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Divorcée (Pont-Jest)/II/VI

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion (p. 187-199).


VI

LISE ET VÉRA


Lorsque, le surlendemain, en revenant d’Amiens, où il était réellement allé, le peintre ne trouva plus sa femme rue d’Assas, mais seulement ce billet ou plutôt cette ligne si laconique : « Monsieur, mon fils se meurt, je vais le sauver », il demeura stupéfait et crut que Lise avait inventé ce prétexte pour s’enfuir de la maison. Comme si les mères oseraient de semblables mensonges !

La dépêche de Véra Soublaïeff, que Mme Meyrin n’avait pas emportée, lui prouva tout de suite qu’il se trompait. Néanmoins, pendant quelques instants, il se demanda s’il devait oui ou non approuver ce départ ; mais, en songeant tout à coup que le prince Olsdorf pouvait être à Pampeln, il se sentit devenir jaloux de cet homme dont il connaissait la valeur et qu’il savait avoir été fort épris de celle qui avait porté son nom.

De plus, dans ce château qui avait été le sien, Lise allait retrouver tous les souvenirs de sa grande existence de jadis ; elle la comparerait fatalement à la vie bourgeoise qu’elle menait à Paris, et Paul en était par avance humilié.

Ne voulant pas reconnaître que c’était seulement pour soigner son fils que la pauvre mère était partie, mais s’excitant lui-même à la blâmer et blessé de n’avoir pas été tout au moins consulté, il arriva bientôt à la trouver sans excuse.

— N’a-t-elle pas, se dit-il, un autre enfant auquel tous ses soins sont dus ? De quel droit dispose-t-elle ainsi d’elle-même ?

Le mari ne se souvenait plus de ses torts, de la liberté que son éloignement avait laissée à sa femme, des droits sacrés de l’amour maternel. Il ne raisonnait qu’avec son orgueil, qui recevait là un si rude choc. Il ne pouvait se le dissimuler, il n’était plus rien pour celle qu’il avait tant aimée.

Au fond, il n’avait pas cessé d’espérer que Lise lui reviendrait un jour, plus ardente, plus soumise que jamais, lorsque lui-même, fatigué de ses maîtresses, tenterait sérieusement de se faire pardonner. En la voyant résignée, ainsi qu’elle s’était montrée depuis la scène du boulevard de Clichy, il avait fini par croire, dans son sot amour-propre de bellâtre, qu’il n’aurait un soir qu’un mot à dire, qu’un signe à faire, pour réveiller dans les sens de l’outragée son fol amour d’autrefois. Mais maintenant, il n’en pouvait plus douter, tout était bien fini entre elle et lui. Il en éprouvait une sorte de rage jalouse, qui lui fit s’écrier soudain :

— Eh bien, soit ! mais puisqu’il en est ainsi, moi aussi je suis libre !

C’est dans cette disposition d’esprit que, machinalement plutôt que par sollicitude, il passa dans l’appartement de Mme Meyrin pour voir sa fille.

Au moment où il pénétrait dans la chambre à coucher, Mme Daubrel, fidèle à sa promesse, était auprès de l’enfant.

— Ah ! pardon, je ne vous savais pas là, dit Paul sèchement à la jeune femme. Marie est encore bien heureuse de vous avoir, puisque sa mère l’abandonne !

— Vous ne pouvez pas croire que Lise abandonne sa fillette, fit Marthe. Effrayée des nouvelles qu’elle avait reçues de son fils…

— Son fils, son fils ! Et si Marie tombait malade pendant l’absence de sa mère ?

— Dieu ne le permettra pas. D’ailleurs, ne suis-je pas là ?

— Alors vous approuvez le départ de votre amie ?

— J’aurais agi comme elle.

— Parbleu ! quitter son mari, déserter le domicile conjugal, cela doit vous paraître tout naturel, à vous aussi !

À cette lâche et misérable allusion à son passé, Mme Daubrel étouffa un cri d’indignation, pour répondre doucement :

— C’est mal, monsieur, ce que vous dites là ; vous le savez bien, je trouve sans excuse celle qui oublie ses devoirs d’épouse.

— Oui, c’est vrai, je vous demande pardon, reprit le peintre, honteux de s’être laissé emporter. C’est que, voyez-vous, tout cela est fort triste. Que Lise aime son fils, je ne l’en blâme pas ; mais elle n’a pas réfléchi aux conséquences que peut avoir son départ. D’abord, elle aurait dû me demander l’autorisation de faire ce voyage ; de plus, de quoi aurai-je l’air lorsque l’on saura qu’elle est allée retrouver son premier mari ?

On le voit, chez M. Meyrin, l’orgueil seul parlait toujours.

— Son premier mari, observa Marthe, il n’est plus en Russie ; on ignore même le pays qu’il parcourt en ce moment.

— Rappelé pour la maladie de son fils, il peut revenir tout à coup à Pampeln.

— C’est peu probable.

— Cela pourrait arriver et je jouerais alors ici un joli rôle pendant que ma femme… Tenez, je ne lui pardonnerai jamais !

— Vouliez-vous donc qu’elle laissât mourir son enfant ?

— Son enfant, il est ici ! C’est Marie ; elle n’en a plus d’autres, puisque le prince Olsdorf lui a enlevé Tekla. Ah ! cet homme, je le hais ! Que le ciel ne me mette jamais en face de lui ! Mais, en abandonnant sa maison, Mme Meyrin m’a rendu ma liberté. J’en userai, je vous le jure ! Elle peut revenir quand elle le voudra ! Peut-être, à mon tour, serai-je loin !

— Et votre fille ?

— Ma fille ! Eh bien ! vous lui servirez de mère en attendant le retour de celle qui n’aurait pas dû la quitter.

— Oh ! monsieur ! Voyons, embrassez-la !

Elle avait soulevé la fillette qui souriait à son père.

Paul ne fit à l’enfant qu’une insignifiante caresse et s’éloigna brusquement, comme s’il eût peut de céder aux supplications de Mme Daubrel.

À peu près au même instant, brisée par un voyage de quarante-huit heures d’angoisses, Mme Meyrin montait, à Mittau, dans le coupé que sa mère avait envoyé au devant d’elle, à la gare de cette station du chemin de fer de Berlin à Saint-Pétersbourg.

Le cocher de cette voiture, un vieux serviteur du château qu’elle avait reconnu et s’était hâtée d’interroger, n’avait pu lui donner de meilleures nouvelles de son fils. Il était toujours en danger.

Les huit lieues qui séparaient Mittau de Pampeln allaient être interminables pour la voyageuse. Ses regards fiévreux fixés sur l’attelage qui dévorait la route, elle priait Dieu de ne pas arriver trop tard. Enfin, après moins de trois heures, elle aperçut la masse imposante du château et bientôt, couverts d’écume, en nage, frémissants, les chevaux s’arrêtèrent devant le perron.

Lise sauta à terre et s’écria, en s’adressant à sa mère qui l’attendait en haut des marches de marbre :

— Mon fils ! mon fils ! Où est-il ?

— Son état est toujours fort grave, répondit la générale, que sa fille n’avait même pas songé à embrasser. Viens ; on ne l’a pas changé d’appartement.

Mme Meyrin n’en entendit pas davantage ; elle s’élança à travers le grand vestibule, gravit rapidement l’escalier qui menait au premier étage de l’aile droite de l’habitation et de là, sans remarquer les gens qui la regardaient avec stupeur, en s’inclinant respectueusement sur son passage, elle courut jusqu’à la chambre qu’elle avait elle-même fait installer jadis pour l’héritier du nom des Olsdorf.

Au moment où elle entrait dans cette pièce, le docteur Psaroff, penché sur l’enfant, suivait d’un regard inquiet les convulsions au milieu desquelles il se débattait.

— Mon fils ! murmura-t-elle, en tombant à genoux auprès du lit, mon fils !

Le médecin lui fit signe de ne pas le troubler et de demeurer calme. La crise était grave ; il était indispensable qu’il en étudiât les moindres phases.

Le petit martyr, les membres convulsés, les paupières cyanosées, presque noires, tentait de porter les mains à sa tête, siège d’intolérables douleurs, et il poussait de sourds gémissements, mêlés de mots sans suite.

Véra, que Mme Meyrin n’avait pas vue, se tenait derrière le praticien. Sur les traits fatigués de la fille de Soublaïeff, on lisait toutes les veilles et tout son chagrin. Depuis trois jours, elle n’avait pas pris une heure de repos, car l’arrivée du docteur Psaroff avait encore augmenté ses inquiétudes. Celui que Pierre lui avait confié était atteint d’une méningite qui pouvait devenir tuberculeuse, c’est-à-dire contagieuse et mortelle.

C’est alors qu’elle avait télégraphié à son père à Singapour, où elle pensait qu’il devait être ; puis, comme il était impossible que le prince Olsdorf arrivât à temps pour embrasser son fils, s’il devait succomber, elle n’avait pas hésité à envoyer à Mme Meyrin le télégramme qui l’avait fait accourir. Elle ne se croyait pas le droit de priver un enfant des dernières caresses de sa mère.

Cependant, depuis vingt-quatre heures, le savant médecin désespérait moins ; les saignées abondantes qu’il avait pratiquées, malgré le jeune âge du patient, semblaient l’avoir un peu soulagé. Toutefois il refusait de ses prononcer nettement. Tout danger de complications nouvelles n’était pas conjuré.

Quand, la crise passée, Psaroff releva la tête, le malade était calme, ses yeux étaient clos, son visage amaigri n’exprimait plus la souffrance, mais un abattement profond. Lise approcha ses lèvres tremblantes de ses paupières bleuâtres, et tendit les mains au docteur qui, l’attirant un peu à l’écart, lui dit :

— Vous avez bien fait de venir, madame ; depuis son premier jour de souffrance, votre fils est soigné par un ange de bonté que la crainte de la contagion n’a pas arrêté un instant, mais les baisers d’une mère font parfois plus que toute notre science. Si nous pouvons lutter cinq ou six jours encore, sans accidents nouveaux, je répondrai de tout.

— Dieu vous entende ! fit la malheureuse.

Reconnaissant alors, à travers ses larmes, la fille de Soublaïeff, qui s’était approchée d’elle et faisait un mouvement pour lui baiser la main, comme autrefois, elle s’écria, en l’attirant sur son cœur :

— Vous ! Ah ! soyez bénie !

— Madame la comtesse, répondit Véra, en donnant à l’ex-princesse Olsdorf, par un sentiment d’exquise délicatesse, son titre de jeune fille, je n’ai fait que mon devoir.

— Oui, soyez bénie ! répéta Mme Meyrin. Je n’ignore rien de votre conduite depuis que vous avez quitté Elva. La calomnie n’a même pas osé s’attaquer à vous. Laissons le passé, n’en parlons jamais, et ne songeons qu’à unir nos efforts pour sauver mon enfant.

La mère d’Alexandre remarqua à ce moment que la jolie paysanne était vêtue aussi modestement qu’à l’époque où elle vivait auprès de son père et portait toujours sa coiffure nationale. En effet, depuis son retour à Pampeln, elle avait tenu le serment qu’elle s’était fait à elle-même, à cette heure de désespoir où elle s’était crue délaissée. Elle voulait que rien dans sa mise ne lui rappelât ses jours d’ivresse de Paris ; elle voulait qu’en rentrant chez lui, Pierre Olsdorf la retrouvât telle qu’il l’avait prise à la ferme.

Lise Barineff comprit tout cela et son cœur en tressaillit ; mais, chassant toute pensée qui ne se rapportait pas à ses terreurs maternelles, elle sourit à Véra en lui serrant affectueusement les mains.

À partir de ce jour, ce fut une lutte sublime entre ces deux femmes. Elles s’étaient partagé les veilles. La maladie étant dans sa phase la plus grave, il ne fallait pas que l’enfant restât seul un instant, car, à certains symptômes, l’emploi des remèdes les plus énergiques devaient avoir lieu.

De crainte de contagion, pour le cas où la méningite dont Alexandre était atteint deviendrait tuberculeuse, Mme Meyrin avait dû s’abstenir de voir Tekla. Elle l’avait embrassée à la hâte, et ne s’était enivrée qu’un moment de la beauté de cette fillette qui devenait jolie à ravir. Par prudence, on l’avait installée avec sa domestique et Mme Bernard, la gouvernante, dans l’aile gauche du château, tandis que l’ex-princesse devait partager l’appartement de Véra.

Quant à Mme Podoï, le docteur Psaroff avait exigé qu’elle ne séjournât pas auprès de son petit-fils, la chambre d’un malade devant recevoir le moins de monde possible. En sorte que Lise voyait la générale à peine une fois par jour, et seulement pendant quelques minutes. Il ne pouvait conséquemment être question entre elles que de l’état de santé du petit prince, et elle était ainsi à l’abri des réflexions désobligeantes que sa mère n’aurait pas manqué de lui faire à propos du passé, si leurs entrevues avaient été plus fréquentes et plus longues.

Pendant six jours et six nuits, Mme Meyrin ne prit aucun repos. Lorsqu’elle était auprès de son fils, elle ne le quittait pas des yeux, torturée de ses plaintes, épiant ses moindres mouvements, s’efforçant de comprendre les mots sans suite qu’il prononçait dans ses accès de délire, le suppliant à voix basse, avec de douces paroles, de la reconnaître, caressant de ses lèvres ses petites mains amaigries et brûlantes, et quand elle devait céder la place à Véra, pour aller s’étendre sur un lit, dans la chambre voisine, elle ne pouvait trouver un instant de sommeil. Si son fils allait mourir sans qu’elle fût là ! Si, au contraire, son premier regard et son premier retour à la raison allaient être pour une autre que pour elle !

Elle se glissait alors sans bruit jusqu’à la porte entrouverte d’où, haletante, anxieuse, jalouse, elle écoutait, prête à s’élancer.

Ce martyre avait duré toute une semaine, avec des alternatives d’espérances et de désespoir, lorsqu’un matin, après une nuit meilleure que celles qu’il avait eues depuis qu’il s’était alité, Alexandre ouvrit les yeux et, par une grâce divine, faite d’amour et de pardon, ses regards se fixèrent sur sa mère et devinrent étonnés. Puis il referma lentement ses paupières, comme pour se replonger dans un doux rêve. Quelques secondes après, quand il les releva de nouveau, il hésita un instant, ainsi que l’enfant qui bégaye encore, et dans une tentative de sourire de ses lèvres bronzées par le mal, il murmura : maman !

Lise étouffa un cri de bonheur et tomba à genoux.

— Soyez calme, madame, supplia le docteur qui assistait, ainsi que Véra, à cette résurrection.

Mais elle n’entendait rien que toujours ce mot : maman, qui lui disait que son fils la reconnaissait et lui était rendu. Quels rayons de soleil pour les mères que ces regards d’enfant ! Comme ils réchauffent leurs cœurs glacés par l’épouvante ! Quelle chaîne de fer que ces petits bras si faibles lorsqu’ils s’enroulent autour de leur cou. Quels gazouillements que leurs rires !

Penchée sur le lit, Lise, tout à la fois, priait et souriait. Le médecin n’avait pas le courage de l’éloigner, mais quand, après quelques instants d’examen, il affirma que le malade était sauvé, elle devint d’une pâleur mortelle et porta la main à sa poitrine. Elle suffoquait ! Heureusement que, presque immédiatement, elle éclata en sanglots.

— Laissez-la pleurer, recommanda Psaroff ; les larmes sont les meilleurs des calmants.

Mme Meyrin en effet redevint bientôt plus forte, et ce fut en pressant les mains de la fille de Soublaïeff, qui lui donnait d’affectueux soins, qu’elle se rapprocha du lit d’Alexandre.

Le docteur ne s’était pas trompé ; quelques jours plus tard, le jeune prince entrait en convalescence, convalescence qui devait être rapide, on était alors au commencement de l’été ; mais on eût dit que c’était de la vie même de sa mère que l’enfant renaissait, car chaque matin, Lise paraissait plus pâle et plus faible. Lorsque, son fils et sa fille à ses côtés, elle descendait dans le parc, elle semblait une malade dont deux anges gardiens soutenaient les pas chancelants. Quand ils lui disaient naïvement : mère, tu ne nous quittera plus, n’est-ce pas ? elle les couvrait de baisers au lieu de leur répondre. C’est que la malheureuse était brisée par cette pensée que bientôt elle serait forcée de se séparer de nouveau de ceux qui lui étaient devenus doublement chers.

Un jour que, poussant sa promenade un peu plus loin que d’ordinaire, son fils l’avait entraînée jusqu’à cette grande allée où elle était tombée, quelques années auparavant, dans les bras de Paul Meyrin, au moment d’entrer sous ces ombrages maudits, l’ex-princesse Olsdorf se souvint tout à coup et s’écria :

— Oh ! pas là, avec toi ! Jamais !

Et doucement, elle fit revenir en arrière Alexandre, qui ne comprenait pas l’émotion de sa mère.

Ce jour-là, elle se dit qu’elle devait partir.

Maintenant que la santé de son enfant ne l’inquiétait plus, tout ce qui l’entourait lui rappelait trop cruellement le passé. Dans ce château dont la pitié seule lui avait ouvert les portes, elle avait reçu les représentants de la plus haute aristocratie russe ; elle avait été adulée, fêtée, dans tout ce domaine où elle n’était revenue qu’en tremblant. Comme tout cela était loin ! Elle n’était plus princesse Olsdorf et on n’osait l’appeler Mme Paul Meyrin. Par ordre de Véra Soublaïeff, on lui avait rendu son nom de jeune fille : comtesse Lise Barineff, afin que, pour les gens appelés à la servir, elle ne parût pas être descendue de son rang social. Le respect même dont elle était constamment entourée par chacun devenait pour elle une douloureuse humiliation.

De plus, elle avait là-bas, à Paris, des devoirs à remplir envers cet autre enfant qui n’était pas moins qu’Alexandre et Tekla la chair de sa chair et l’objet de seul amour permis désormais à son cœur. Il est vrai que, presque chaque jour, Mme Daubrel lui avait envoyé de bonnes nouvelles de sa fille, mais elle lui avait à peine parlé de sa rentrée rue d’Assas, et voilà que dans sa dernière lettre, elle lui disait : « Puisque votre fils est sauvé, revenez. » Or, si résignée qu’elle fût, quelque abandon qu’elle eût fait, sans esprit de retour, de tout bonheur conjugal, elle était effrayée de ce rappel si pressant. Elle avait le pressentiment d’une nouvelle infortune.

Le soir même, Mme Meyrin fit part à sa mère de sa résolution de quitter Pampeln le lendemain, et la générale, dont le cœur n’avait pu rester insensible à sa conduite, trouva pour elle quelques bonnes paroles.

Lise s’était bien gardée de lui dire où elle en était avec son mari. S’armant d’un courage héroïque, elle avait affecté d’être entièrement rassurée pour l’avenir. Paul, il est vrai, avait commis une faute, comme tant d’autres en commettent, mais il était revenu à elle, tout était oublié. Mme Podoï crut à cet orgueilleux mensonge de sa fille et lui promit d’entretenir avec elle une affectueuse et fréquente correspondance.

Après cet entretien avec sa mère, la femme du peintre fut trouver la fille de Soublaïeff dans son appartement.

Elle y était seule.

— Ma chère Véra, lui dit-elle, je quitterai Pampeln demain matin, au point du jour, avant le réveil de mon fils et de ma fille. Si j’entendais leurs voix, si leurs yeux se fixaient de nouveau sur moi, je n’aurais pas la force de m’éloigner. Vous me comprenez, n’est-ce pas ?

La jeune fille ne répondit que par un mouvement de tête ; elle redoutait cette dernière entrevue inévitable et n’osait parler.

Lise poursuivit :

— Mais je ne saurais partir sans vous exprimer ma reconnaissance, non pas seulement pour les soins dévoués que vous donnez à mes enfants, mais encore pour l’accueil que vous m’avez fait. La loi ne me permettait pas de franchir le seuil de Pampeln, et vous m’en avez ouvert les portes. Soyez bénie ! Quand Alexandre et Tekla vous demanderont ce que je suis devenue, inventez quelque pieuse fable pour leur expliquer mon absence et l’excuser. Dites-leur que je les aime de toute mon âme, que je reviendrai bientôt ; faites qu’ils m’aiment et me respectent toujours.

Véra dit un geste énergique d’affirmation.

— Oh ! je sais qu’il en a toujours été ainsi, continua Mme Meyrin. Vous êtes une noble fille et une sainte créature. Dieu ne pouvait mettre auprès des miens un plus digne protectrice. Je lui demanderai dans mes plus ardentes prières de ne jamais les séparer de vous. Jurez-moi de me remplacer toujours, non pas parce que je m’éloigne, mais parce que je ne vivrai pas longtemps.

— Madame la comtesse ! s’écria la fille du fermier, en couvrant de baisers les mains de Lise qui serrait convulsivement les siennes.

— Oui, je le sens, je suis frappée mortellement. Est-ce qu’un mère peut faire deux parts de son cœur ? C’est là le châtiment ! Vous reverrez le prince ; vous lui direz tout ce que j’ai souffert. J’espère qu’il pardonnera à ma mémoire. Adieu, je partirai d’ici pleine d’amour et de respect pour vous !

L’ex-princesse Olsdorf avait attiré à elle Véra qui sanglotait, et elle l’embrassait longuement, fiévreusement en répétant :

— Pour eux, pour eux et pour vous !

Puis elle se sauva en étouffant un sanglot.

Le lendemain matin, après avoir effleuré d’un baiser les paupières encore closes de ses enfants, qui peut-être rêvaient d’elle, Mme Paul Meyrin monta, brisée de douleur, dans la voiture qui allait la conduire à Mitau.

En arrivant à Paris, la pauvre mère était méconnaissable ; en quarante-huit heures, elle avait vieilli de dix ans. Lorsque Mme Daubrel la vit entrer, rue d’Assas, dans la chambre où elle travaillait auprès de sa fillette endormie, elle ne put retenir un mouvement de surprise.

— Oui, n’est-ce pas, dit Lise, en tombant dans ses bras, je suis bien changée ?

— Non pas, mais ce voyage a dû vous fatiguer, répondit Marthe ; il ne pouvait en être autrement.

— Oui, beaucoup, fit-elle avec un douloureux sourire. Et Marie ?

— Vous le voyez, la chérie se porte à merveille ; j’ai passé toutes mes journées auprès d’elle.

— Je savais que je pouvais compter sur vous !

Elle embrassa doucement sa fille, de crainte de la réveiller, et, se laissant tomber dans un fauteuil en face de Mme Daubrel, elle lui demanda :

— Et… M. Meyrin ?

— Il est absent depuis quelques jours.

— Où est-il ?

— À Rome, où il a été appelé pour des travaux importants.

— À Rome ? Des travaux ! Voyons, ne me mentez pas. Est-ce qu’une infortune nouvelle peut aujourd’hui me surprendre ! Ne craignez rien, j’ai du courage. Il est parti avec cette fille ?

— Je l’ignore, mais je ne le crois pas.

— J’en suis certaine ! Et il n’a rien laissé pour moi, pas un mot ?…

— Il m’a fait parvenir cette lettre avant son départ.

Mme Daubrel prit sous la pendule un pli cacheté et le tendit à son amie qui en déchira l’enveloppe, dévora le billet qu’elle renfermait sans qu’un muscle de son visage trahît quelque sentiment que ce fût et, le remettant à la jeune femme :

— Lisez, dit-elle.

— Oh ! cela est infâme, s’écria Marthe, après avoir parcouru les lignes suivantes :

« Ma chère, vous ne trouverez pas trop mauvais que je suive votre exemple, c’est-à-dire que j’agisse en toute liberté. Je suis heureux que votre fils ait recouvré la santé et que, pendant votre absence, il ne soit rien arrivé de fâcheux à votre fille qui, elle aussi, est votre enfant. Cela aurait pu se produire ; mais sans doute le fils d’un prince tient plus de place dans le cœur de sa mère que la fille d’un simple artiste comme moi. Je pars pour Rome où les travaux dont je suis chargé me retiendront assez longtemps. J’espère que vous voudrez bien m’y adresser, Villa Médicis, des nouvelles de vous et de Marie. »

— Non, ce n’est pas infâme, murmura Mme Meyrin, c’était fatal et, de la part de Dieu, c’est justice. Mariée deux fois, je n’ai pas d’époux ! Mère de trois enfants, je n’ai près de moi que celui qui est au berceau. Il me reste plus que Dumesnil et vous !

— Ma chère Lise, murmura Mme Daubrel.

— Écoutez-moi, reprit la malheureuse femme, dans une exaltation fébrile. J’ai la certitude que bientôt c’est auprès de mon chevet qu’il vous faudra veiller. Promettez-moi que vous cacherez mon état à tout le monde, à M. Meyrin surtout, à ma mère elle-même, jusqu’à l’heure où ma situation sera désespérée.

— Je vous le promet sans hésitation, tant je suis sûre que quelques jours de repos suffiront pour vous rendre le calme et la santé ;

Marthe se trompait. Moins d’une semaine plus tard, Mme Meyrin, atteinte d’une fièvre nerveuse des plus intenses, était forcée de s’aliter, et les docteurs appelés en consultation jugeaient son état fort inquiétant. Ils hésitaient seulement sur les causes du mal. Ils ne comprenaient pas que les caresses naïves de sa fille ne suffisaient pas à la désespérée, qui mourait d’amour maternel inassouvi.

L’ex-princesse Olsdorf, jadis si entourée, n’avait plus auprès d’elle qu’un vieux comédien et une amie dont il nous faut maintenant peindre la situation sociale plus complètement que nous ne l’avons fait jusqu’ici.