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De la longévité humaine et de la quantité de vie sur le globe/Avertissement de cette seconde édition

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AVERTISSEMENT
DE CETTE SECONDE ÉDITION


Paris, 25 janvier 1855.

Ce livre a paru dans les derniers jours du mois de novembre. Quelques objections m’ont été faites. Cette nouvelle édition me donne naturellement l’occasion d’y répondre.

§ 1.

On me reproche d’avoir trop étendu la durée de la vie de l’homme. Mais ai-je besoin de dire (et les esprits sérieux me le pardonneront-ils ?) qu’en assignant à la vie de l’homme une durée de cent ans, je n’ai entendu que poser une limite, un terme, la limite expérimentale et normale de cette durée[1].

J’ai voulu prouver à l’homme une chose qu’il ne sait point assez ; c’est qu’il a, en lui, une grande puissance de vie, et que, par le bon emploi de sa raison, il peut étendre beaucoup cette puissance.

La plupart des hommes, on l’a dit il y a longtemps, sont plus capables d’un grand effort que d’une longue persévérance ; c’est pourquoi j’ai cherché à rendre mes conseils plus persuasifs en les plaçant dans la bouche d’un sage vieillard, qui a dû un siècle de vie à un régime sévère, constamment suivi.

Un passage du Commentaire de Ramazzani[2] cité à dessein, m’a paru d’ailleurs un correctif suffisant de ce que pouvaient avoir d’excessif les règles de Cornaro.

Au Cliton de La Bruyère, « qui n’a eu, en toute sa vie, que deux affaires : dîner le matin et souper le soir,… et qui semble né pour la digestion, » je préfère pourtant, je l’avoue, mon sobre et bon Vénitien, qui nous conte naïvement, que, « de fort gai qu’il était, il devint triste et de mauvaise humeur, que tout le chagrinait, qu’il se mettait en colère pour le moindre sujet, au point qu’on ne pouvait vivre avec lui ; » et tout cela pour avoir dépassé d’une once ou deux la dose d’aliments, prescrite par son régime.

Qu’il y a loin de Cliton à cet autre personnage de La Bruyère !

« Un vieillard, qui a un grand sens et une mémoire fidèle, est un trésor inestimable ; il est plein de faits et de maximes ; l’on y trouve l’histoire du siècle, revêtue de circonstances très-curieuses, et qui ne se lisent nulle part ; l’on y apprend des règles pour la conduite et pour les mœurs qui sont toujours sures, parce qu’elles sont fondées sur l’expérience. »

§ 2.

De la durée totale de la vie, on passe à la durée particulière des divers âges.

Ici, c’est tout un ensemble de préjugés que j’ai à combattre, et ma tâche devient plus difficile.

Sur la limite naturelle des différents âges de la vie, on a faussé toutes nos idées.

Une littérature frivole, pour nous intéresser à ses héros, a imaginé de faire anticiper les passions sur les âges. On a précipité le cours de la vie. On a donné à l’adolescence les passions de la jeunesse, à la jeunesse les passions de l’âge mûr.

C’est de là que nous sont venus ces jeunes gens de quinze à vingt ans, frustrés du plus doux privilége de leur âge, le calme de l’âme ; ces hommes mûrs de trente ans, qui n’ont pas su être jeunes ; et ces vieillards de cinquante, qui ne seront jamais hommes mûrs.


Il y a, en nous, deux principes : le principe vivant, et le principe pensant.

Le principe vivant croît et se maintient jusqu’à cinquante ans à peu près ; et, à compter de cinquante ans, il décline.

Le principe pensant croît et s’élève jusqu’à cinquante ans ; et de cinquante à soixante, à soixante-dix, à soixante-quinze, et quelquefois plus tard encore, il se perfectionne.

Plus l’esprit vit, plus il s’épure.

Jusqu’ici on a divisé la vie de l’homme comme celle des autres espèces. On n’a pas tenu compte du grand principe qui le distingue, et dont la propre énergie maintient et prolonge l’énergie vitale des âges.


On parle beaucoup, et depuis longtemps, de l’influence du physique sur le moral[3] ; on ne parle pas assez de l’influence du moral sur le physique : l’observation médicale domine trop l’observation philosophique.

C’est au moment où le physique commence à décroître que le moral prend, à son tour, l’empire, s’affermit, se dégage, et donne comme une splendeur nouvelle à la seconde moitié de la vie.


En me plaisant à énumérer tout ce que l’homme, peut se conserver de dons précieux, ce n’est pas que j’oublie le charme heureux des premiers âges.

Eh ! pourquoi faut-il que le moment présent ne puisse jamais être goûté avec tous ses avantages ?

Que la jeunesse, si riche d’avenir, se persuade bien que chaque phase de la vie demande un développement régulier et complet ; que chaque âge a ses bienfaits, réservés à ceux qui savent le respecter ; qu’elle se garde surtout de renoncer à ces douces et nobles vertus, dont Vauvenargues a dit : « Les premiers jours du printemps ont moins de grâce que les vertus naissantes d’un jeune homme. »

§ 3.

On me fait une troisième objection. On n’approuve pas ce titre[4] : De la quantité de vie sur le globe.

Je conviens que ce titre a, en effet, une certaine forme abstraite, qui n’est plus guère d’usage.

Nous nous déshabituons, chaque jour davantage, des grandes questions et du tour abstrait. Nous nous réduisons de plus en plus, et comme de parti pris, aux petites expériences et aux menus détails. Toutes nos sciences se font sciences de laboratoire, et nous oublions les grands phénomènes de la nature.

« Ceux qui aiment à entrer dans le détail des sciences, disait Leibnitz, méprisent les recherches abstraites et générales ; et ceux qui approfondissent les principes entrent rarement dans les particularités. Pour moi, ajoutait-il, j’estime également l’un et l’autre. »


L’objet de ce livre est l’étude de la vie.

J’y étudie successivement la durée, la quantité, les formes, la formation, l’apparition de la vie.

Toutes ces questions ont la même forme, et l’on peut la blâmer dans toutes.

Toute question généralisée, et traduite en langage philosophique, prend nécessairement un tour abstrait.

Ce n’est même que par ce langage philosophique, par ce tour abstrait, que toutes les grandes vérités passent, peu à peu, du domaine spécial de nos écoles dans le domaine universel de l’esprit humain.


Je conviens encore que ma question de la quantité de vie est fort neuve. Mais est-ce là un tort ? Je ne puis le croire. J’ose même espérer qu’on me saura gré, un jour, de l’avoir introduite. Toute question nouvelle nous découvre un nouvel aspect des choses, et les grandes choses veulent être vues sous tous leurs aspects.


Dès ce moment même, l’étude de la quantité de vie nous a donné ces trois lois, aussi belles que simples :

La première, que, depuis que la vie est sur ce globe, le nombre des espèces y va sans cesse en diminuant ;

La seconde, que, à mesure que certaines espèces disparaissent, le nombre des individus s’accroît dans les autres ;

Et la troisième, que, plus l’empire de l’homme se fait sentir, plus les espèces supérieures dominent sur les espèces inférieures.

Ainsi donc, des espèces disparaissent, mais le nombre des individus s’accroit dans d’autres espèces ; le nombre des individus diminue dans les espèces inférieures, mais il s’accroît dans les supérieures.

Il y a donc toujours compensation ; et il en est de la vie comme de tous les autres éléments primitifs des choses.


Rien, en fait d’éléments primitifs, ne se perd, ni ne peut se perdre.

Et il y a bien plus ; c’est que notre esprit est dans une égale impuissance de comprendre l’annihilation ou la création de quoi que ce soit, sans une intervention supérieure, sans un miracle exprès.

Les combinaisons varient, les rapports changent, les mouvements s’accélèrent ou se retardent, les molécules des corps s’unissent ou se désunissent, et toutes les choses de ce monde sont dans un flux perpétuel de modifications successives ; mais les principes mêmes des choses, les éléments primitifs et constitutifs, sont immuables, et le seront éternellement, tant que celui, qui en a pesé la quantité précise pour le globe déterminé qu’il avait en vue, jugera à propos de maintenir et de conserver ce globe.


  1. Voyez, le chapitre sur la Longévité.
  2. Voyez la page 35.
  3. Voyez le livre célèbre de Cabanis, et plusieurs autres.
  4. Voyez, dans le Moniteur du 9 janvier, un article dû à la plume spirituelle de l’un de nos plus habiles critiques, M. Romieu.