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Divorcée (Pont-Jest)/II/VII

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Ernest Flammarion (p. 199-206).


VII

LE ROMAN DE MADAME DAUBREL


À l’époque de son mariage avec Mlle Marthe Percier, M. Raymond Daubrel approchait de la quarantaine. Sa femme, au contraire, avait vingt ans à peine.

Fils d’un Français établi à New-York où il représentait la maison Percier, de Paris, dont il était l’associé, Raymond Daubrel avait été envoyé en France par son père à la mort de M. Percier, de qui la femme était restée intéressée dans les affaires.

Mme Percier avait alors une fille de dix-sept à dix-huit ans, jolie, douce, bien élevée, bonne musicienne, dont la jeunesse fit grande impression sur M. Daubrel. N’ayant à Paris aucun parent, s’y trouvant fort isolé et le sérieux de son esprit le rendant peu propre à des liaisons faciles, il vivait forcément dans l’intimité de la veuve de l’ancien associé de son père. Bientôt il devint épris de cette jeune fille, qui était d’ailleurs un parti fort honorable, et demanda sa main. Mme Percier, femme maladive et d’un caractère un peu triste, consulta Marthe pour la forme, et ce mariage d’affaires fut conclu moins de six mois après l’arrivée de M. Daubrel en France.

Mme Percier avait vu dans cette union le moyen de ne pas se séparer de sa fille, son gendre devant rester à la tête de la maison de Paris. Quant à Marthe, qui n’avait jamais fait aucun rêve d’amour, malgré son cœur tendre et son esprit un peu romanesque, elle avait accepté sans enthousiasme, mais aussi sans répugnance, le premier époux qu’on lui eût offert.

La mort de son père étant survenue au moment où elle allait faire son entrée dans le monde, elle n’avait jusque-là rencontré personne qui lui plût, et ce dont elle pouvait être certaine, c’est que M. Daubrel était un excellent homme, un peu bourgeois peut-être, mais de bonne tournure, plutôt bien que mal au physique, et qui ferait assurément tout son possible pour la rendre heureuse. Sa position de fortune était de beaucoup supérieure à celle de sa jeune femme. Celle-ci ne lui apportait en dot qu’une centaine de mille francs, tandis qu’il en avait déjà près du double, sans compter ce que lui laisserait un jour son père et les bénéfices considérables que lui donnait la maison de commission dont il devenait le chef en France.

Une fois mariés, M. et Mme Daubrel s’installèrent dans un bel appartement du faubourg Poissonnière, à deux pas des bureaux du négociant, et pendant près de trois ans, tout marcha à merveille.

Raymond n’était ni très expansif ni très passionné, et Marthe n’éprouvait pour lui qu’un bonne et calme affection, mais cette moyenne de sentiments conjugaux semblait leur suffire à tous deux. Par tempérament, ils n’en rêvaient point d’autres. Mme Daubrel était devenue mère d’un fils qu’elle adorait, et son mari restait toujours pour elle bon et prévenant, ne lui refusant aucun des plaisirs que sa situation florissante l’autorisait à lui donner : pendant l’hiver, le théâtre et quelques bals ; pendant l’été, deux mois au bord de la mer, à Dieppe ou à Trouville, villégiature durant laquelle Mme Percier tenait compagnie à sa fille, afin qu’elle ne fût jamais seule, quand M. Daubrel était retenu ou rappelé à Paris par ses affaires.

Il y avait donc vraiment dans cette existence un peu bourgeoise, mais élégante et suffisamment active, tous les éléments de bonheur pour une jeune femme élevée simplement et dans des principes sérieux, si sa monotonie, sa régularité et son calme même n’avaient pas éveillé dans l’esprit de Marthe des aspirations, inconscientes d’abord, vers un peu plus de mouvement. Or, ce n’était pas chez les dames Meyrin qu’elle pouvait trouver ce qui lui manquait.

Mme Frantz était rien moins que frivole, nous le savons. On faisait chez elle de la grande musique, mais on y causait peu, et les auditeurs de ses matinées se renouvelaient trop souvent pour qu’il fût possible de s’y créer quelques relations suivies. Tout cela faisait que la jolie Mme Daubrel n’avait pas une de ces amies dont les femmes aiment à faire les confidentes de leurs petits chagrins, et que sa vie lui semblait bien terre à terre.

Toutefois, tant que son fils fut en bas âge, c’est-à-dire tant que ses soins et sa surveillance de chaque instant lui furent nécessaires, l’épouse combattit victorieusement ces sortes de lassitudes qu’elle éprouvait, mais lorsque l’enfant put être confié à une domestique, la jeune mère se trouva isolée, son mari ne lui donnant guère que les heures des repas et rentrant le soir si fatigué que, parfois, il quittait la table pour gagner son lit.

De plus, Mme Percier n’était pas une compagne bien agréable pour sa fille. Toujours souffrante, elle sortait peu de chez elle, et Marthe restait souvent plusieurs jours sans la voir. Du reste, la veuve n’eût rien compris aux plaintes de son enfant. Les passions ne l’avaient jamais effleurées : elle en aurait ri ou, peut-être même, l’aurait-elle sèchement blâmée de ne pas se reconnaître complètement heureuse.

Il en advint fatalement que bientôt Mme Daubrel trouva les journées longues, les soirées interminables. Alors elle se mit à lire, d’abord les journaux parisiens, les échos de tous les scandales galants qui, jusqu’à cette époque, lui étaient restés indifférents, puis les romans du jour, en s’intéressant nerveusement aux héroïnes de l’amour, en comparant leur existence fiévreuse à la sienne, en faisant entre les personnages qui passaient sous ses yeux et son mari un parallèle qui n’était jamais à l’avantage de ce dernier.

Le négociant, tout naturellement, ne s’apercevait de rien, ou s’il remarquait parfois la physionomie soucieuse, le teint un peu pâli de sa femme, mettant cela sur le compte d’une migraine, il lui offrait quelque insignifiante distraction, qu’elle refusait toujours avec un sourire contraint.

C’est dans cette disposition d’esprit, dans ce vague de l’âme, dans cette fatigue de toutes choses qu’était Mme Daubrel la quatrième année de son mariage, lorsqu’elle accompagna sa mère à Luchon.

Le mari avait bien hésité un peu à laisser partir sa femme pour une station balnéaire aussi éloignée, où il ne pourrait pas aller la retrouver tous les samedis, comme il le faisait lorsqu’elle passait sa saison au bord de la mer, à quelques heures de Paris ; mais Mme Percier, à qui son médecin avait absolument ordonné les Pyrénées, lui ayant affirmé qu’elle n’aurait pas le courage de partir seule, le brave homme avait cédé. Seulement il avait gardé près de lui son fils Charles, que Marthe d’ailleurs n’avait pas parlé d’emmener, si excellente mère qu’elle fût. Du reste, il ne s’agissait que d’une absence d’un mois au plus, et la santé de l’enfant était parfaite.

Mme Percier et sa fille se mirent donc en route et descendirent à Luchon dans l’un des meilleurs hôtels de cette station balnéaire, où, si bienfaisantes qu’en puissent être les eaux pour certaines affections, on s’amuse plus encore qu’on ne se soigne.

Dès le premier juillet, ce ne sont que fêtes, concerts, bals au Casino et dans les villas, sans compter les chasses dans les forêts de sapins et les excursions au lac d’Oo, au gouffre d’Enfer, au port de Vénasque et dans les pittoresques vallées d’Oueil et du Lys. Il s’y rencontre bien, çà et là, quelques baigneurs suivant un régime sévère et devant bien s’en trouver, plus tard, lorsqu’il seront rentrés chez eux ; mais, à Luchon, on semble y traiter surtout par le plaisir et la distraction. On s’y lie facilement, comme dans tous les lieux de ce genre. Si les Américains n’avaient pas inventé le flirtage, il serait né sous les ombrages des allées d’Étigny ou sur les rives de la Pique. Que faire en un pays charmant où l’on trouve une Allée des soupirs et une Fontaine d’Amour, comme au temps de la Reine de Navarre, où l’on croit toujours entendre les échos de ces gaves bondissants redire les plus lestes récits de l’Heptaméron ?

Mme Percier et sa fille trouvèrent donc le pays fort agréable, et dès le lendemain de leur arrivée, elles ébauchèrent dans le jardin de leur hôtel, à la musique et à l’établissement thermal, des relations dont Mme Daubrel surtout allait profiter, elle qui avait craint un peu, en quittant Paris, de ne jouer, pendant son voyage avec sa mère, qu’un rôle de garde-malade. Il allait, hélas ! en être autrement, et l’une de ces liaisons devait avoir une influence funeste sur son avenir. Ce fut celle qu’elle forma un mauvais soir, au concert, avec un jeune poète, Robert Prémontier.

C’était un assez joli garçon de vingt-cinq à vingt-six ans, plein de fatuité et de prétentions littéraires, posant volontiers en incompris, une sorte de Gilbert ou de Chatterton, et Mme Daubrel, qui l’avait présenté à sa mère, lui laissa trop vite si bien voir le plaisir qu’elle avait à l’écouter, qu’il ne tarda pas à se croire le droit de lui faire une cour assidue.

Robert n’en était pas à ses premières armes en galanterie ; il débuta habilement auprès de la jeune femme en lui jurant un amour désintéressé, pur, immatériel. Il ne voulait l’aimer que comme une sœur ; il ne lui demandait que de se laisser adorer à genoux. La pauvre ignorante entendait pour la première fois de semblables paroles, elle y ajouta foi de toute son âme, et l’aventure se termina comme se terminent toutes les luttes des inexpérimentées contre les hardis. Marthe succomba, en se donnant pour excuse qu’elle avait droit, elle aussi, à sa part de paradis sur la terre, et que c’était l’isolement de son cœur qu’il fallait accuser de sa chute.

Bref, lorsque Mme Daubrel revint à Paris, elle avait un amant. Sa vie, dès cette époque, ne fut plus qu’une succession de folles ivresses, de mensonges et de terreurs. Peu faite, en somme, pour les grandes passions ; trop chaste, malgré sa faute, pour ne pas se montrer auprès de son mari plus réservée qu’autrefois, elle ne sut pas assez dissimuler, fit naître des soupçons, et bientôt la trahison d’une misérable servante, à laquelle elle s’était confiée, brusqua la catastrophe qui, d’ailleurs, était fatale.

M. Daubrel n’était ni un violent ni un homme romanesque, mais tout simplement un honnête homme ; il refusa d’abord de croire à cet épouvantable malheur venant si brusquement l’atteindre après quatre ans de la plus douce quiétude, mais il surveilla sa femme, acheta la correspondance de Robert à la domestique qui avait déjà vendu sa maîtresse, et lorsqu’il eut acquis la certitude qu’il était trompé, rempli de mépris plutôt que de colère pour la coupable, il la fit surprendre en flagrant délit d’adultère et conduire à Saint-Lazare.

Un mois après, Marthe et Robert étaient condamnés à trois mois de prison et un jugement du tribunal civil prononçait la séparation de corps au profit du mari, entre M. et Mme Daubrel.

Cette condamnation n’avait été prononcée contre M. Prémontier que par défaut, car il s’était enfui à l’étranger, abandonnant lâchement à son désespoir celle qu’il avait perdue, mais Mme Percier faillit en mourir de honte et de douleur.

Elle ne parlait de rien moins que de ne jamais revoir sa fille.

Quant à Marthe, elle était toujours enfermée à Saint-Lazare, dans un état de prostration morale et physique dont rien ne saurait donner une idée, lorsqu’elle fut informée que son mari avait quitté Paris pour retourner à New-York, après avoir laissé à son caissier le soin de la liquidation de sa maison.

M. Daubrel avait emmené son fils, sans même le faire conduire auprès de sa mère pour l’embrasser.

À cette nouvelle, la pauvre détenue pensa devenir folle. Ainsi, c’en était fait, tout s’écroulait autour d’elle, tout lui échappait. Son amant, qui s’était si odieusement dérobé, alors qu’il aurait dû être là pour la soutenir, elle ne voulait plus le revoir, comprenant le vide de cet amour auquel elle avait si naïvement cru ; sa mère à elle la repoussait et son fils lui était enlevé. Sa santé fut si profondément atteinte par toutes ces épreuves que, pendant plusieurs semaines, on craignait pour sa vie. Mme Percier était accourue à la prison, et après avoir obtenu, par télégramme, de M. Daubrel, l’autorisation de la mise en liberté de Marthe, l’avait fait transporter dans son appartement, où, quatre mois plus tard, l’épouse adultère accoucha, en répandant des larmes de honte, d’une enfant qui ne vécut pas un mois.

Durant de longs jours, l’infortunée fut en danger, mais sa jeunesse fut plus forte que le mal et peu à peu elle se rétablit, pour ne plus vivre qu’avec ses regrets et ses remords.

Son séducteur, Robert Prémontier, avait succombé à l’étranger, à la suite d’une vie d’excès et de débauche, sans même lui avoir écrit une fois. Son cœur ne pouvait même le regretter. Décidée alors à mener une vie exemplaire, ne voulant plus savoir si elle étant encore jeune et belle, Marthe s’isola et rompit avec toutes ses relations, sauf avec Mme Frantz Meyrin. Celle-ci n’avait cessé de lui témoigner une grande affection pendant ses épreuves, mais elle ne se décida cependant à se montrer dans son salon que plus de deux ans après le drame conjugal dont elle avait été la triste héroïne.

Là, comme nous l’avons vu, elle connut la princesse Olsdorf, vers laquelle l’attirèrent une sympathie instinctive et la ressemblance qu’il y avait entre son passé à elle et le présent de la grande dame étrangère.

Pendant ce temps, Mme Percier avait obtenu de M. Daubrel d’avoir tous les mois des nouvelles de son petit-fils et elle les communiquait à sa fille, dont c’étaient là les seuls moments vraiment heureux, bien qu’ils lui rappelassent de terribles jours. La veuve, touchée du repentir de Marthe, ne manquait jamais, en répondant à son gendre, de lui dire combien sa femme s’efforçait de racheter sa faute, et Raymond, après avoir évité pendant plusieurs années d’aborder ce sujet si pénible pour lui, en était arrivé peu à peu à paraître se désintéresser moins de ce que devenait celle qui portait toujours son nom.

Mme Daubrel se reprenait alors à l’espérance de revoir un jour son enfant. En effet, en réponse à une lettre dans laquelle l’épouse coupable implorait le pardon de son mari, celui-ci avait écrit : peut-être ! en lui envoyant les baisers de son fils, qui était élevé dans le respect et l’amour de sa mère.

C’est là où en étaient les choses dans ce ménage séparé de corps, lorsque, moins de trois ans après son divorce et son mariage avec Paul Meyrin, l’ex-princesse Olsdorf était devenue la délaissée dont nous avons tenté de peindre les humiliations et les douleurs.