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De la longévité humaine et de la quantité de vie sur le globe/Partie I, chapitre I

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I.

DE CORNARO ET DE LA VIE SOBRE.

En fait de vie sobre, et même de vie longue, on ne peut guère commencer par un nom qui en dise plus que celui de Louis Cornaro, ce bon et frêle vieillard qui, à force de modération, de soins, de régime, et de faire sa grande affaire de vivre, vécut en effet plus de cent ans.

Son livre est l’éloge de la sobriété. Et, ce qui est à remarquer, c’est qu’il écrivait cet éloge au moment où l’Italie se livrait le plus à l’intempérance.

« Ô malheureuse Italie ! s’écrie-t-il, ne t’aperçois-tu pas que la gourmandise t’enlève chaque année, plus d’habitants que la peste, la guerre et la famine ne pourraient en détruire ? Tes véritables fléaux sont tes festins fréquents, qui sont si outrés qu’on ne saurait faire des tables assez grandes pour arranger la quantité de plats dont la prodigalité les couvre, en sorte qu’on est obligé de servir les viandes et les fruits par pyramides. Quelle fureur ! quelle folie ! Mets-y ordre pour l’amour de toi-même… Ôtez cette mort du milieu de vous, et cette peste inconnue à nos pères… »

Né avec une constitution très-faible, Cornaro ne put résister longtemps à de tels excès, à cette mort, à cette peste, comme il les appelle. Il y perdit la santé. À trente-cinq ans, ses médecins ne lui donnaient plus que deux ans de vie.

Cet avertissement, très-sérieux, fut pris très-sérieusement. Cornaro rompit avec ces habitudes funestes. À la vie dissipée il lit succéder la vie régulière, et la sobriété à l’intempérance.

Sa sobriété est devenue célèbre. Elle était presque excessive. Douze onces d’aliments solides et quatorze onces de vin par jour furent, pendant plus d’un demi-siècle, toute sa nourriture ; ce qui lui réussit si bien, que, de tout ce demi-siècle, il ne fut jamais malade : « J’ai toujours été sain, dit-il, depuis que j’ai été sobre. »

« Je me suis encore fort bien trouvé, ajoute-t-il, de ne point me livrer au chagrin, en chassant de mon esprit tout ce qui pouvait m’en causer… Si quelquefois je n’ai été ni assez philosophe ni assez prévoyant pour ne me pas trouver dans quelqu’une des situations que je voulais éviter, le régime de l’alimentation, qui est celui dont l’influence est la plus directe, m’a garanti des suites fâcheuses de ces petites irrégularités. »

Je trouve, dans Cardan, une remarque sur Cornaro qui n’est pas juste.

« Il semble, dit Cardan, que Cornaro ait voulu nous ôter la connaissance parfaite de son régime et se contenter de nous apprendre qu’il en avait trouvé un merveilleux, puisqu’il ne nous a point marqué s’il prenait cette quantité en une ou deux fois par jour, ni même s’il changeait d’aliments, et qu’il a parlé sur ce sujet d’une manière plus obscure encore qu’Hippocrate. »

Rien de cela n’est fondé. Cornaro ne nous a rien caché. Cardan voit du merveilleux partout. Cornaro est si enchanté de son régime qu’il y revient presque à chaque page de son livre, et nous en dit tout.

Il nous dit, d’abord, qu’il prenait cette quantité en deux fois et même en quatre : « Et toi, mère de tous les humains, Nature, qui aimes si fort la conservation de notre être que tu donnes au vieillard la facilité de vivre avec peu de nourriture, et lui fais comprendre que si, dans la vigueur de son âge, il faisait par jour deux repas, il doit les partager en quatre, afin que son estomac ait moins de peine à digérer, je ne puis trop admirer la sagesse et ta prévoyance ! Je suis tes conseils et m’en trouve bien. »

Il nous dit ensuite qu’il changeait d’aliments. « Voici de quoi je me nourris : je mange du pain, du mouton, des perdrix, etc., etc. Tous ces aliments sont propres aux vieillards : s’ils sont sages, ils doivent s’en contenter et n’en point chercher d’autres. »

Je demande ce que Cardan pouvait désirer de plus. Mais ce n’est pas tout. Cornaro tient si fort à n’omettre rien de ce qui regarde son régime qu’il nous raconte, avec un grand détail, comment, ayant consenti, par déférence pour ses amis, à prendre quatorze onces de nourriture par jour au lieu de douze, cette petite augmentation de deux onces faillit lui coûter la vie.

« Il y a environ quatre ans que je fus sollicité puissamment à faire une chose qui pensa me coûter cher. Mes parents, que j’aime et qui ont pour moi une véritable tendresse, « mes amis, pour qui j’ai toujours eu de la complaisance, enfin les médecins, qui sont ordinairement les oracles de la santé, se joignirent tous ensemble pour me persuader que je mangeais trop peu, que la nourriture que je prenais n’était pas suffisante dans un âge aussi avancé que le mien, et que je ne devais pas seulement soutenir ma vie, mais qu’il fallait encore en augmenter la vigueur, en mangeant un peu plus que je ne faisais. J’eus beau leur représenter que la nature se contente de peu ; que ce peu m’ayant maintenu depuis longtemps en bonne santé, cette habitude était passée chez moi en nature… Tout cela ne les persuada point. Lassé de leur opiniâtreté, je fus obligé de les satisfaire. Ainsi, ayant accoutumé de prendre en pain, soupe, jaunes d’œufs et viandes, la pesanteur de douze onces, j’accrus ce poids jusqu’à quatorze, et, buvant quatorze onces de vin, j’en augmentai la dose jusqu’à seize.

« Cette augmentation de nourriture me fut si funeste, que, de fort gai que j’étais, je commençai à devenir triste et de mauvaise humeur ; tout me chagrinait ; je me mettais en colère pour le moindre sujet, et l’on ne pouvait vivre avec moi. Au bout de douze jours, j’eus une furieuse colique, qui dura vingt-quatre beures. Il ne faut pas demander si l’on désespéra de ma vie, et si l’on se repentit du conseil qu’on m’avait donné… »

Voilà donc le régime de Cornaro : douze onces de nourriture solide et quatorze onces de vin par jour. Encore diminua-t-il cette quantité avec l’âge. Il en vint à faire un repas d’un seul jaune d’œuf ; il finit par faire, d’un seul jaune d’œuf, deux repas. Tout le merveilleux de son régime était la sobriété.

Ajoutons pourtant qu’en mettant la sobriété au-dessus de toutes les autres précautions, il n’en négligeait aucune. « Je fais en sorte, dit-il, de me préserver du grand froid et du grand chaud ; je ne fais point d’exercices violents ; je me suis abstenu des veilles… ; je n’ai point habité les lieux où l’on respire un air mauvais, et j’ai toujours évité, avec un soin égal, d’être exposé au grand vent et à l’excessive ardeur du soleil… »

Le moral fait beaucoup au physique. Cornaro s’était choisi les deux exercices les plus doux de l’esprit et du cœur, la culture des lettres et la bienfaisance.

« J’ai le bonheur, dit-il, d’avoir de fréquentes conversations avec des gens savants dont je tire toujours de nouvelles lumières[1]… Je vois avec curiosité les ouvrages nouveaux ; je me fais un plaisir de revoir ceux que j’ai déjà vus… S’il m’est permis de citer des futilités, je dirai qu’à l’âge de quatre-vingt-trois ans, la vie sobre que je mène m’a conservé assez de liberté d’esprit et de gaîté pour composer une pièce de théâtre qui, sans choquer les bonnes mœurs, est fort divertissante… »

C’étaient là les plaisirs de son esprit. Son cœur en goûtait d’autres qui étaient plus délicats encore. Il se voyait entouré de onze petits-enfants, dont il aimait à contempler les jeux ; des habitants de ses terres, à qui il avait donné le moyen d’avoir toujours abondamment toutes les choses nécessaires à la vie, en défrichant des terres incultes, en desséchant des marais, en arrosant et engraissant des campagnes que l’aridité de leur sol rendait stériles.

Il avait concouru à embellir et fortifier Venise[2]. « Ce plaisir, dit-il, flatte innocemment ma vanité, lorsque je fais réflexion que j’ai fourni à mes compatriotes d’utiles moyens de fortifier leur port, que ces ouvrages subsisteront après un grand nombre de siècles, qu’ils contribueront à rendre Venise une république fameuse, une ville riche et incomparable, et serviront à lui perpétuer le beau titre de reine de la mer… »

Enfin, à tous ces moyens d’une longue vie, la sobriété, les précautions contre le chaud et le froid, etc., l’occupation de l’esprit, celle de l’âme, il s’en joignait un autre qui agissait à l’insu de Cornaro, et qui n’en agissait pas moins ; je veux dire le plaisir secret de lutter contre la nature et de l’emporter, de vivre en dépit de sa constitution et des prévisions de la médecine, de ne devoir sa vie qu’à soi, qu’à sa volonté, qu’à son art, et de compter chaque jour de vie de plus comme un succès de plus pour son amour-propre.

Aussi ne tarit-il pas sur ce qu’il appelle sa belle vie, sur la victoire qu’il a remportée ; il s’admire de vivre ; il s’écrie : « Ce que je vais dire paraîtra impossible ou difficile à croire ; rien cependant n’est plus véritable ; c’est un fait connu de bien des gens et digne de l’admiration de la postérité. J’ai atteint ma quatre-vingt-quinzième année, et je me trouve sain, gaillard et aussi content que si je n’avais que vingt-cinq ans.

« Rien n’est plus avantageux à l’homme, dit Cornaro, que de vivre longtemps, » maxime qui sera peu contestée, mais les raisons qu’il en donne sont curieuses : « Si l’on est cardinal, dit-il, on peut devenir pape en vieillissant ; si l’on est considérable dans sa république, on peut en devenir le chef ; si l’on est savant, si l’on excelle en quelque art, on excellera encore davantage… »

Il donne bientôt des raisons d’un ordre plus élevé. « Ce qui me cause le plus sensible plaisir, dit-il, c’est de voir que l’âge et l’expérience peuvent rendre un homme plus savant que ne le feraient les écoles… On ne connaît pas le prix de dix années d’une vie saine à un âge où l’homme peut jouir de toute sa raison et profiter de toutes ses expériences… Pour ne parler que des sciences, il est certain que les meilleurs livres que nous avons ont été composés dans ces dix dernières années que les débauchés méprisent ; il est certain que les esprits se perfectionnent à mesure que les corps vieillissent : les sciences et les arts auraient beaucoup perdu, si tous les grands hommes qui les ont cultivés avaient abrégé leurs jours de dix ans. »

Je partage entièrement sur ce point, que les esprits se perfectionnent à mesure que les corps vieillissent, l’avis de Cornaro. Chaque âge a une force d’esprit qui lui est propre. Il est des découvertes que fait un jeune homme ; il en est d’autres que ne peut faire qu’un homme d’un âge mûr. Galilée découvre, à dix-huit ou vingt ans, l’égale durée des oscillations du pendule[3] ; Pecquet découvre, étant encore sur les bancs de l’école, le réservoir qui porte son nom, le réservoir du chyle. Harvey avait cinquante ans lorsqu’il publia le plus beau livre de la physiologie moderne, son livre sur la circulation du sang ; Buffon en avait soixante et onze, lorsqu’il écrivit le plus parfait de ses ouvrages, les Époques de la nature.

On conçoit très-bien qu’un jeune homme découvre un fait inattendu, imprévu, brillant : car que faut-il pour cela ? une pénétration prompte, une illumination soudaine, et c’est ce qu’a la jeunesse. Mais pour découvrir la circulation du sang, résultat compliqué d’une foule de faits divers, il fallait une capacité d’attention, de méditation, une puissance de combinaison qui n’appartiennent qu’à l’âge mûr.

L’esprit de l’homme est un et multiple. Il est un par son essence, il est multiple par ses facultés. Et le développement de ces facultés n’est pas simultané, il est successif. Celles qui dominent à un âge ne sont pas celles qui domineront à un autre. Qui suivrait, sous ce point de vue, le jeu de nos facultés dans les écrivains qui ont longtemps vécu et longtemps écrit, dans un Bossuet, dans Fontenelle, dans Voltaire, les verrait se succéder les unes aux autres ; il verrait que, tandis que quelques-unes s’affaiblissent, d’autres s’élèvent ; et peut-être ne trouverait-il pas que celles qui s’élèvent dans la vieillesse fussent les moins précieuses.

Le livre de Cornaro se compose de quatre Discours[4]. Le troisième a pour titre particulier : Lettre à monseigneur Barbaro, patriarche d’Aquilée, et commence par ces mots : « Il faut avouer que l’esprit de l’homme est l’un des plus sublimes ouvrages de la Divinité. »

Il écrivit le premier à 83 ans, le second à 86, le troisième à 91, et le quatrième à 95. Ils ne sont guère, tous les quatre, que la répétition l’un de l’autre ; mais cette répétition ne fatigue point ; car, comme il s’agit de prouver que de la sobriété dépend la durée de la vie, plus le livre se répète et dure, plus il prouve.

L’auteur lui-même dit, avec grâce, dans sa Lettre à Barbaro : « Il est vrai que je ne vous dirai rien de nouveau quant au sujet, mais je ne vous l’ai jamais dit à 91 ans. «

En effet, dire à 91 ans : « Je vous apprendrai donc que ces jours passés, quelques docteurs de notre université, tant médecins que philosophes, sont venus s’informer à moi de la manière dont je me nourris, et qu’ils ont été bien surpris de voir que je suis encore plein de vigueur et de santé, que tous mes sens sont parfaits, que ma mémoire, mon cœur, mon jugement, le son de ma voix, mes dents n’ont pas changé depuis ma jeunesse ; que j’écris de ma main sept ou huit heures par jour, et que je passe le reste de ma journée à me promener de mon pied, et à prendre tous les plaisirs permis à un honnête homme, jusqu’à la musique où je fais très-bien ma partie. Ah ! que vous trouveriez ma voix belle, si vous m’entendiez chanter les louanges de Dieu au son de ma lyre… ; » dire cela à 91 ans prouve plus que de le dire à 86 ou 83, et le répéter à 95 prouve bien plus encore.

Au reste, Cornaro aurait pu le répéter à cent. Une de ses petites-nièces, religieuse de Padoue, nous dit, dans une Notice qu’elle a consacrée à son oncle, « qu’il se conserva sain et même vigoureux jusqu’à cent ans… Son esprit, continue-t-elle, ne diminua point ; il n’eut jamais besoin de lunettes, il ne devint point sourd. Et, ce qui n’est pas moins véritable que difficile à croire, sa voix se conserva si forte et si harmonieuse que, sur la fin de ses jours, il chantait avec autant de force et d’agrément qu’il faisait à vingt ans. »

Cornaro mourut le 26 avril 1566. Je n’ai pu trouver la date précise de sa naissance. La Biographie universelle le fait naître en 1467. À ce compte, il n’aurait pas tout à fait vécu cent ans. La Notice écrite par sa nièce, dit positivement cent ans ; une autre Notice dit plus de cent ans ; une troisième dit cent cinq.

Il était né à Venise d’une famille illustre, à qui Venise a dû trois doges, l’île de Chypre une reine, Catherine Cornaro, et l’Italie une de ses femmes les plus célèbres par la science, Hélène Cornaro dell’ Episcopia, qui prit solennellement, en 1678, le bonnet de docteur en philosophie dans la cathédrale de Padoue.

Enveloppé dans la disgrâce d’un de ses parents, il fut exclu, non de la ville, mais des emplois de Venise. Il quitta, de lui-même, Venise, et fut habiter Padoue. « Je loge, dit-il, dans une maison qui, outre qu’elle est bâtie dans le plus beau quartier de Padoue, peut être considérée comme une des plus commodes de la ville. Je m’y suis fait construire des appartements d’hiver et d’été qui m’offrent un asile inviolable contre le grand froid et contre le grand chaud. Je me promène dans mon jardin, le long de mon ruisseau, près de mes espaliers… »

Tel fut Cornaro. Son livre nous offrira toujours un exemple utile de ce que peut une intelligente conduite pour la durée de la vie. Je dis une intelligente conduite : en effet, la sobriété, presque excessive, qu’il s’était imposée, il ne l’a suivie que parce qu’elle lui convenait ; il ne l’impose point aux autres. Il était trop sensé pour cela. « Je mange très-peu, dit-il, parce que mon estomac est délicat, et je m’abstiens de certains mets parce qu’ils me sont contraires. Ceux à qui ils ne nuisent point ne sont pas obligés de s’en priver ; il leur est permis de s’en servir ; mais ils doivent s’abstenir de manger trop de ce qui leur est bon… »

Le plus compétent sur ce point des commentateurs de Cornaro, Ramazzini, cet excellent médecin, dit très-judicieusement : « Ce serait être trop sévère que de prescrire de pareilles règles aux personnes qui jouissent d’une santé parfaite ; ce ne serait pas même un bien pour le public. Que l’on oblige à cela les vieillards, après qu’ils auront eu passé la meilleure partie de leur vie au service de la république ; mais il n’est pas juste de comprendre dans ces observations les jeunes gens… Comment pourront-ils servir leur prince et leur patrie, soit dans les armées, soit dans les ambassades, où il faut endurer la fatigue des voyages ?… Comment un médecin pourra-t-il visiter tous les jours ses malades ? Comment un avocat pourra-t-il suffire à sa charge ? »… « Si quelqu’un, dit encore Ramazzini, me demandait de quels aliments il devrait user, en quelle quantité, et en quels temps il devrait les prendre pour se maintenir en santé, je le renverrais à son estomac, qui est sans doute plus capable que qui que ce soit de lui donner là-dessus un bon conseil. »

Puisque je viens de citer Ramazzini, je ne puis passer sous silence une phrase de son Commentaire, qui a grand besoin, à son tour, d’être commentée. Il appelle, en un endroit, le livre d’Harvey sur la circulation, un livre divin ; et ce n’est pas contre cet endroit-là, bien entendu, que je proteste ; mais il dit ailleurs : « Les anciens ont absolument ignoré la circulation du sang, et nous avons l’obligation à Harvey, le Démocrite anglais, de l’avoir le premier publiée, après qu’il l’eut puisée dans ces deux excellentes sources Fabrice d’Acquapendente et Paul Sarpi, tous deux professeurs à Padoue, qui en avaient fait tant d’expériences sur toutes sortes d’animaux. »

Cette phrase, jetée en passant, et qui n’a pas une grande importance, surtout sous la plume d’un professeur de Padoue, comme l’était alors Ramazzini, m’a porté à faire quelques recherches nouvelles qui m’ont enfin permis de restituer à chacun, à Fabrice d’Acquapendente, à Harvey, à notre Français Jean Pecquet, etc., ce qui lui appartient dans la grande découverte de la circulation du sang et du chyle[5].

Je reviens à Cornaro. Une question, que son livre soulève plus naturellement, est celle de la durée de la vie humaine. Et, d’abord, y a-t-il un moyen de prolonger cette vie ? De la prolonger, c’est-à-dire de la faire aller aussi loin que le comporte la constitution de l’homme : oui, sans doute, il y en a un, et même il est très-sûr, et c’est celui que Cornaro vient de nous donner, la vie sobre. La vie sobre, j’entends la vie bien ordonnée, bien conduite, la vie raisonnable, est le moyen, et le moyen sûr de prolonger la vie. Mais de la prolonger, c’est-à-dire de la faire aller au delà du terme marqué par la constitution de l’homme : non, sans doute, il n’y en a point.

Cardan nous dit gravement que les arbres ne vivent plus longtemps que les animaux que parce qu’ils ne font pas d’exercice[6]. L’exercice accroît la transpiration ; la transpiration abrége la vie : pour vivre longtemps, il n’y a donc qu’à ne pas bouger. On passe cela à Cardan. On passe plus difficilement à Bacon, le père de la philosophie expérimentale, la même idée, et les onctions huileuses qu’il conseille pour empêcher la transpiration. Maupertuis voulait que l’on se couvrît le corps de poix, et Voltaire se moquait de Maupertuis.

Chaque espèce d’animal a sa durée déterminée de vie. C’est ce que Buffon avait bien compris. Il a même cherché, et il est, je crois, le premier qui l’ait fait, la loi physiologique de cette durée. « Comme le cerf, dit-il, est cinq ou six ans à croître, il vit aussi sept fois cinq ou six ans, c’est-à-dire trente-cinq ou quarante ans. » Il dit ailleurs : « La durée de la vie peut se mesurer en quelque façon par celle du temps de l’accroissement. Un animal qui prend en peu de temps tout son accroissement périt beaucoup plus tôt qu’un autre auquel il faut plus de temps pour croître. » Il dit de l’homme : « L’homme qui ne meurt point de maladies vit partout quatre-vingt-dix ou cent ans. »

Cornaro pensait, sur la durée de la vie de l’homme, comme Buffon, quoique par des raisons moins savantes. « Lorsque l’homme, dit-il, est parvenu à quarante ou cinquante ans, il doit savoir qu’il est à la moitié de sa vie. » — « J’ai la certitude, dit-il encore, de vivre plus de cent ans. » Les gens nés d’une bonne complexion lui paraissent devoir aller au moins jusqu’à six vingt ans, et ce n’est que parce qu’il n’a pas été aussi bien composé qu’il veut bien se réduire à n’espérer pas de vivre guère plus d’un siècle.

Il y aura bientôt une quinzaine d’années que j’ai commencé une suite de recherches sur la loi physiologique de la durée de la vie, soit dans l’homme, soit dans quelques-uns de nos animaux domestiques. Le résultat le plus frappant de ce travail, ainsi qu’on le verra tout à l’heure[7], est celui-ci, savoir, que la durée normale de la vie de l’homme est d’un siècle.

Une vie séculaire, voilà donc ce que la Providence a voulu donner à l’homme. Peu d’hommes, il est vrai, arrivent à ce grand terme ; mais aussi combien peu d’hommes font-ils ce qu’il faudrait faire pour y arriver ? Avec nos mœurs, nos passions, nos misères, l’homme ne meurt pas, il se tue. « Quelle fureur ! quelle folie ! » pourrait s’écrier une fois encore Cornaro. Malgré cela, on voit des centenaires. On vit partout cent ans avec une bonne constitution, et même avec une mauvaise, témoin Fontenelle, Cornaro et d’autres. Haller, qui a rassemblé un grand nombre d’exemples de longues vies, en compte plus de mille de cent à cent dix ans ; soixante, de cent dix à cent vingt ; vingt-neuf, de cent vingt à cent trente ; quinze, de cent trente à cent quarante ; six, de cent quarante à cent cinquante ; un de cent soixante-neuf.

L’homme veut d’abord la santé ; il veut ensuite une longue vie. Il veut ces deux biens ; et, puisqu’il les veut, il faut lui redire sans cesse que c’est de lui qu’ils dépendent.


On ne peut guère parler de Cornaro, sans rappeler Lessius.

Lessius était un très-honnête et très-savant religieux hollandais, d’une constitution aussi faible que Cornaro, qui le lut, qui s’éprit de la vie sobre, qui la pratiqua, et qui fut récompensé, comme Cornaro, de cette pratique par une vie longue.

Voici comment Lessius lui-même nous conte la chose. « De savants médecins ne jugeaient pas que je pusse vivre encore plus de deux ans. Je me prescrivis un régime qui me guérit de plusieurs maux… Dans ce même temps, il me tomba entre les mains un écrit sur la Vie sobre, composé par un Italien, homme qui avait une grande réputation, beaucoup de biens, et encore plus d’esprit… »

Lessius lut cet écrit, avec un singulier plaisir, nous dit-il, le traduisit en latin, et y mit, comme préface, un petit traité sur les avantages de la sobriété[8].

Ce traité a toutes les qualités sérieuses et sensées qu’on y pouvait désirer. Cela persuade moins que l’enthousiasme un peu poétique et l’expression finement animée d’une douce joie.

Cornaro finit ainsi son premier Discours.

« Telle est cette divine sobriété, amie de la nature, fille de la raison, sœur de la vertu, compagne d’une vie tempérée, modeste, noble, réglée et nette dans ses œuvres. Elle est comme la racine de la vie, de la santé, de la joie, de l’adresse, de la science et de toutes les actions dignes d’une âme bien née. Les lois divines et humaines la favorisent ; devant elle fuient, comme autant de nuages chassés par le soleil, les déréglements et les périls qu’ils entraînent. Sa beauté attire tout cœur élevé ; sa pratique promet à tous une gracieuse et durable conservation ; enfin elle sait être l’aimable et bénigne gardienne de la vie, soit du riche, soit du pauvre : elle enseigne au riche la modestie, au pauvre l’épargne, au jeune homme l’espoir plus ferme et plus certain de vivre, au vieillard à se défendre de la mort. La sobriété purifie les sens, rend l’intelligence vive, l’esprit gai, la mémoire fidèle : par elle l’âme, presque dégagée de son poids terrestre, jouit d’une grande partie de sa liberté… »

Enfin, à 95 ans, les derniers mots de son quatrième et dernier Discours nous peignent encore sa naïve estime pour la longue vie.

« Je finis par déclarer que la grande vieillesse pouvant être si utile et si agréable aux hommes, j’aurais cru manquer de charité si je n’avais pris soin de leur apprendre par quel moyen ils peuvent prolonger leurs jours… ; et aussi tout ce que vaut une félicité du sein de laquelle je ne cesserai point de leur crier : Vivez, vivez longtemps ! »



  1. Il fut uni d’une étroite amitié avec le célèbre poëte philosophe Speroni ; il accueillit chez lui l’architecte Falconetto ; le poëte comique Beolco, dit Ruzzante, fut son commensal, etc.
  2. Par ses études sur les lagunes de Venise. Voyez son Trattato delle acque (1560).
  3. « Ce fut en 1582, et à l’âge de dix-huit ou vingt ans, que Galilée fit la première et l’une de ses plus belles découvertes. Se trouvant un jour dans l’église métropolitaine de Pise, il remarqua le mouvement réglé et périodique d’une lampe suspendue au haut de la voûte. Il reconnut l’égale durée de ses oscillations, et la confirma par des expériences réitérées. Aussitôt il comprit quel pouvait être l’usage de ce phénomène pour la mesure exacte du temps ; et cette idée ne lui étant pas sortie de la mémoire, il en fit usage cinquante ans après pour la construction d’une horloge destinée aux observations astronomiques. » Biot : art. Galilée de la Biog. univ.
  4. Publiés d’abord isolément, ces quatre Discours furent ensuite réunis sous le titre collectif de Discorsi della vita sobria, etc. La première édition, composée de trois Discours, parut en 1538 à Padoue.
  5. Voyez mon Histoire de la découverte de la circulation du sang. Paris, 1854.
  6. Cardan, Plantæ cur animalibus diuturniores : De Sublilitate, p. 826.
  7. Dans le chapitre sur la Longévité humaine.
  8. Hygiasticon, seu de verâ ratione valetudinis bonæ et vitæ, una cum sensuum judicii et memoriæ integritate, ad extremam senectutem conservandæ. Anvers, 1613. — On a traduit plusieurs fois en français Cornaro, et même Lessius. Voyez, sur cela, la Biographie universelle : article Cornaro. On a traduit aussi le Commentaire de Cornaro, par Ramazzini, avec deux autres ouvrages de ce dernier : L’art de conserver la santé des princes, etc.…, et l’art de conserver la santé des religieuses. Leyde, 1724. — Lessius, né (dans le Brabant) en 1554, mourut en 1623.