer détermine comme volonté la réalité en soi du monde. Cette réalité serait évidemment inaccessible si le philosophe n’était que le pur sujet connaissant, une tête d’ange ailée sans corps. Mais, en tant qu’individu, il fait partie du monde ; la connaissance, par laquelle est rendue possible la représentation du monde entier, a pour condition nécessaire l’existence d’un corps dont les modifications, nous l’avons vu, sont le point de départ de l’entendement pour l’intuition de ce monde. En d’autres termes, au sujet son corps est donné de deux façons : d’un côté il est une représentation comme les autres, un objet comme les autres ; et, d’un autre, il est manifestation immédiate d’un principe interne, qui est la volonté. Tout acte de volonté est un mouvement de notre corps ; l’acte de volonté et l’action du corps ne sont pas deux phénomènes objectifs différents reliés par la causalité ; ils ne sont pas entre eux dans le rapport de cause à effet ; ils ne sont qu’un seul et même fait, seulement donné de deux façons différentes, d’un côté immédiatement, de l’autre comme représentation sensible. L’action du corps n’est que l’acte de volonté objectivé, c’est-à-dire vu dans la représentation. On peut dire encore : la volonté est la connaissance a priori du corps ; le corps est la connaissance a posteriori de la volonté. (Die Welt, I, pp. 150 sq.)

Qu’entendre par volonté ? — La volonté de vivre, avec toutes les spécifications qu’elle comporte.

Qualification de la doctrine : — Établissement du primat de la volonté dans la conscience de nous-mêmes ; exemples psychologiques destinés à montrer que la volonté est ce qu’il y a de primitif et de directeur ; l’intellect, ce qu’il y a de dérivé et de subordonné. (Voir Die Welt, II, pp. 232 sq.) La volonté, comme chose en soi, constitue l’essence intime, vraie et indestructible de l’homme ; mais, en elle-même, elle est sans conscience. (Ibid.)

Extension de ce principe au monde entier, — du mystère qui accompagne la connaissance par l’intelleet, — l’intellect se trouve en possession de forces naturelles, de modes spéciaux d’activité qu’il ne peut expliquer ; plus une connaissance est claire, moins elle a de contenu objectif, moins elle enferme ce réalité proprement dite, et inversement. Il y a donc dans le monde entier quelque chose qui échappe à la connaissance. (Die Welt, I, pp. 175 sq.) L’inexplicable de la représentation correspond à la Chose en soi. — Analogie : Chacun connaît en soi seulement un être d’une façon immédiate ; il ne connaît le reste que médiatement, et par analogie avec lui-même. Dès lors, si la réalité a un sens, c’est par la volonté qui est son essence qu’il peut arriver à la définir. (Die Welt, I, pp. 157-163 ; II, pp. 319, 350, 377, 412.)

Mais, en fin de compte, comment la volonté, Chose en soi, est-elle connaissable ? Pour Kant, nous le savons, la Chose en soi est inconnaissable et, si elle est déterminable, elle ne l’est que pratiquement. — Et certes, déclare Schopenhauer, si l’on part de la connaissance objective, on ne dépassera jamais le phénomène ; mais ce que Kant a négligé, c’est que nous ne sommes pas seulement le sujet qui connaît, mais nous appartenons nous-mêmes à la catégorie des choses à connaître, nous sommes nous-mêmes la Chose en soi ; par suite, si nous ne pouvons pas pénétrer du dehors jusqu’à l’être propre et intime des choses, une route, partant du dedans, nous reste ouverte. La Chose en soi ne peut entrer dans la conscience que d’une façon tout à fait immédiate, en ce sens qu’elle-même prendra conscience d’elle-même ; on ne tombe dans la contradiction que si l’on prétend la connaître objectivement. En fait, c’est notre volonté qui nous fournit quelque chose d’immédiatement connu. Aussi est-ce en partant de là qu’il faut chercher à comprendre la nature, et non pas chercher dans la nature la connaissance de nous-mêmes. — Cependant la conscience que nous avons de notre propre volonté est loin de nous fournir une connaissance complète et adéquate de la Chose en soi. Car cette conscience n’est pas pleinement immédiate ; la volonté, en effet, se crée un corps, au moyen de ce corps un intellect qui lui permet d’entrer en relations avec le monde extérieur, et c’est grâce à cet intellect qu’elle peut se réfléchir. Il y a donc, pour la conscience que la volonté devrait prendre d’elle-même, des causes d’opacité. Toutefois cette connaissance intérieure est affranchie de deux formes inhérentes à la connaissance externe, à savoir de la forme de l’espace et de la forme de la causalité, médiatrices de toute intuition sensible. Ce qui demeure, c’est la forme du temps qui est cause que notre volonté ne se saisit que dans des actes isolés et successifs, non dans son Tout. Aussi, si dans cette conscience intérieure la Chose en soi s’est débarrassée de beaucoup de ses voiles, elle ne se manifeste pas pourtant toute nue et entièrement telle qu’elle est. (Die Welt, II, pp. 221 sq.)

Comme Chose en soi, la volonté est une, et Schopenhauer n’hésite pas à ranger sa doctrine parmi celles qui proclament l’ἕν καὶ πᾶν. La volonté est une, parce qu’est un tout ce qui est en dehors de l’espace et du temps, lesquels seuls sont des conditions de pluralité et des principes d’individuation. (Die Welt, I, pp. 166, 184.) En cela, Schopenhauer se rapproche du panthéisme des philosophes post-kantiens ; mais il en reste à d’autres égards éloigné, non seulement parce qu’il écarte rigoureusement de son panthéisme la forme théologique que donnaient au leur Schelling et Hegel, — non seulement encore parce qu’il se refuse à admettre dans le Principe un toute tendance à la dualité ou à l’opposition, et parce qu’il manifeste la plus vive répugnance pour la métaphysique du devenir et du développement (Die Welt, I, pp. 357 sq.) ; mais encore parce qu’il conçoit la volonté primitive comme aveugle et irrationnelle (unvernünftig, grundlos.) — Peut-être, cependant, au sein de l’opposition radicale qu’il y a entre Schopenhauer et son grand adversaire Hegel, y a-t-il une notion commune : c’est la négativité, la contradiction qui, chez Hegel, met le monde en mouvement ; c’est par une détermination irrationnelle, chez Schopenhauer, que la volonté veut vivre.

Nous n’avons retenu de la philosophie de Schopenhauer que certaines doctrines essentielles, et nous n’avons même pu les suivre dans les complications qu’elles ont et les difficultés qu’elles soulèvent. — Philosophie peu systématique, peut-être sur bien des points peu cohérente, unifiée plutôt par la constance de certains motifs inspirateurs que par la logique interne. On peut la caractériser par une des théories qu’elle comprend : celle de l’entendement intuitif, par laquelle elle se distingue de Kant et des autres continuateurs de Kant : opposé à la scolastique d’un entendement sans intuition comme celle de Kant, opposé à la virtuosité de l’intuition qui s’élève au-dessus de l’entendement et qui prétend être la raison, — Aufklärung et romantisme, — quelque chose de sobre, de défini d’une part ; — d’autre part, un certain sens du mystère, de l’incompréhensible. — Quant au contenu doctrinal, il s’exprime par une tendance à dégager davantage l’idéalisme et le réalisme enveloppés dans la doctrine de Kant, et que lie au fond la tradition rationaliste, car la Chose en soi, chez Kant, si inconnaissable qu’elle soit, reste présente à la raison : d’un côté un idéalisme poussé jusqu’à l’illusionnisme, permettant de développer, par compensation, un réalisme positif ; — d’autre part, un réalisme métaphysique de la vie et de la volonté qui s’annonce en corrélation avec le développement des sciences biologiques et psychologiques par delà la métaphysique de la nature matérielle.

II.Herbart

C’est en poussant à l’extrême, pour ce qui est de la connaissance proprement dite, la tendance subjectiviste et idéaliste de la pensée kantienne que Schopenhauer, par une sorte de compensation, en a ressuscité et positivement déterminé, pour ce qui est de la Chose en soi, la tendance réaliste. C’est, au contraire, en réduisant ou en rejetant du Kantisme la tendance subjectiviste et idéaliste que Herbart défend et développe un réalisme radical, — puisque aussi bien ce réalisme consiste à poser comme vérité première l’être en soi, indépendamment de toute relation à autre chose que lui, et spécialement de toute relation à la pensée. — Certes, par la façon dont Herbart a critiqué le Kantisme ou s’est opposé à des thèses kantiennes, on pourrait juger qu’il ne saurait être tenu pour un continuateur de Kant ; mais, sans oublier le sens de ces critiques ou la portée de ces oppositions, il ne faut pas oublier que le développement de sa doctrine est plein de références à la doctrine de Kant, — que lui-même explicitement s’est proclamé kantien. Dans son Allgemeine Metaphysik (1828 ; Préface, Édition Hartenstein, t. I, p. 64), il déclare catégoriquement que l’auteur de l’œuvre est kantien : Der Verfasser ist kantianer, qu’il l’est par la pleine acceptation de cette thèse de Kant, d’après laquelle l’existence d’une chose est en dehors du concept de cette chose et ne peut en être tirée comme un prédicat semblable aux autres ; il est kantien, ajoute-t-il, mais un kantien de 1828, non un kantien du temps des Catégories et de la Critique de la Faculté de juger. De fait, la Critique de la Faculté de juger, qui contenait en germe les erreurs de l’idéalisme spéculatif post-kantien, rompait avec la thèse essentielle de la Critique de la Raison pure, qui mettait résolument l’existence en dehors du concept et de la possibilité ; elle exposait notamment la notion d’un entendement inductif où coïncideraient possibilité et réalité, concept et existence. (Allgemeine Metaphysik, § 39, Erste Anmerkung, t. I, pp. 128 sq.)

Prise en elle-même, la définition que Herbart propose de la philosophie ne dénonce pas immédiatement le caractère réaliste de la doctrine. « La philosophie, dit-il, est l’élaboration des concepts, Bearbeitung der Begriffe. » (Lehrbuch zur Einleitung in die Philosophie, § 1.) En cela, Herbart manifeste l’une des dispositions essentielles de sa pensée, très rapprochée des habitudes de classification méthodique de l’École wolffienne, très éloignée de la virtuosité et de l’audace fantaisiste des métaphysiciens de l’intuition intellectuelle. Au surplus, ces concepts qu’il revient à la philosophie d’élaborer n’ont pas de valeur par eux-mêmes, mais seulement en tant qu’ils se rapportent, médiatement ou immédiatement, au réel. (Allgemeine Metaphysik, § 166, II.) C’est du moins le cas des concepts que considère la Métaphysique proprement dite. Car l’élaboration des concepts diffère et requiert des méthodes différentes selon les diverses parties de la philosophie. La première tâche de la philosophie consiste à faire des concepts des idées claires et distinctes, à montrer comment par la combinaison de ces idées on constitue les jugements et les raisonnements ; c’est là l’œuvre de la logique, science plutôt propédeutique. Lorsqu’on en vient à considérer non plus seulement la forme, mais encore le contenu des concepts, on trouve qu’ils peuvent se diviser en deux classes principales : il y a d’une part des concepts grâce auxquels nous connaissons le donné, ce qui nous apparaît comme réel, ce que nous nommons le monde ; or, ces concepts, à mesure qu’ils sont portés à plus de clarté et de distinction, semblent moins propres à s’accorder entre eux, à s’unir en un système. D’où la nécessité d’un travail double, — à la fois de rectification et d’achèvement, — pour lever les difficultés et faire évanouir les contradictions qu’ils enveloppent. Et c’est là l’œuvre propre de la Métaphysique. — Mais, d’autre part, il y a des concepts tels qu’ils sont indifférents à la réalité de ce qu’ils représentent, qu’ils peuvent s’appliquer à des objets simplement possibles ou même imaginaires aussi bien qu’à des objets réels, et qu’ils sont accompagnés d’un jugement d’approbation ou de blâme. Ces concepts sont l’objet de l’esthétique, prise en un sens large, et qui comprend la science du bien autant que la science du beau. (Lehrbuch zur Einleitung in die Philosophie, § 6 sq.). C’est le grand mérite de Kant d’avoir nettement opposé l’un à l’autre l’être et le devoir être (Sein et Sollen), en des termes que ses successeurs ont malheureusement méconnus, et c’est d’ailleurs sa faute d’avoir lui-même contredit cette opposition en fondant sa philosophie pratique sur un concept tout théorique de la liberté, en employant l’expression de « Métaphysique des mœurs », qui est une expression contradictoire. Pour Herbart, qui revient sur ce point à la conception wolffienne, la Métaphysique est une science purement et exclusivement théorique. (Ueber philosophisches Studium, Herbarts kleinere Werke, I, p. 143 ; et Allgemeine Metaphysik, Édition Hartenstein, I, p. 132, etc.)

Le problème de la Métaphysique est bien celui-là même qu’avait indiqué Kant : expliquer comment l’expérience est possible, ou, en termes plus herbartiens, expliquer comment il est possible de penser le donné de telle sorte que les concepts que nous avons soient également d’accord avec l’expérience et avec la logique. Par opposition au dogmatisme antérieur, Kant a justement soutenu que l’ensemble de tout le donné, ce que l’on appelle la nature, aussi bien que tout ce que nous connaissons, ne renferme que des phénomènes ; par opposition à l’idéalisme, il a justement distingué les phénomènes des choses en soi et par là il a été conduit à reconnaître que, de même que la fumée est l’indice du feu, l’apparence est l’indice de l’être. La matière de l’expérience ne consiste que dans des sensations, et les sensations ne sont que des états de conscience. Dira-t-on, par conséquent, que rien de réel ne nous est donné, que par suite rien n’est, qu’il n’y a pas d’être ? Mais, s’il est aisé d’énoncer de telles propositions, il est plus malaisé de s’y tenir ; car l’apparence même ne se laisse pas réduire à rien, et nous avons beau dire à chaque phénomène qui apparaît : « Tu n’es rien, tu ne peux rien », il est impossible de résister indéfiniment à ce retour persévérant des apparences ; il est impossible de ne pas se demander : « D’où l’apparence peut-elle bien venir ? » Certes, il n’y a pas lieu de tenir pour réel ce qui apparaît, et tel qu’il apparaît. Mais il faut poser quelque chose, telle chose pour telle apparence, telle autre chose pour telle autre. Autant d’apparences, suivant une formule dont Herbart use volontiers, autant d’invites à poser l’Être. Wie viel Schein, so viel Hindeutung aufs Sein. (Hauptpunkte der Metaphysik, Vorfragen, I, p. 14. — Allgemeine Metaphysik, t. II, § 199.)

Ainsi toute philosophie théorique doit prendre son point de départ dans le phénomène et l’expérience ; mais elle ne doit pas y rester attachée. Sans cela, elle ne serait qu’une Physique ; elle ne serait point une Métaphysique. Il est vrai que l’on peut prétendre que la Métaphysique a été rendue impossible par la Critique de Kant ; mais la Critique a été une œuvre de réforme plutôt qu’une œuvre de destruction, et dans le fait elle a stimulé plus qu’elle n’a paralysé l’élan métaphysique. Disons cependant que Kant a parfois rendu très malaisé l’accès à la Métaphysique telle qu’il faut l’entendre. En considérant, par exemple, qu’il n’y a de donné que les sensations, comme matière de la connaissance, — en faisant s’y surajouter d’ailleurs les intuitions formelles de l’espace et du temps, — en chargeant l’imagination transcendantale de la production des objets, il n’a pas pris garde, — et en cela les kantiens l’ont imité, — que ce qui est donné, c’est un ensemble complexe de sensations, avec des formes déterminées. La contrainte que nous ressentons, lorsque nous essayons de modifier la forme d’un objet que nous nous représentons, — l’impossibilité où nous sommes, par exemple, de nous représenter une table ronde autrement que ronde, — tout cela nous avertit que le donné de l’expérience comprend la forme aussi bien que la matière. En outre, où l’on constate bien l’insuccès d’une entreprise comme celle de Kant et de Fichte, qui vise à placer les formes de l’expérience dans les lois originaires de l’intuition et de la pensée, c’est dans l’incapacité à laquelle elle nous condamne de dériver de ces formes générales les formes particulières et les groupements déterminés des objets sentis. Il y a donc des formes qui nous sont données, qui sont des concepts d’expérience, et que nous employons telles quelles tout le temps que nous nous contentons de l’intuition et des phénomènes. Dès que nous commençons à réfléchir, ces concepts deviennent autant de problèmes ; car, tels quels, ils sont contradictoires, rigoureusement inconcevables, et c’est à les rendre concevables qu’il faut travailler. Or, une double règle s’impose pour ce travail : d’une part, il ne faut pas rejeter ces concepts en raison de la contradiction qu’ils renferment, car ces concepts sont donnés ; et, d’autre part, il ne faut point les accepter tels quels, car le Principe de contradiction exige que la contradiction ne subsiste point. Pour opérer ce travail selon cette double règle, Herbart expose une méthode qu’il appelle la méthode des rapports ; et voici en quoi, brièvement, elle consiste. La contradiction résulte de ce que a doit être égal à b et cependant ne lui est pas égal. L’équation des deux termes est impossible tant que nous concevons a comme une chose. Mais peut-être qu’elle deviendra possible si, dans la pensée, nous décomposons a en plusieurs termes, a, bc : il est possible qu’alors on puisse, par l’ensemble (Zusammen) de cette multiplicité de termes, rendre compte de ce qui est inexplicable, soit par a pris en bloc, soit par l’un de ses éléments isolés. Ainsi, selon cette méthode, on élimine la contradiction dès que l’on transforme l’un des termes, de un qu’il était, en une pluralité, et que l’on conçoit cette pluralité comme formant un ensemble. (Édition Hartenstein, t. IV, pp. 17 sq. ; t. V, pp. 302 sq.)

Voilà la méthode qu’il convient d’appliquer au donné, — et tout d’abord dans cette partie de la Métaphysique qui est l’ontologie. L’ontologie a pour objet l’être, et la nature de l’être. L’être comme tel ne nous est point donné ; ce qui nous est donné, c’est le phénomène. Or, nous pourrions peut-être nous en tenir davantage au phénomène s’il n’y avait pas en lui deux contradictions essentielles, d’abord la contradiction d’une chose pourvue d’une pluralité de caractères, ensuite la contradiction qui se révèle dans le changement. Cette double contradiction doit expirer devant le concept exact de l’être. Mais, pour arriver à ce concept exact, il faut distinguer l’être (das Sein) de l’existence (das Dasein) et de la réalité (die Wirklichkeit). La réalité peut être dite de ce qui est donné dans l’expérience et de ce qui comme tel s’oppose à l’illusion et au simulacre ; la réalité peut être dite de rapports et de qualités ; — l’existence, qui enveloppe la réalité et dans le même sens qu’elle, s’énonce spécialement des objets, — mais d’objets qui forment une trame et rentrent dans un groupe ; tandis que l’être est indépendant de cette relation et de toute relation : il est en soi. (Allgemeine Metaphysik, § 196 sq.)

Il est une doctrine de Leibniz reprise par l’école wolffienne, notamment par Baumgarten, d’après laquelle l’être est un complementum possibilitatis ; il est l’aboutissement de la possibilité lorsque la possibilité est entière, et l’existence n’est que l’un des prédicats du possible. (Allgemeine Metaphysik, § 7 sq. ; I, p. 76 sq.) La suprême expression de cette doctrine est l’argument ontologique, et c’est le grand mérite de Kant d’avoir dans la critique de cet argument si nettement dénoncé le vice qu’il enferme ; il a remarqué que cent thalers réels ne contiennent rien de plus que cent thalers possibles, autrement dit que l’existence n’est pas une détermination conceptuelle ; il a bien compris que le possible désigne le concept, tandis que le réel désigne l’objet et la position de l’objet. (Allgemeine Metaphysik, § 32, I, p. 117.) C’est d’après cette indication si expresse et si précieuse qu’il faut définir l’être. L’être, c’est l’absolue position. (Hauptpunkte der Metaphysik, t. I, § 1, p. 15.) Affirmer que A est, c’est affirmer que A est posé purement et simplement, autrement dit que sa position absolue exclut toute négation, toute restriction, toute relation à autre chose que lui, soit objet comme lui, soit sujet, — même tout degré. C’est donc que le concept même d’absolue position emporte absolument certains caractères et en rejette absolument certains autres. Des négations et des relations, n’étant jamais susceptibles d’être posées absolument, ne peuvent convenir à l’être, et c’est cela qui a été reconnu par l’ancienne Métaphysique, laquelle composait l’être d’un mélange de propriétés positives et de négations et ne rejetait ce mélange que pour l’ens realissimum.

L’être en soi a une qualité, car il ne saurait rester indéterminé ; cette qualité, rigoureusement parlant, est inconnue, et sur ce point la Critique kantienne qui en interdit la connaissance est bien fondée ; cependant, nous avons du moins le moyen de déterminer par des approximations ce qu’elle doit être. Or, cette qualité doit être absolument simple, si l’on ne veut pas par la multiplicité des qualités introduire inévitablement dans l’essence de l’être la relation et la négation. À plus forte raison ne saurait-elle comporter aucune détermination quantitative, sans courir plus gravement le même risque. Enfin l’être ne saurait changer ; car ce qui change, c’est ce qui reçoit une autre qualité ; ce qui reçoit une autre qualité est une autre chose ; le changement spontané aussi bien que le changement dû aux causes extérieures est aussi incompatible avec la nature de l’être que la pluralité des caractères : ce sont là des déterminations qui ne peuvent point se rapporter à l’être, mais uniquement à son phénomène.

Mais ces déterminations mêmes, et dans les limites mêmes où nous venons de les enfermer, comment sont-elles possibles ? C’est le cas, ou jamais, d’appliquer la méthode des rapports ; or cette application, nous l’avons vu, comporte la résolution d’un terme pris comme un dans une multiplicité. Ici donc nous devons supposer que l’unité absolue de l’être n’empêche pas d’admettre la pluralité des êtres, et nous le pouvons sans contradiction, car la multiplicité dans l’être n’est point la multiplicité de l’être. (Vielheit im Seienden ist nicht Vielheit des Seienden.Allgemeine Metaphysik, § 208.) Ainsi une pluralité d’êtres réels, en soi simples et immuables, produisent, dans et par leur ensemble, ce que l’on ne saurait attribuer à chacun d’eux pris isolément sans tomber dans des contradictions de toutes sortes. Au reste, cette pluralité, si grande qu’elle soit, ne saurait être infinie, car l’infini ne comporte aucune absolue position. La représentation d’une chose pourvue de plusieurs propriétés, d’une substance constituée par plusieurs attributs, se produit lorsque sont données différentes séries d’êtres réels qui ont un même point de départ : c’est ce commun point de départ qui apparaît comme la chose, dont chacune de ces séries paraît la propriété. De même la représentation du changement se produit lorsque, à la place d’un ensemble d’êtres, un autre ensemble s’introduit en rapport avec ce qui fondait la substance : des concepts de ce genre sont ce que Herbart appelle des points de vue accidentels ; ces points de vue accidentels sont des façons pour la pensée de se représenter par des déterminations multiples l’ensemble des êtres simples. De même que la même ligne peut, selon les cas, être envisagée comme rayon ou comme tangente, de même qu’un son, sans cesser d’être ce qu’il est, comparé à d’autres sons, deviendra accidentellement une septième ou une octave, de même l’être simple peut et doit donner lieu pour la pensée à une multiplicité de déterminations, à des points de vue accidentels, qui ne valent du reste que pour la pensée seule.

Mais ceci réclame d’autres explications. En quoi consiste donc ces rapports qu’il y a entre les êtres réels et d’où dérivent les phénomènes ? Supposons que les êtres réels soient différents par leur qualité, et supposons que cette diversité soit en partie une opposition. Aussi longtemps que les êtres restent chacun pour soi, l’opposition des qualités n’est pas perceptible. Mais aussitôt qu’ils se rencontrent dans un ensemble, quelque chose se produit ; car les opposés tendent à se supprimer ou à se détruire. Contre la destruction qui surviendrait, si les opposés pouvaient réellement se détruire, les êtres réels maintiennent chacun sa qualité simple, immuable, c’est-à-dire qu’ils restent chacun identique à soi-même. La conservation de soi, vis-à-vis des menaces de destruction du dehors (comparable à la résistance à une pression), est le seul événement réel, et c’est de lui que dérivent les événements apparents, les changements que nous constatons dans l’expérience. Ce qui se modifie, ce sont d’ailleurs uniquement les rapports entre les êtres, une chose s’affirmant tantôt par rapport à celle-ci, tantôt par rapport à celle-là ; mais ces rapports et leurs vicissitudes sont pour l’être même quelque chose de contingent et d’indifférent. Car c’est seulement notre pensée qui compare, qui conçoit des rapports divers entre des êtres en eux-mêmes indépendants et immuables. En lui-même l’acte par lequel un être se conserve lui-même est aussi simple et uniforme que la qualité qu’il a pour objet de conserver ; mais, en raison du changement dans les rapports, elle peut pour l’observateur s’exprimer comme une force d’intensité très diverse. Le réel ne change pas plus en lui-même que ne change un tableau dont les figures, vues de près, se distinguent avec une netteté parfaite, et, aperçues de loin, se brouillent dans un confus assemblage. — Telle est, en ses traits généraux, cette doctrine des destructions et des conservations de soi, dont Herbart fera dans sa psychologie, pour l’étude du mécanisme des représentations, un si large usage.

Nous ne pouvons pas suivre Herbart dans les développements méthodiques qu’il a donnés à sa pensée, dans sa théorie de la nature comme dans sa psychologie. Nous ne pouvons considérer que les principes généraux de son système, dans leur rapport avec le Kantisme.

La thèse génératrice du système, c’est qu’il n’y a point de devenir absolu, et c’est aux Éléates, — Herbart reconnaît cette paternité lointaine et authentique, — que revient l’honneur d’avoir proclamé que la qualité de ce qui est absolument simple et ne doit être déterminée par aucune opposition interne ; c’était Héraclite qui leur avait fourni, par son affirmation du devenir absolu et sa reconnaissance des oppositions qu’il implique, l’occasion de prendre conscience, par réaction, de la simplicité et de l’immutabilité de l’être. Le tort des Éléates fut de rompre tout lien entre l’être absolu et les phénomènes. Leucippe leur objecta avec raison que tout phénomène suppose quelque chose qui apparaît, qu’une pluralité des choses étant donnée doit avoir pour fondement une pluralité primitive. Mais nous avons vu en quel sens il faut admettre cette pluralité, et à quel point surtout les êtres primitifs, — êtres simples, véritables monades, — diffèrent des atomes du matérialisme.

Nous avons vu comment, à l’aide d’une définition de l’être fournie par Kant, Herbart va à l’encontre de la direction idéaliste, apriorique, de la doctrine kantienne : c’est la pensée qui gravite autour de l’être. De là des méthodes d’explication qui, sans méconnaître les fonctions propres de l’intelligence, les considèrent cependant comme dérivées et les subordonnent à la détermination de l’objet. Ainsi, tandis que Kant considère la critique de la raison comme le fondement indispensable de toute philosophie, Herbart la rejette comme impossible, et réclame avec Descartes que la philosophie commence par le doute, par la critique, non des facultés, mais des notions naturellement présentes en nous. Kant reste attaché à la distinction wolffienne de l’âme en plusieurs facultés, et par là il demeure dans le dogmatisme ; Herbart a entrepris une explication de l’âme dont le postulat est précisément la non-existence de ces facultés. Kant s’est surtout préoccupé d’établir le caractère a priori des formes de la sensibilité, des catégories de l’entendement ; Herbart tient cette doctrine des catégories pour un modèle de désordre dans un ordre apparent, et il s’est appliqué avant tout à rechercher si ces formes ou ces concepts, quelle qu’en fût l’origine, étaient vraiment concevables. (Sur la différence de Kant et de Herbart, voir Hartenstein, Ueber die neuesten Darstellungen und Beurtheilungen der Herbartscher Philosophie, 1838, pp. 14 sq.)

Avec une certaine définition de l’être, Herbart admet après Kant le caractère antinomique de la connaissance non philosophique ; mais tandis que pour Kant la Métaphysique théorique développe la contradiction, pour Herbart elle la fait évanouir. Kant et Herbart sont d’accord pour ne pas transporter la contradiction dans l’existence objective ; seulement, tandis que Kant rend notre raison même responsable de la contradiction quand elle veut dépasser la connaissance empirique pour atteindre à la connaissance de l’être en soi, Herbart rend l’apparence empirique responsable et charge une exacte conception de l’être en soi du soin de la supprimer. — Mais il reste que, en toute rigueur, pour Herbart comme pour Kant, l’être en soi est inconnaissable, que la connaissance a un caractère subjectif, — caractère subjectif dominateur pour Kant, — caractère subjectif subordonné pour Herbart.

Et c’est par cette subordination même, par l’extrême souci, également, de ne pas perdre de vue l’expérience, par la tendance à s’en tenir au fini, que la philosophie de Herbart se distingue des philosophies de Fichte, de Schelling, de Hegel. Non qu’il n’y ait cependant certaines affinités. — Fichte a été l’éducateur de Herbart. — La méthode de rectification et d’achèvement des concepts n’est pas sans analogie avec la dialectique de Fichte et de Hegel ; mais l’on voit aussi les différences, si l’on prend surtout Hegel pour terme de comparaison. Hegel fait de la dialectique l’expression du mouvement de la pensée identique au mouvement de l’Être, et s’il n’érige pas la contradiction en loi définitive et absolue, il en fait un moment nécessaire du développement de l’Idée ; autrement dit, il ne conçoit l’identité que comme contenant l’opposition qu’elle dépasse. Herbart fait du travail dialectique une œuvre d’épuration qui n’intéresse essentiellement que la pensée et qui ne réussit que tout autant qu’elle est tournée vers la représentation de l’identité pure et simple qu’est l’Être ; il ne tient donc la contradiction que pour un accident. Il arrive cependant à Herbart d’être obligé de faire valoir les moyens propres et les ressources complexes de la pensée pour trouver l’Être, faute de l’atteindre, et nous présenter en somme la connaissance comme beaucoup plus complexe et plus riche que ce que la simple conception de l’Être peut donner, — de laisser indécise la question de savoir s’il ne faut pas investir les Êtres des relations que la pensée leur assigne.