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De la longévité humaine et de la quantité de vie sur le globe/Partie I, chapitre II

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II.

DE LA VIEILLESSE.

Je me propose d’étudier ici la vieillesse, sous les quatre rapports suivants : de la physiologie, de la psychologie, de la pathologie et de l’hygiène.

§ 1.Étude physiologique de la vieillesse.

La vie de l’homme se partage en deux moitiés à peu près égales : l’une de croissance et l’autre de décroissance.

Chacune de ces deux moitiés se subdivise ensuite en deux autres ; et de là les quatre âges de la vie : l’enfance, la jeunesse, l’âge viril et la vieillesse.

Enfin, chacun de ces âges se divise en deux âges. Il y a une première et une seconde enfance, une première et une seconde jeunesse, un premier et un second âge viril, une première et une dernière vieillesse.

Il n’est pas facile de déterminer la durée précise de chacun de ces âges et de ces sous-âges.

Je propose, toutefois, les durées suivantes : pour la première enfance, de la naissance à dix ans, c’est l’enfance proprement dite ; et pour la seconde, de dix à vingt, c’est l’adolescence[1] ; pour la première jeunesse, de vingt à trente, et, pour la seconde, de trente à quarante ; pour le premier âge viril, de quarante à cinquante-cinq, et, pour le second, de cinquante-cinq à soixante-dix. L’âge viril, pris dans son ensemble, est l’époque forte, et, comme le mot le dit si bien, l’époque virile de la vie de l’homme. À soixante-dix ans commence la première vieillesse, qui s’étend jusqu’à quatre-vingt-cinq ans, et à quatre-vingt-cinq ans commence la seconde et dernière vieillesse.

Ce qui rend difficile de marquer le terme où finit chaque âge, c’est qu’il n’y a point de repos, d’arrêt entre l’un et l’autre. Le passage de l’un à l’autre se fait par un progrès insensible. Vous regardez cette plante qui pousse, et vous voudriez la voir croître. Le mouvement est d’une continuité si parfaite, qu’il vous échappe. Laissez la plante pour quelques instants : quand vous reviendrez, vous la trouverez fort accrue.

On a comparé bien souvent la vie à un fleuve, parce qu’en effet nos années se suivent et s’écoulent comme les ondes. Un flux sans reflux nous emporte. « On ne jette point l’ancre dans le fleuve de la vie, » a dit, d’une manière très-fine et avec un sens très-profond. Bernardin de Saint-Pierre.

Les anciens divisaient la vie par septénaires. C’était une suite de la fameuse doctrine des crises, où tout se réglait par le nombre sept.

Cette doctrine des crises était elle-même la suite d’une doctrine plus vieille encore : celle des nombres. L’idée absurde de l’efficacité propre des nombres a passé, de bonne heure, de la philosophie dans la médecine, et corrompu, dès l’abord, l’observation nette et sincère du rapport des temps et des crises. Au lieu de subordonner les jours aux crises, on a voulu subordonner les crises aux jours, aux jours prescrits par le système.

Il faut voir, dans Galien, toute la peine qu’il se donne pour en venir là ; et, comme le dit spirituellement Bordeu, pour sauver son septième jour. La doctrine dit que le malade doit mourir le sixième jour : il meurt le septième. Donc la doctrine a tort : point du tout ; c’est le malade, dont le tempérament a résisté plus qu’il ne fallait à la maladie.

Avant que Bordeu se moquât de Galien, Molière s’était moqué d’Hippocrate :

« M. Tomès. — Comment se porte le cocher de votre maîtresse ?

« Lisette. — Fort bien. Il est mort.

« M. Tomès. — Mort ?

« Lisette. — Oui…

« M. Tomès. — Cela est impossible. Hippocrate dit que ces sortes de maladies ne se terminent qu’au quatorze ou au vingt et un, et il n’y a que six jours qu’il est tombé malade. »

Il y a dans la doctrine des crises un côté vrai, et très-vrai, car chaque maladie a sa marche réglée, son évolution ordonnée, sa terminaison marquée, après une durée fixe, et tout cela en vertu de la nature du mal, et non de l’efficacité propre des jours.

Le côté vrai de la doctrine en a fait subsister jusqu’à nous le côté chimérique. Cabanis divise encore la vie par périodes de sept années : l’enfance finit à sept ans, l’adolescence à quatorze, la jeunesse à vingt-huit, l’âge mûr à quarante-neuf, etc. Mais, dit bientôt Cabanis à propos de l’adolescence : « Elle se prolonge souvent jusqu’à vingt et un ans[2] ; » à propos de la jeunesse : « Le plus ordinairement, ce n’est que vers trente-cinq ans qu’elle se termine[3] ; » à propos de l’âge mûr : « Souvent il se prolonge jusqu’à la cinquante-sixième année[4], etc. etc. » Que fait ici Cabanis ? Il fait l’inverse de ce que Galien faisait tout à l’heure. Galien accommodait les observations à la doctrine ; Cabanis accommode, autant qu’il peut, la doctrine aux observations.

Je prolonge la durée de la première enfance jusqu’à dix ans, parce que ce n’est que de neuf à dix ans que se termine la seconde dentition[5], et ce qu’on pourrait appeler la période dentaire.

Je prolonge l’adolescence jusqu’à vingt ans, parce que ce n’est qu’à vingt ans que se termine le développement des os, et par suite l’accroissement du corps en longueur.

Tant que les os ne sont pas réunis à leurs épiphyses, le corps grandit. Une fois les os et les épiphyses réunis, le corps ne grandit plus ; et c’est vers l’époque de vingt ans que cette réunion s’opère.

Enfin, je prolonge la jeunesse jusqu’à quarante ans, parce que ce n’est que vers quarante ans que se termine l’accroissement du corps en grosseur. Passé quarante ans, le corps ne grossit plus, à proprement parler : l’augmentation de volume qui survient alors n’est point, en effet, un véritable développement organique ; ce n’est qu’une simple accumulation de graisse.

« Cette extension, dit très-bien Buffon, n’est pas une continuation de développement ou d’accroissement intérieur de chaque partie par lesquels le corps continuerait de prendre plus d’étendue dans toutes ses parties organiques, et par conséquent plus de force et d’activité ; mais c’est une simple addition de matière surabondante qui enfle le volume du corps et le charge d’un poids inutile. Cette matière est la graisse… »

Après l’accroissement, ou, plus exactement, après le développement en longueur, après le développement en grosseur, j’en trouve encore un troisième, qui, à la vérité, n’est point indiqué par les physiologistes, mais qui ne m’en semble pas moins réel : je veux parler de ce travail intérieur, profond, qui agit dans le tissu le plus intime de nos parties, et qui, rendant toutes ces parties plus achevées, plus fermes, rend aussi toutes les fonctions plus assurées et l’organisme entier plus complet.

Ce dernier travail, que j’appelle travail d’invigoration, se fait de quarante à cinquante-cinq ans ; et, une fois fait, il se maintient ensuite plus ou moins jusqu’à soixante-cinq ou soixante et dix.

À soixante et dix ans la vieillesse commence.

La vieillesse commence ; mais, physiologiquement parlant, que se passe-t-il alors à quoi je puisse reconnaître qu’elle commence ? Quel est le fait, quel est le caractère qui me la révèle ? Telle est la première question que je me pose.

Les anciens physiologistes distinguaient avec grande raison, dans nos organes, deux espèces, ou plutôt deux provisions de forces : les forces en réserve et les forces en usage, ou, comme ils disaient, vires in posse et vires in actu, ou, comme dit Barthez, les forces radicales et les forces agissantes.

Dans la jeunesse, il y a beaucoup de forces en réserve : c’est la diminution progressive de ce fonds disponible qui constitue le caractère physiologique de la vieillesse.

Tant que le vieillard n’emploie que ses forces agissantes, il ne s’aperçoit point qu’il ait rien perdu : pour peu qu’il dépasse la limite de ces forces usuelles et agissantes, il se sent fatigué, épuisé ; il sent qu’il n’a plus les ressources cachées, les forces réservées et surabondantes de la jeunesse.

« Quand on sait, dit M. Reveillé-Parise[6], qu’il y a dans chacun de nos organes deux forces particulières, bien que dans le fond elles soient identiques, l’une journalière, habituelle, toujours employée, l’autre cachée, en réserve, qui ne se déploie que dans les occasions extraordinaires, on est certainement conduit à ne jamais faire d’excès. C’est dans ces excès, en effet, que l’emploi des forces en réserve est nécessaire ; mais comme ces forces ne se réparent qu’à la longue et difficilement, on conçoit qu’il ne faut y recourir que le plus rarement possible ; et ceci est surtout vrai pour le vieillard, dont l’organisme est affaibli par les années. »

Après avoir posé le caractère physiologique de la vieillesse, je me demande s’il est un organe déterminé par où l’on puisse dire qu’elle commence.

Selon M. Reveillé-Parise, la vieillesse commence par le poumon.

« Si l’on réfléchit, dit-il, que c’est du sang que la vie tire les principes qui la maintiennent et la réparent, que plus le sang est vigoureux, plastique, riche en principes alibiles, plus la vie organique s’accroît et se manifeste, et que l’organe de la sanguification, de l’hématose, est l’organe respiratoire, on sera forcé d’admettre l’opinion que l’âge du déclin général commence avec le déclin du poumon, que le premier est la conséquence du dernier. »

« Cette vérité, ajoute-t-il, est tellement certaine à mes yeux, que je suis dans la pleine, dans l’entière conviction que le commencement de la période décroissante de l’économie est dans l’appareil même de la respiration, en un mot, que c’est là l’origine première, le point de départ de la vieillesse. »

Je ne puis admettre cette opinion.

La vieillesse ne part pas d’un organe. Ce n’est point un phénomène local, c’est un phénomène général. Tous nos organes vieillissent. Il y a plus : ce n’est pas toujours sur le même organe que se font sentir les premiers effets de la vieillesse ; c’est tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre, selon la constitution individuelle. Ce qui est certain, c’est que le poumon est un des organes les plus importants, un de ceux dont la fonction est le plus immédiatement essentielle à la vie, et que plus un organe est important, plus son affaiblissement influe sur tous les autres.

Je me demande enfin quel est le mécanisme, le mode selon lequel la vieillesse s’opère.

La vie est un mouvement. Le principe de la vie, quelle qu’en soit la nature, est, éminemment et visiblement, un principe d’excitation, d’impulsion, une force motrice. « C’est se faire une idée fausse de la vie, dit G. Cuvier, que de la considérer comme un simple lien qui retiendrait ensemble les éléments du corps vivant, tandis qu’elle est, au contraire, un ce ressort qui les meut et les transporte sans cesse. » — « Ces éléments, ajoute-t-il, ne conservent pas un instant les mêmes rapports et les mêmes connexions, ou, en d’autres termes, le corps vivant ne garde pas un instant le même état et la même composition : » dernière phrase très-remarquable, surtout sous la plume d’un esprit si sûr, et qui n’est pourtant que l’énonciation nouvelle d’une idée fort ancienne dans la science.

Longtemps avant Cuvier, Leibnitz avait dit : « Notre corps est dans un flux perpétuel comme une rivière, et des parties y entrent et en sortent continuellement ; » et, longtemps avant Leibnitz, les physiologistes avaient comparé le corps humain au fameux vaisseau de Thésée, qui était toujours le même vaisseau, quoique, à force d’avoir été réparé, il n’eût plus une seule des pièces qui avaient servi à le construire[7]. La vérité est que l’idée de la rénovation continuelle de nos organes a toujours été dans la science, mais la vérité est aussi qu’elle y a toujours été contestée.

Je crois l’avoir prouvée dans ces derniers temps par des expériences directes.

J’ai fait voir que le mécanisme du développement des os consiste essentiellement dans une mutation continuelle de toutes les parties qui les composent. Cet os que je considère, et qui se développe, n’a plus en ce moment aucune des parties qu’il avait il y a quelque temps, et bientôt il n’aura plus aucune de celles qu’il a aujourd’hui. Et, dans tout ce mouvement perpétuel de matière, sa forme change très-peu. Là est une des premières et fondamentales lois qui régissent les organismes. Dans tout ce qui a vie, la forme est plus persistante que la matière.

Buffon l’avait déjà remarqué. « Ce qu’il y a, dit-il, de plus constant, de plus inaltérable dans la nature, c’est l’empreinte ou le moule de chaque espèce, tant dans les animaux que dans les végétaux ; ce qu’il y a de plus variable et de plus corruptible, c’est la substance qui les compose. »

Georges Cuvier s’est plu à développer cette belle idée. « Dans les corps vivants, dit-il, aucune molécule ne reste en place ; toutes entrent et sortent successivement : la vie est un tourbillon continuel, dont la direction, toute compliquée qu’elle est, demeure toujours constante, ainsi que l’espèce des molécules qui y sont entraînées, mais non les molécules individuelles elles-mêmes ; au contraire, la matière actuelle du corps vivant n’y sera bientôt plus, et cependant elle est dépositaire de la force qui contraindra la matière future à marcher dans le même sens qu’elle. Ainsi, la forme de ces corps leur est plus essentielle que la matière, puisque celle-ci change sans cesse, tandis que l’autre se conserve. »

On peut dire que cette grande vue de la mutation continuelle de la matière, fruit d’une méditation abstraite plus encore que des faits mêmes pour Buffon et pour Cuvier, se convertit en un fait matériel, et d’une évidence frappante, dans mes expériences[8].

Si je considère, en effet, l’accroissement en grosseur sur un os d’un jeune animal qui, après avoir été soumis au régime de la garance[9] pendant un mois, a été rendu à la nourriture ordinaire pendant quelques mois, je vois à l’intérieur une couche rouge ; mais, avant que cette couche rouge se fût formée, il en existait une autre qui était blanche et qui a déjà disparu. Cette couche rouge, qui est à présent la plus ancienne, était donc naguère la plus nouvelle ; et quand elle était la plus nouvelle, elle qui bientôt ne sera plus, toutes les couches blanches, qui se sont formées depuis, n’existaient pas encore.

L’accroissement en longueur me donne les mêmes faits, et peut-être de plus surprenants encore. Les extrémités de l’os, ce qu’on appelle ses têtes, changent complètement pendant qu’il s’accroît. En effet, la tête ou extrémité de l’os qui se trouvait au point où finit la couche rouge, et qui avait alors elle-même une couche rouge, n’est plus, elle a été absorbée ; et celle qui est maintenant n’existait pas alors, elle s’est formée depuis.

Tout change donc dans l’os pendant qu’il s’accroît. Toutes ses parties paraissent et disparaissent ; toutes sont successivement formées et résorbées, et chacune, comme le dit admirablement Cuvier, est dépositaire, tandis qu’elle existe, de la force qui contraindra celle qui lui succède, et à marcher dans le même sens qu’elle et à revêtir sa forme.

Voltaire, dont l’esprit toujours éveillé saisit tout, redit tout, et ramène tout, autant qu’il peut, à ses vues, Voltaire nous dit, à propos du mot de Leibnitz que je citais tout à l’heure : « Nous sommes réellement et physiquement comme un fleuve dont toutes les eaux coulent dans un flux perpétuel. C’est le même fleuve par son lit, ses rives, sa source, son embouchure, par tout ce qui n’est pas lui ; mais changeant à tout moment son eau, qui constitue son être, il n’y a nulle identité, nulle mêmeté pour ce fleuve. »

Je réponds à Voltaire que cette dernière remarque, très-vraie pour le fleuve, ne le serait pas pour un corps vivant. Ce qui constitue l’être du corps vivant, et par suite son identité, sa mêmeté, est précisément ce qui ne change pas, c’est-à-dire sa forme, sa force, cette force dont la matière n’est que dépositaire ; ce qui change est précisément ce qui n’est pas lui, c’est-à-dire la matière.

§ 2.Étude psychologique de la vieillesse.

Il n’est personne qui n’ait lu et relu le Traité de la vieillesse de Cicéron, ce livre dont Montaigne disait : « Il donne appétit de vieillir. »

Un autre livre sur la vieillesse, dont l’effet est aussi très-persuasif, est celui de Louis Cornaro, de ce sage et aimable vieillard dont je viens de parler dans le précédent chapitre.

Le livre de Cicéron persuade, parce qu’il est écrit de main de maître, et sous l’inspiration d’une philosophie très-élevée. Celui de Cornaro persuade, parce qu’il est écrit par un homme qui a vécu cent ans, et toujours vif, toujours gai, toujours heureux de vivre. Ici le fait persuade encore plus que le livre.

Le côté moral est le beau côté de la vieillesse. Nous ne pouvons vieillir sans que notre physique y perde, mais aussi sans que notre moral y gagne : c’est une noble compensation.

En lisant M. Reveillé-Parise, je vois avec plaisir que les durées qu’il assigne aux différents âges, guidé par la seule observation, se rapprochent beaucoup de celles auxquelles m’a conduit la physiologie. Nous différons seulement par le langage. « Dans la verte vieillesse, dit-il, ou de cinquante-cinq à soixante-quinze ans, et quelquefois au delà, la vie de l’esprit a une étendue, une consistance, une solidité remarquables ; c’est véritablement l’homme ayant atteint toute la hauteur de ses facultés. » J’approuve tout cela : seulement je n’appelle point vieillesse l’âge qui commence à cinquante-cinq ans, et je prolonge jusqu’à quatre-vingts, et même jusqu’à quatre-vingt-cinq, ce que M. Reveillé-Parise appelle la verte vieillesse, et que j’appelle la première vieillesse.

M. Reveillé-Parise passe en revue, l’un après l’autre, les reproches que l’on adresse à la vieillesse, et il répond par ce qui prouve le mieux, par des exemples, par des faits.

On reproche aux vieillards de perdre jusqu’au goût des occupations qui leur avaient été les plus chères. M. Reveillé-Parise répond par l’exemple de Duverney, le fameux anatomiste du Jardin-Royal. « Il reprit à quatre-vingts ans, dit Fontenelle, des forces, de la jeunesse, pour revenir dans nos assemblées, où il parla avec toute la vivacité qu’on lui avait connue, et qu’on n’attendait plus. Une grande passion est une espèce d’âme immortelle à sa manière, et presque indépendante des organes. »

On reproche aux vieillards de ne songer qu’au temps présent, qu’à eux, d’être indifférents sur tout ce qui doit suivre ; « et cependant, dit très-bien M. Reveillé-Parise, combien de vieillards qui plantent l’arbre pour les générations suivantes ! »

Mes arrière-neveux me devront cet ombrage.

On reproche aux vieillards de manquer d’imagination, mais ils ont la raison. Et encore !

Voltaire n’avait guère, il est vrai, que cinquante ans, lorsqu’il écrivait ces vers charmants :

Si vous voulez que j’aime encore,
Rendez-moi l’âge des amours,
etc.

Mais il en avait soixante et dix-huit, lorsqu’il écrivait ceux-ci où brille un tact philosophique si parfait :

Lorsque le seul puissant, le seul grand, le seul sage,
................
Descartes prit sa place avec quelque fracas,
Cherchant un tourbillon qu’il ne rencontrait pas,
.................

À plus de soixante et treize ans, La Fontaine écrivait ces vers encore si jeunes :

À qui donner le prix ? Au cœur, si l’on m’en croit.
Que n’ose et que ne peut l’amitié violente ?

Cet autre sentiment que l’on appelle amour
Mérite moins d’honneur ; cependant chaque jour
Je le célèbre et je le chante.

Mais, me dira-t-on, ce que vous nous citez là, ce sont des exceptions. Point du tout, ce ne sont pas des exceptions, ce sont des révélations. Ce qui est ici l’exception, c’est le talent, ce grand révélateur des forces secrètes et des trésors cachés de l’esprit humain.

L’observation fine et suivie de ces révélations nous donnerait la psychologie de la vieillesse. La psychologie des âges est toute à faire : travail important, mais difficile, et qui demandera une analyse aussi attentive que délicate.

M. Reveillé-Parise a beaucoup observé, mais il observait plus sous le rapport moral que sous le rapport précisément psychologique. Je remarque, dans son livre, les traits suivants : « Le vieillard sourit quelquefois ; bien rarement il rit. — La bonté, cette grâce de la vieillesse, se trouve souvent sous des dehors graves et sévères : car la première vient du cœur, et les seconds de l’être physique qui s’est affaibli. — La patience est le privilége de la vieillesse. Un grand avantage de l’homme qui a vécu ; c’est qu’il sait attendre. — Tout est soumis chez le vieillard à la réflexion, etc. »

Je m’arrête à cette dernière observation, qui est toute psychologique. L’esprit a deux grands ressorts d’action : l’attention et la réflexion. Dans la jeunesse, l’attention, vive, mobile, toujours pressée, se répand sur tout ; mais la réflexion manque. Dans l’âge mûr, l’attention et la réflexion s’unissent ensemble, et c’est ce qui fait la force de l’âge mûr. Dans la vieillesse, l’attention fuit, mais la réflexion s’accroît ; la vieillesse est l’âge où le cœur humain se replie sur lui-même et se sait le mieux.

Je trouve dans Buffon, et dans un lieu certes où je ne l’eusse point cherchée, dans une de ces additions, si souvent inutiles, dont il surcharge ses volumes, une page sur la vieillesse qui est d’une rare beauté.

Lorsque je lis Cicéron, je m’aperçois trop qu’il a pris pour thème de louer la vieillesse. En louant la vieillesse, Cornaro se loue, et cela fait que je me tiens sur mes gardes. Je trouve dans Buffon un auteur plus désintéressé, plus libre. Il n’avait que soixante et dix ans (pour Buffon, c’était être jeune), quand il écrivait le passage que l’on va lire ; il était dans toute la santé, dans toute la force du corps et de l’esprit, et ce qui, dans ce cas particulier, dit plus encore, du talent : ce talent montait, et devait bientôt s’élever jusqu’à l’ouvrage le plus admirable de Buffon, jusqu’aux Époques de la nature. Aussi Buffon appelle-t-il nettement la vieillesse un préjugé[10], mot caractéristique.

Mais ce n’est pas tout. Sans notre arithmétique, nous ne saurions pas, selon Buffon, que nous vieillissons. « Les animaux, dit-il, ne le savent point ; ce n’est que par notre arithmétique que nous en jugeons autrement. »

Voici le passage que je viens d’annoncer. On remarquera que Buffon s’y anime, s’y met en scène, y parle, y gourmande les jeunes gens, ces jeunes gens toujours si prompts à se croire et à se donner en tout l’avantage.

« Chaque jour que je me lève en bonne santé, leur dit Buffon, n’ai-je pas la jouissance de ce jour aussi présente, aussi plénière que la vôtre ? Si je conforme mes mouvements, mes appétits, mes désirs, aux seules impulsions de la sage nature, ne suis-je pas aussi sage et plus heureux que vous ? Et la vue du passé, qui cause les regrets des vieux fous, ne m’offre-t-elle pas, au contraire, des jouissances de mémoire, des tableaux agréables, des images précieuses qui valent bien vos objets de plaisir ? car elles sont douces, ces images ; elles sont pures, elles ne portent dans l’âme qu’un souvenir aimable ; les inquiétudes, les chagrins, toute la triste cohorte qui accompagne vos jouissances de jeunesse, disparaissent dans le tableau qui me les représente ; les regrets doivent disparaître de même : ils ne sont que les derniers élans de cette folle vanité qui ne vieillit jamais.

« N’oublions pas un autre avantage, ou du moins une forte compensation, pour le bonheur de l’âge avancé ; c’est qu’il y a plus de gain au moral que de perte au physique : tout au moral est acquis ; et, si quelque chose au physique est perdu, on en est pleinement dédommagé. Quelqu’un demandait au philosophe Fontenelle, âgé de quatre-vingt-quinze ans, quelles étaient les vingt années de sa vie qu’il regrettait le plus : il répondit qu’il regrettait peu de chose ; que, néanmoins, l’âge où il avait été le plus heureux était de cinquante-cinq à soixante-quinze ans. Il fit cet aveu de bonne foi, et il prouva son dire par des vérités sensibles et consolantes. À cinquante-cinq ans la fortune est établie, la réputation faite, la considération obtenue, l’état de la vie fixe, les prétentions évanouies ou remplies, les projets avortés ou mûris, la plupart des passions calmées ou du moins refroidies, la carrière à peu près remplie pour les travaux que chaque homme doit à la société, moins d’ennemis ou plutôt moins d’envieux nuisibles, parce que le contre-poids du mérite est connu par la voix du public, etc., etc. »

Dans mes lectures de Buffon, je suis toujours frappé du ton de respect avec lequel il cite Fontenelle, et il le cite souvent. Quelquefois même il le reproduit sans le citer ; mais à une certaine allure plus dégagée, plus vive, moins solennelle, on reconnaît bien vite l’auteur des Éloges. Incessu patuit

« Tout, conclut Buffon, tout concourt dans le moral à l’avantage de l’âge : » vérité qui paraîtra bien plus clairement encore, si l’on rapproche de ce tableau si reposé de la vieillesse cet autre tableau si troublé de l’âge viril, que Buffon a tracé ailleurs, et que chacun connaît :

« C’est à cet âge que naissent les soucis et que la vie est plus contentieuse ; car on a pris un état, c’est-à-dire qu’on est entré par hasard ou par choix dans une carrière qu’il est toujours honteux de ne pas fournir, et souvent très-dangereux de remplir avec éclat. On marche donc entre deux écueils également formidables… La gloire, ce puissant mobile de toutes les grandes âmes, et qu’on voyait de loin comme un but éclatant qu’on s’efforçait d’atteindre par des actions brillantes et des travaux utiles, n’est plus qu’un objet sans attraits pour ceux qui en ont approché, et un fantôme vain et trompeur pour les autres qui sont restés dans l’éloignement. »

§ 3.Étude pathologique de la vieillesse.

De même que les anciens physiologistes distinguaient les forces en réserve des forces en usage[11], les anciens médecins, par un démêlement tout semblable, distinguaient les forces opprimées des forces résoutes, l’oppression de la résolution des forces.

Dans les maladies de la jeunesse, le cas dominant est l’oppression des forces ; et c’est alors qu’il faut saigner : à mesure que le sang coule, les forces opprimées se relèvent[12].

Dans les maladies de la vieillesse, le cas dominant est la résolution des forces ; et c’est alors qu’il faut éviter, du moins en général, d’employer la saignée.

Souvent la position toute particulière d’un auteur décide du tour que prend son système. Pinel, le novateur timide de notre époque, était le médecin de la vieillesse à la Salpêtrière, lorsqu’il faisait une règle générale de ne point saigner ; et Broussais, le novateur hardi de notre époque, était le médecin de nos jeunes et vigoureux soldats, au Val-de-Grâce, quand il faisait une règle générale de saigner toujours.

« N’oublions pas surtout d’insister, dit M. Reveillé-Parise, sur ce principe fondamental que la force inconnue de la vie, vis abdita quædam, diminue de plus en plus par les progrès de l’âge… » — « Tel médecin perd moins de malades qu’un autre, parce qu’il connaît à fond la constitution sénile dans son ensemble et dans ses modifications individuelles. »

« Il est, ajoute-t-il très-sensément, des médecins qui s’occupent exclusivement des maladies de l’enfance ; pourquoi n’en existerait-il pas également pour les maladies de la vieillesse ? Ces dernières n’ont-elles pas un cachet propre et qui demande aussi des modifications spéciales de traitement et une expérience particulière ? »

« Nous vivons de nos forces, » disait Galien[13]. — Tant que nos forces sont entières, disait-il encore, nous résistons à tout ; quand elles sont affaiblies, un rien nous offense[14] »

Et puisque j’en suis à citer Galien, je ne puis omettre, dans un chapitre sur la vieillesse, de rappeler que, lorsqu’il parle d’Hippocrate, pour peindre d’un mot l’homme en qui résidait le type, à ses yeux le plus accompli, d’une sagesse lentement mûrie et de l’expérience la plus consommée, il l’appelle simplement le vieillard[15].

§ 4.Étude hygiénique de la vieillesse.

Le chapitre de l’hygiène sera toujours le chapitre le plus important d’un livre sur la vieillesse, et l’article de la longévité sera toujours l’article le plus intéressant de ce chapitre.

Hufeland intitule tout simplement son livre : L’art de prolonger la vie humaine ; Cornaro intitule le sien : De la vie sobre ; mais il ajoute : Moyen assuré d’une longue vie. Enfin, M. Reveillé-Parise définit l’hygiène : l’art d’évaluer les forces, de les exciter et de les soutenir de manière à conserver la vie le plus possible, le mieux possible et le plus longtemps possible. C’est parler clairement.

Voyons donc les règles de cet art précieux. M. Reveillé-Parise les expose au nombre de quatre :

La première est de savoir être vieux. « Peu de gens savent être vieux, » a dit La Rochefoucauld.

Qui n’a pas l’esprit de son âge
De son âge a tous les malheurs,

a dit Voltaire. Première règle plus philosophique que médicale, et qui peut-être n’en vaut pas moins.

La seconde règle est de se bien connaître soi-même ; et ceci est encore un précepte de philosophie appliqué à la médecine. « Pourquoi, dit à cette occasion M. Reveillé-Parise, la philosophie et la médecine ont-elles tant de rapports ? C’est que le bonheur et la santé sont, pour ainsi dire, solidaires et inséparables. »

La troisième règle est de disposer convenablement la vie habituelle. C’est, en effet, l’ensemble des bonnes habitudes physiques qui fait la santé, comme c’est l’ensemble des bonnes habitudes morales qui fait le bonheur. Les vieillards qui font tous les jours la même chose, et avec la même modération, le même goût, vivent toujours : Mon miracle est d’exister, disait Voltaire. Et si la folle vanité, qui ne vieillit jamais[16], ne lui eût pas fait faire, à quatre-vingt-quatre ans, le voyage peu raisonnable de Paris, son miracle aurait duré un siècle, comme celui de Fontenelle.

« On ne saurait croire, dit M. Reveillé-Parise, combien une petite santé, bien conduite, peut aller loin. »

« User de ce qu’on a, et agir en tout selon ses forces, telle est la règle du sage, » disait Cicéron[17].

La quatrième règle est de combattre toute maladie dès son origine. On l’a déjà vu : dans la jeunesse, la vie est comme doublée d’une autre vie ; sous la vie en acte, il y a la vie en puissance. Dans la vieillesse, il n’y a qu’une vie ; et c’est pourquoi il faut couper court à tout ce qui épuise cette vie, sous laquelle il n’y en a point d’autre.

Voilà les quatre règles fondamentales (comme il les appelle) de M. Reveillé-Parise. Avec ces quatre règles théoriques et tout ce qu’il en déduit de conseils pratiques sur le régime, sur l’exercice, sur la température, etc., que vivra-t-on ? On ne vivra pas plus que sa vie, mais on vivra toute sa vie, c’est-à-dire tout ce que permet d’espérer la constitution particulière de chaque individu, combinée avec les lois générales de la constitution de l’espèce[18].



  1. Ou la puberté. À rigoureusement parler, la puberté n’est qu’un phénomène, mais très-important, de l’adolescence.
  2. Rapports du physique et du moral, etc., t. I, p. 276. (2e édit.)
  3. Ibid., p. 286.
  4. Rapports du physique et du moral, etc., t. I, p.295.
  5. À neuf ou dix ans la seconde dentition n’est pas entièrement terminée ; mais le grand effort de dentition est fait. — Il y a quatre dents qui ne paraîtront que beaucoup plus tard.
  6. Dans un ouvrage très-remarquable sur la Vieillesse, ouvrage que j’aurai souvent en vue dans ce chapitre.
  7. « On dit bien d’un individu, en particulier, qu’il vit et qu’il est le même, et l’on en parle comme d’un être identique depuis sa première enfance jusqu’à sa vieillesse, et cela sans considérer qu’il ne présente pas les mêmes parties, qu’il naît et se renouvelle sans cesse, et meurt sans cesse dans son ancien état, et dans les cheveux et dans la chair, et dans les os et dans le sang, en un mot dans le corps tout entier. » Platon : Le Banquet (traduction de M. Cousin), p. 309.
  8. Voyez mon ouvrage intitulé : Théorie expérimentale de la formation des os.
  9. C’est-à-dire à l’usage d’une nourriture mêlée de garance.
  10. « Le philosophe doit regarder la vieillesse comme un préjugé. »
  11. « Dans le système entier des forces du principe vital, il faut distinguer, et les forces que ce principe fait agir à chaque instant dans tous les organes, et les forces radicales, ou qu’il a en puissance pour continuer l’emploi naturel de ses forces agissantes. » (Barthez.)
  12. « Il est très-important de distinguer l’état de résolution des forces d’avec l’état de simple oppression, d’autant que, dans cette oppression, des évacuations convenables développent souvent très-promptement l’action des forces radicales que l’on croyait éteintes. » (Barlhez.)
  13. Ex viribus vivimus.Method. medend., lib. xi, p. 59 (Venetiis, apud Juntas, 1597).
  14. Vires, ubi valentes sunt, omnia contemnunt ac tolerant ; ubi infirmæ sunt redditæ, vel absquovis offenduntur. (Ibid., lib. x, p. 63.)
  15. Habet autem Senis diclionis series hoc modo… (De diffic. resp., p. 74.) — Et in alio opere recte arbitror à Sene dictum… (Method. medend., lib. xi, p. 71.)
  16. Selon le mot de Buffon. — Voyez, ci-devant, p. 68.
  17. De Senectute.
  18. Je ne puis terminer ce chapitre, où il a été si souvent question de M. Reveillé-Parise, sans payer un juste tribut de respect à la mémoire d’un homme si regrettable.

    M. Reveillé-Parise était à la fois un médecin, un savant, un homme de lettres : par-dessus tout cela, c’était un homme de bien. Il n’a jamais écrit que pour l’honnête et l’utile. Tous ses ouvrages ont mérité la louange qu’il leur souhaitait le plus : « Un livre, disait-il, doit être un bienfait. »