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Encyclopédie anarchiste/Écriture - Éducation

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Collectif
Texte établi par Sébastien Faure, sous la direction de, La Librairie internationale (tome 2p. 629-640).


ÉCRITURE n. f. (du latin scriptura, même signification). L’écriture est l’art qui consiste à transmettre ou communiquer à l’aide de signes et de caractères conventionnels, la parole et les idées. Paul-Louis Courrier nous dit que « lorsque l’écriture fut trouvée, plusieurs blâmaient cette invention, non encore justifiée aux yeux de bien des gens ; on la disait propre à ôter l’exercice de la mémoire et à rendre l’esprit paresseux ». L’expérience a démontré une fois de plus que les adversaires du progrès étaient dans l’erreur puisque à tous les points de vue, l’écriture a amplement servi la cause de la civilisation.

L’écriture ne fut pas toujours ce qu’elle est aujourd’hui, et à l’origine pour rendre sa pensée on se servait de ce que nous appelons les hiéroglyphes. L’écriture hiéroglyphique se divisait en hiéroglyphes représentatifs, caractéristiques ou allégoriques. L’écriture hiéroglyphique représentative était la plus élémentaire et la plus simple. Pour transmettre l’idée, d’un chien, d’une table, d’un fleuve, d’une montagne, etc., on peignait simplement cet animal, cet objet ou cette chose de façon rudimentaire. Ainsi que son nom même l’indique, l’écriture hiéroglyphique caractéristique servait à peindre le caractère ; ainsi un lion, un tigre, signifiait la méchanceté, la barbarie ; un hippopotame la cruauté ; enfin l’écriture hiéroglyphique allégorique avait un caractère symbolique ; le soleil annonçait la divinité ; l’œil, un monarque, etc… On conçoit quelle difficulté on rencontrait pour transmettre sa pensée en utilisant de tels procédés, et que seule une faible minorité était capable d’apprendre et susceptible d’écrire.

L’écriture phonétique n’exige, elle, qu’un nombre restreint de signes ou caractères auquel on donne un son conventionnel et dont l’assemblage dans des ordres différents permet à l’individu de transmettre toutes les idées qui germent en son cerveau.

On pense que l’écriture phonétique ou alphabétique est d’origine phénicienne et que ce fut Cadmus, le fondateur légendaire de Thèbes, qui porta aux Grecs les premières lettres. Par la suite, les peuples varièrent la forme des caractères et aussi leurs dispositions, et si les Orientaux écrivent, par exemple, horizontalement de droite à gauche, les occidentaux depuis fort longtemps, écrivent de gauche à droite ; quant aux Chinois, leur écriture est perpendiculaire et ils écrivent de haut en bas.

Quelle que soit la forme des caractères et la façon dont on les utilise, la nécessité de savoir écrire est incontestable, puisque c’est l’unique moyen qui existe de s’exprimer à distance et que l’écriture est un précieux intermédiaire entre les hommes. L’écriture est un facteur d’évolution et il est remarquable que les peuples analphabétiques, c’est-à-dire ceux où la grande majorité des hommes ne savent ni lire ni écrire, sont les plus arriérés au point de vue social.

On pourrait objecter que l’écriture est comme « les langues d’Ésope » la meilleure, mais aussi la plus mauvaise chose qui existe ; que si elle est un facteur d’évolution, elle est aussi un facteur d’asservissement et qu’elle sert à traduire et à transmettre les bonnes et les mauvaises pensées ; que les maîtres, les chefs, les dirigeants, les bergers du peuple, par son intermédiaire, empoisonnent et corrompent la mentalité de ceux qu’ils veulent maintenir dans l’esclavage, pour mieux profiter du produit de leurs travaux. C’est une erreur. La lumière finit toujours par triompher de l’obscurité et une idée juste d’une idée fausse. Si l’écriture véhicule des idées fausses, elle véhicule également des idées nobles et grandes et petit à petit — c’est une question de temps — l’arbitraire et l’erreur s’estompent, s’effacent et disparaissent devant le flambeau de la vérité.

Et c’est pourquoi il est souhaitable que dans un avenir rapproché, chaque homme sache lire et écrire. Lorsque, sur tous les points du globe, il n’y aura plus un illettré et quand chaque individu sera capable de comprendre ce qu’il lit, alors il sera impossible de maintenir l’être humain dans l’asservissement et il se libèrera de toutes les chaînes qui le tiennent encore rivé à la barbarie ancestrale.


ÉCRIVAIN n. m. (du latin scriptor). Le mot écrivain, bien que peu usité maintenant en ce sens, sert à désigner celui qui fait son métier de l’écriture. Il y a peu de temps encore, alors que quantité de gens ne savaient ni lire ni écrire, il existait des écrivains publics, tenant échoppe tout comme des savetiers, et qui, moyennant rétribution, rédigeaient pour les illettrés, les lettres, les mémoires, les pétitions, etc…

En France du moins, ce métier a presque totalement disparu et le terme écrivain est couramment employé comme synonyme de : littérateur, homme de lettres, romancier. Un grand écrivain ; un bon écrivain ; un excellent écrivain ; un écrivain médiocre.

Pourtant il ne faut pas s’y tromper ; quoique l’on désigne sous le nom d’écrivains tous ceux en général qui se mêlent d’écrire, gardons-nous de confondre : écrivain et littérateur, car il ne suffit pas pour être homme de lettres d’assembler des caractères, de composer un ouvrage, de le faire éditer et d’essayer de le lancer dans le public, faut-il encore dans cet ouvrage exprimer des pensées saines, claires et logiques. Il y a certainement plus d’écrivains que de littérateurs et cela s’explique facilement. Les métiers manuels étant considérés comme inférieurs par les classes possédantes, une partie de la bourgeoisie — tout le monde ne peut pas se lancer dans le commerce, la finance ou l’industrie — se jette dans les professions dites libérales. Or, celles-ci se divisent en deux catégories : Premièrement celles qui nécessitent des études sérieuses, profondes et suivies : la médecine, les sciences, etc…, qui fournissent les docteurs, les chirurgiens, les ingénieurs…, et dont l’exercice exige, plus que des diplômes : des capacités techniques ; deuxièmement, les professions libérales indéterminées, que chacun peut embrasser, qui produisent les politiciens, les journalistes, les écrivains, et qui groupent tous les ratés, tous les incapables, tous les rebuts intellectuels de la Société. En notre siècle de mercantilisme, la chance et le culot sont de plus sûrs facteurs de réussite que les connaissances ; mais l’assiette au beurre est relativement petite pour tous les appétits, et bien des affamés de gloire, d’honneur et de réputation n’arrivent jamais jusqu’à la précieuse table sur laquelle elle repose. Ils tentent cependant de sortir de l’ombre et comme chacun peut se dire écrivain et coucher sur le papier les idées les plus saugrenues et les plus ridicules, ou encore écrire pour ne rien dire, le monde est infesté d’écrivaillons qui produisent des livres sans intérêt, que bien souvent personne ne lit et qui pourrissent dans les caves des éditeurs et des libraires.

Malheureusement, parmi les littérateurs sans talent, il est une minorité qui, s’assimilant les goûts du grand public d’ignorants, spécule sur cette ignorance, et par une prose infecte — qui obtient un succès retentissant — continue d’empoisonner l’esprit des foules. Ce qui peut de par le monde s’écouler de romans feuilletons est formidable. Le romancier, l’écrivain qui a le courage — ou la lâcheté — de se livrer à un tel sport, sport avantageux au point de vue intérêt, acquiert bien vite la réputation et la fortune ; et comme aujourd’hui tout s’achète et se vend, comme chacun n’a qu’un but : gagner de l’argent et jouir de la richesse ; comme la société n’est qu’un vaste comptoir commercial, l’écrivain stupide, trouve bien vite un éditeur, alors que le savant ou l’homme de lettres sérieux est — à part quelques exceptions qui s’imposent par leur génie — incapable de vivre de sa plume.

Les « Corneille », qui au déclin de la vie et après une existence de travail sont contraints d’attendre chez le savetier, n’ont pas disparu. Il y en a toujours, cependant que des Pierre Decourcelle et des Michel Morphy crèvent sur des montagnes d’or.

Peut-il en être autrement en un siècle où tout se négocie, se marchande, où l’on ensemence le cerveau du peuple, comme on ensemence un champ de betteraves, sans tenir compte de ce qui est bon ou mauvais à l’individu, mais en calculant simplement le rendement de l’opération.

L’écrivain, dont le rôle social devrait être de soigner et de guérir les esprits, comme le médecin soigne et guérit les plaies et les maladies, s’est prostitué à l’argent et n’est plus qu’un objet méprisable entre les doigts crochus du capital.

Mais quoi, « il est des célébrités factices auxquelles on travaille toute sa vie et qui finissent à la mort. Il y a des célébrités qui commencent à la mort et qui ne finissent plus ». L’écrivain médiocre ne sera jamais glorieux si l’on pense avec Voltaire « que la gloire est la réputation jointe à l’estime ». Il peut acquérir auprès des faibles et des ignorants une certaine popularité, mais son nom s’efface de l’histoire à mesure que le peuple s’éduque et comprend, et s’il ne se perd pas dans l’oubli, il ne subsiste que pour signaler une époque de bassesse et de lâcheté et est méprisé comme celui du criminel ou du général qui sont des glorieux sans gloire.


ÉDILE n. m. (du latin œdilis, de œdes, édifices). À l’origine les édiles étaient, des magistrats romains dont les fonctions consistaient à prendre soin des édifices publics et particuliers. Ils furent créés à la même époque que les tribuns du peuple, c’est-à-dire en l’an de Rome 160 et étaient tout d’abord choisis uniquement parmi la plèbe. Ils étaient au nombre de deux ; mais à la fondation de Rome, par décret, le Sénat ordonna la création de deux nouveaux édiles choisis parmi les patriciens et il fut ainsi fait. Les édiles subsistèrent jusqu’au règne de l’empereur Constantin ; leurs fonctions et leurs pouvoirs étaient très étendus. Ils avaient la responsabilité de toute la sécurité de la ville ; ils visitaient les édifices, les temples, les bains, les maisons particulières et les immeubles afin de se rendre compte de leur solidité ou de leur état de délabrement et examiner s’ils n’étaient pas un danger à la sécurité du passant. Ce sont eux qui surveillaient les ventes au forum et brisaient les faux poids et les fausses mesures. Ils assuraient également la quiétude publique, condamnaient et bannissaient les prostituées et réprimaient la fraude et l’usure. En un mot leurs fonctions étaient à peu près semblables à celles qu’occupent actuellement un préfet de police et un préfet de la Seine réunis.

À présent on donne le nom d’édiles aux magistrats municipaux ; plus particulièrement à ceux de la ville de Paris et des grandes cités, parce que leurs fonctions comprennent certaines des attributions des édiles romains.

Dans les petites communes, si celles-ci étaient libres et non pas sous la tutelle d’un préfet et par conséquent du Gouvernement, les édiles pourraient être de quelque utilité. Mais actuellement, avec le statut qui régit les municipalités, ils n’ont aucun pouvoir et sont asservis ou écrasés par les puissances d’argent. Quant à ceux des grandes cités on sait que c’est la politique qui les fait agir et que l’on ne peut absolument rien en tirer de bon.


ÉDUCATION n. f. Développement individuel et social. Hérédité et milieu. — Les qualités physiques et mentales d’un individu dépendent en une certaine mesure de ceux qui l’on fait et pour le reste de l’influence d’un second facteur : le milieu.

Depuis fort longtemps, les savants se sont préoccupés de savoir quelle est l’importance respective de chacun de ces deux facteurs : hérédité et milieu, dans le développement des individus.

Il fut un temps où certains théoriciens, Condillac par exemple, nièrent l’influence de l’hérédité sur ce développement. Aujourd’hui, les savants ne discutent plus que sur l’importance respective de ce facteur.

« Personne, dit Duprat, ne soutiendra que les tout petits enfants sont tous semblables au point de vue de leurs dispositions permanentes : les nourrices diront que tel fut plus vif, tel autre plus endormi, tel plus « méchant » ou irascible, tel autre plus souriant et patient ou même endurant. »

« On a souvent remarqué, écrit Elslander, que, chez les races inférieures, les enfants qu’on envoie aux écoles ou qu’on essaie d’instruire montrent d’abord une facilité étonnante, mais qui s’arrête brusquement… Ces esprits sauvages sont comme des terres incultes, que le travail successif des générations seul peut défricher. C’est ainsi que, dans l’Inde, les enfants des brahmanes, issus d’une classe cultivée depuis longtemps, montrent de l’intelligence, de la pénétration, de la docilité, tandis qu’au jugement des missionnaires, les enfants dès autres castes leur sont bien inférieurs à cet égard. »

De son côté le Docteur Govaerts déclare : « Les populations actuelles de l’Amérique sont, en grande partie, les descendants des nations et des peuples accourus il y a trois siècles de tous les coins du monde, pour coloniser une terre neuve.

« Malgré l’égale influence du milieu, chaque peuple a conservé les différences anatomiques, physiologiques et psychologiques particulières à son type ethnique et continue aujourd’hui à montrer une certaine similitude avec les habitants de son pays d’origine.

« Si l’influence du milieu avait agi, à l’exclusion de l’hérédité, on se trouverait aujourd’hui devant un type uniforme ; or, c’est la variabilité et l’hétérogénéité qui caractérisent les caractères biologiques de ce peuple. »

Il convient de remarquer que le Docteur Govaerts donne au mot milieu un sens étroit ; « Il faut, dit Claparède, comprendre dans l’influence du milieu les circonstances survenues au cours de la gestation (période intra-utérine) », une chute de la mère pouvant, par exemple, avoir comme conséquence l’idiotie de l’enfant.

Précisons le rôle de l’hérédité :

« L’hérédité » est, comme le dit Max Auliffe, « l’ensemble des circonstances passées qui ont modelé l’être vivant avant sa formation proprement dite ; elle donne à l’individu qui naît, ses tendances, ses aptitudes, sa structure, sa configuration. »

« Le devenir de l’enfant dépend en grande partie de trois conditions :

1o Organisation ancestrale du germe ; 2o santé des générateurs ; 3o circonstances qui ont entouré le développement embryonnaire.

L’enfant est donc l’aboutissant de toute une lignée. Il tient de tel ancêtre, la taille ; de tel autre, la chevelure ; de celui-ci, les yeux ; de celui-là, l’esprit ; d’un troisième, le caractère ; d’un quatrième, la tendance professionnelle.

Il naît avec une puissance formée par le passé, avec laquelle il entre en contact avec tout ce qui n’est pas lui, c’est-à-dire le milieu. Il s’y adaptera le mieux qu’il pourra et par cela qu’il fonctionne, il tendra toujours à mettre en harmonie son rythme propre avec celui du monde extérieur.

« L’hérédité n’est donc pas une force mystérieuse condamnant l’enfant à l’immobilité et à l’invariabilité, c’est une limite assignée par la nature, limite que peut atteindre l’évolution d’un caractère de l’individu.

« L’hérédité a donné à l’enfant le thème dont le milieu forme les variations (Mac Auliffe). » (Docteur Govaerts, L’hérédité, son rôle dans l’éducation, p.p. 51-52).

« Le développement psychique de l’enfant est ainsi la résultante de deux facteurs ; tendance mentale aux cellules cérébrales de se développer ; excitation de ces cellules par les impressions et vibrations extérieures. Le premier est l’éducabilité ou propriété de l’enfant de répondre au système d’éducation ou d’instruction, ou encore possibilité du développement mental.

La deuxième est l’ensemble des influences de l’enfant qui ne lui appartiennent pas et que nous appelons milieu.

Les fonctions mentales ne sont donc qu’une trame sur lequel le milieu brodera un dessin définitif ; elles sont en puissance chez l’enfant et l’étendue de leur développement sera fonction de cette puissance. » (Dr Govaerts, L’hérédité et son rôle dans l’éducation, p. 53)

Ainsi les hommes ne naissent pas égaux et ce serait une faute de vouloir leur donner une même éducation.

L’hérédité limite donc les possibilités de développement des individus mais fournit à ceux-ci un héritage ancestral qui assure le progrès individuel et le progrès social.

« L’homme s’est élevé constamment au-dessus de l’animal parce que chaque génération a pu s’assimiler rapidement les connaissances acquises et les arts inventés par les générations antérieures, et employer l’âge viril à ajouter aux vérités et aux richesses acquises. » (Dr Richard, Pédagogie expérimentale, p. 51)

Il n’est pas inutile de rechercher quelques caractéristiques du progrès individuel et du progrès social. La plus importante à nos yeux est le développement de la personnalité qui caractérise tout à la fois le développement social et le développement individuel.

« Nos sociétés, dit Ch. Blondel, sont complexes. Des groupements familiaux au groupement national, elles se subdivisent en une foule de groupes religieux, politiques ou professionnels. Comme nous faisons tous partie d’un grand nombre de ces groupes sans jamais cependant faire partie de tous à la fois, la diversité des influences subies assure à chacun de nous une certaine individualité. Les sociétés primitives, au contraire, sont étroites et homogènes. Leur action pèse d’un poids à peu près uniforme sur tous leurs membres. Les individus ont peine et ne songent pas à s’y différencier ». D’après un autre auteur, M. Lévy-Bruhl, dans les sociétés primitives les moins évoluées, l’individu aurait bien plutôt la conscience de son groupe que celle de sa propre personnalité. Dans la société primitive, l’homme est esclave de la tradition et la « contrainte sociale annihile autant que possible la part de l’initiative individuelle dans presque tous les domaines de la vie publique et privée. » (G.-L. Duprat)

De même que les primitifs les moins évolués le petit enfant ignore son moi ; « il vit « tout hors de lui » ; il imagine des objets, il voit des êtres humains avant de s’imaginer lui-même ». Ce n’est que peu à peu, grâce à la vie sociale et au langage que l’enfant prend une conscience de plus en plus claire de sa propre personnalité.

Ce qui précède nous permet de comprendre ces lignes d’un sociologue : « Le développement mental de l’individu fait suite à la vie embryonnaire dans laquelle on voit unanimement une récapitulation du développement phylogénétique. L’éducation est donc une récapitulation abrégée de la civilisation au profit du développement personnel, et réciproquement toute initiation à la civilisation est une éducation quand elle concourt au développement spontané d’une personnalité. » (G. Richard, Pédagogie expérimentale, p. 92)

Ainsi l’Éducation est avant tout une modification des individus due au milieu.

À l’encontre de ce que pensent beaucoup de parents cette modification se produit surtout dans le premier âge et par des moyens dont la plupart d’entre nous ne se rendent pas compte.

Il n’est pas sans importance que dans ces premières années l’enfant puisse se débattre et jouer en un milieu qui lui offre des occasions d’exercer ses muscles et ses sens, et nous dirons plus loin ce que nous pensons de cette période éducative, mais ce qui contribue pour la plus large part à permettre à l’enfant de récapituler le développement de la race d’une manière abrégée, c’est le langage. « Pour apprendre, non pas seulement à juger et à raisonner, mais à sentir et même à percevoir comme nous, il lui faut apprendre à parler. Quels que soient les rapports de l’intelligence et du langage, il est trop évident que l’enfant va beaucoup moins des choses aux mots que des mots aux choses et que l’acquisition du langage lui impose d’accepter du dehors et sans contrôle la vision du monde propre à son milieu et à son temps. » (Ch. Blondel.)

Un autre psychologue exprime la même idée en disant que l’être humain doit « penser sa parole avant de parler sa pensée ». L’enfant doit d’abord apprendre le sens des mots et des expressions employés autour de lui et ce sens est fixé par l’usage collectif : le langage, instrument de la vie sociale doit permettre aux individus de se comprendre. « C’est pourquoi l’humanité civilisée substitue à l’arbitraire de chacun une sorte de décision stable, qu’enregistrent les dictionnaires, et qui fixe pour plusieurs générations au moins le sens des mots… » (Duprat.)

Or notre langage, j’entends le langage des peuples, civilisés, est un langage logique qui impose à l’enfant des idées abstraites et générales. Par exemple le nom que nous donnons à un objet ou à un animal est presque toujours un nom commun, ainsi le nom chien donné au toutou familier puis à toutes autres sortes de chiens amène fatalement l’enfant à porter son attention sur les caractères communs à tous les chiens, à concevoir que son toutou, outre certains caractères individuels en possède d’autres qui l’apparentent aux animaux de la même espèce ; le mot bête employé pour nommer non seulement les chiens mais aussi les poules, les lapins, etc., est un pas de plus dans la classification des êtres. Ainsi, « en apprenant à parler, l’enfant se forme à penser logiquement, avant même d’être en âge de comprendre ce qu’est la pensée logique et ce que sont ses lois ». De même donc que la science met partout sa marque dans le monde matériel où l’enfant grandit de nos jours, de même le langage qu’il apprend annonce la science par l’ordre et la distinction que les mots établissent entre toutes choses. » (Ch. Blondel.)

Pour bien saisir l’importance du langage dans le développement mental de l’enfant il faudrait opposer le langage des primitifs au langage des peuples civilisés. Le langage des primitifs offre lui aussi des classifications et des termes génériques mais alors que les nôtres reposent sur des caractères objectifs, que nous disposons par exemple du mot quadrupède pour désigner toutes les bêtes qui ont quatre pieds, ceux des primitifs sont fondés sur des représentations mystiques : des êtres fort divers mais auxquels les primitifs attribuent des propriétés mystiques identiques sont identifiés, c’est ainsi qu’un Huichol rapproche le blé, le cerf et le hikuli (plante sacrée de son groupe) au point de les identifier.

Il fut un temps, au xviiie siècle par exemple, où l’on admirait le « bon sauvage », l’homme primitif et où l’on prêchait le retour à la nature. Une connaissance plus exacte des groupements de primitifs nous permet aujourd’hui d’avoir une opinion toute autre, nos civilisations constituent un progrès, les progrès de la vie sociale permettent aux individus d’avoir une conscience de plus en plus nette de leur individualité et leur forgent un esprit de moins en moins mystique. Certes beaucoup d’individualités sont encore opprimées mais l’individu trouve dans la multiplicité des groupements de multiples moyens de défense ; l’on peut dire que l’oppression actuelle est une survivance du passé et qu’elle prouve seulement que nous ne sommes pas parvenus au terme du progrès. Certes la plupart de nos contemporains croient encore en Dieu, mais ils croient aussi en des lois naturelles. « Dans un monde auquel il a octroyé une charte, Dieu ne peut plus intervenir qu’exceptionnellement et par des miracles, sorte de coups d’État, durant lesquels il suspend la constitution sans l’abolir… Le surnaturel dont nos contemporains retiennent l’idée n’est donc pas dans la nature qui est naturelle toute entière. » (Ch. Blondel.)

Tout compte fait nos milieux sociaux sont plus utiles que nuisibles aux individus. Voir seulement l’action oppressive de ces milieux c’est n’apercevoir que le mauvais côté du progrès qui comporte aussi la réaction des individus d’où provient la formation des individualités.

En résumé l’éducation, en son sens le plus ample, comprend :

1o L’éducation involontaire de l’enfant par lui-même dont nous reparlerons par la suite ;

2o L’éducation involontaire par les choses et les individus — l’exemple que nous avons donné du rôle du langage permet de comprendre que cette éducation qui agit surtout dans les premières années de l’enfant est plus importante qu’on ne le pense d’ordinaire, d’où le devoir pour les parents d’être plus circonspects en ce qui peut agir sur le développement de leurs enfants ;

3o L’éducation proprement dite, ou action systématique des adultes sur d’autres individus (d’âge variable mais généralement plus jeunes) en vue de modifier ces derniers ;

4o L’auto-éducation volontaire (l’individu à éduquer étant son propre éducateur) qui ne s’applique évidemment pas aux tout jeunes enfants.

Éducation et milieu. — Les imperfections sociales et individuelles ont, de tout temps, entraîné certaines catégories d’individus à rechercher les moyens les plus efficaces de réaliser un progrès individuel ou social. Fallait-il changer les individus pour rendre le milieu plus parfait où fallait-il changer le milieu pour améliorer les individualités ? Devions-nous être des éducateurs ou des révolutionnaires ?

Dès que l’on aborde ces problèmes, il convient tout d’abord d’examiner ce qu’est l’éducation proprement dite et les limites des possibilités éducatives.

« L’éducation, dit Maurice Imbart, est la formation des esprits ; elle a pour but d’améliorer les mœurs, les caractères, la conduite ultérieure des individus ». Un autre auteur déclare qu’elle « consiste à enseigner à l’enfant l’usage normal et le soin de son corps ». D’autres se bornent à opposer éducation et instruction. « Le rôle du professeur, écrit Louis Prat, est d’enseigner les vérités qu’il sait ou qu’il croit savoir ; le rôle de l’éducateur est d’expliquer aux élèves l’usage qu’ils feront plus tard, dans la vie, des vérités qu’ils ont apprises ».

Ces définitions et beaucoup d’autres que nous pourrions citer ont le tort d’être incomplètes, celles de M. Imbart et de M. Prat négligent évidemment les points de vue hygiénique et physiologique auxquels se borne la deuxième des définitions citées.

Nous avons déjà dit que l’éducation était un effort des éducateurs en vue de modifier des individus. Ceci veut dire qu’aux yeux des éducateurs les individus soumis à l’éducation sont des produits imparfaits de l’hérédité et du milieu, soit que leur corps soit débile, soit que leur intelligence soit médiocre, au moins par quelque côté, soit que certaines de leurs tendances soient indésirables ou que désirables elles aient besoin d’être stimulées ; c’est donc le développement entier des individus sur lequel doivent porter les modifications : développement mental (intellectuel, affectif et volitif) et développement physique. L’éducation a donc pour but une amélioration des individus, soit en tant qu’individus, soit comme membres d’une société, il en résulte que l’éducateur doit avoir un idéal et si j’ajoute que cet idéal ne doit pas être une chimère, qu’il doit tenir compte des possibilités, il est évident qu’il faut que l’éducateur détermine cet idéal d’après les limites que lui tracent l’hérédité et le milieu.

Reprenant la définition que nous avons donnée précédemment et la complétant nous disons donc :

L’éducation est l’intervention systématique dans le développement mental (intellectuel, affectif, volitif) et physique des individus d’après un idéal fixé en tenant compte du développement de chacun d’eux et des milieux dans lesquels ils sont placés.



Il y a dans toutes les écoles du monde des éducateurs qui, plus ou moins habilement, s’efforcent de modifier des enfants. Ces enfants sont bien différents et il serait désirable que l’éducation tienne plus compte de ces différences qu’elle ne le fait d’ordinaire.

En moyenne les enfants des classes aisées sont physiquement supérieurs aux enfants des classes pauvres : ils dépassent ces derniers par la taille, le poids, le périmètre thoracique, la force musculaire, la résistance à la fatigue, la circonférence de la tête, la hauteur du front, la capacité du crâne, le poids de l’encéphale, etc. Les causes de l’infériorité physique des enfants pauvres, nous les trouvons dans la mauvaise alimentation, la mauvaise hygiène, les conditions de travail et le surmenage des femmes enceintes ; les logements insalubres, trop étroits (ou bien où vivent trop de personnes), certains soins de propreté difficiles ou impossibles à prendre. En moyenne également, les enfants riches sont intellectuellement supérieurs aux enfants des prolétaires et ceci s’explique par leur supériorité physique comme aussi par les meilleures conditions de milieu dans lesquelles ils se trouvent. De tout ceci nous pouvons déjà conclure qu’en donnant aux petits prolétaires une éducation aussi bonne que celle que reçoivent les enfants des riches on ne ferait qu’apporter un palliatif à l’inégalité sociale, que les modifications physiques et intellectuelles des déshérités limitées par l’hérédité et le milieu resteront partiellement inefficaces. Mais il s’agit aussi d’améliorations morales ; or, allez prêcher la justice aux individus lorsque l’injustice règne autour d’eux, invitez à une pudeur délicate une jeune fille élevée dans un taudis où toute la famille couche entassée.

À plus forte raison lorsque le milieu social assure, comme il le fait aujourd’hui, une meilleure éducation aux enfants des classes possédantes et dirigeantes, l’éducation donnée aux petits prolétaires reste impuissante et ne peut assurer à ceux-ci l’amélioration désirable. Les possibilités éducatives ne sont pas moins limitées par le milieu que par l’hérédité.



Le milieu social étant un obstacle au développement convenable de certains individus convient-il d’abandonner le projet de modifier les individus pour changer le milieu social et faut-il transformer ce milieu social pour pouvoir éduquer convenablement les individus.

Remarquons d’abord que ceux qui disent : Faisons d’abord la Révolution, nous ferons de l’éducation après ne nient nullement la nécessité de l’éducation, ils ne sont d’ailleurs ce qu’ils sont que parce qu’ils ont reçu une certaine éducation. Une révolution ne se fait pas sans révolutionnaires et l’individu révolutionnaire est pour une part un produit de l’Éducation.

À vrai dire, certains soutiennent qu’une toute petite minorité révolutionnaire suffit pourvu que la situation soit révolutionnaire. Pour préparer la Révolution il n’est plus guère question alors d’amener les masses à la conscience de leur servitude ; de développer en elles le désir de plus de justice ; de réfléchir à propos de l’organisation sociale : défauts de l’organisation présente, moyens d’y remédier par une organisation meilleure ; de soumettre leurs sentiments au contrôle de la raison ; de se forger un idéal individuel et un idéal social. Préparer une Révolution c’est alors : 1o s’efforcer d’augmenter le besoin de cette Révolution, donc ne pas tenter d’obtenir des réformes qui sont un replâtrage de la société actuelle mais : demander à grand fracas aux dirigeants de la société bourgeoise ce que ceux-ci ne pourraient accorder, même s’ils le voulaient (ce que les révolutionnaires eux-mêmes n’accorderaient pas aux masses si la Révolution était faite), favoriser discrètement toute action des dirigeants actuels qui aura pour résultat la baisse des salaires, le chômage, la misère ; 2o parler aux sentiments des masses, les tromper (dans leur intérêt), faire appel à l’égoïsme, à la haine — nous aussi nous croyons à l’utilité de faire appel à la haine mais avec cette différence toutefois que cette haine n’est que la conséquence d’un amour très vif pour un idéal : nous ne haïssons pas pour haïr mais parce que l’objet de notre haine est un obstacle à notre idéal.

Évidemment des Révolutions se sont produites qui ont été rendues possibles par l’accroissement de la misère des masses, mais quel rôle les masses ont-elles joué dans ces Révolutions ? N’ont-elles point été un instrument passionné dirigé par des révolutionnaires moins misérables ? Ces Révolutions ont-elles apporté aux masses autre chose que des désillusions ?

Certes, la misère peut amener les masses à piller les marchés, dévaster les boutiques, pendre quelques mercantis, jeter les ingénieurs à la porte des usines mais il n’y a là qu’œuvre de destruction. Une Révolution qui ne sait que détruire et se montre incapable de construire est une Révolution qui fait faillite.

Pour qu’une Révolution puisse amener des changements heureux il faut avant tout qu’une élite révolutionnaire ait préparé le monde nouveau dans les esprits et dans les cœurs. La propagande, la vraie, la seule digne de ce nom, celle qui s’efforce d’améliorer les hommes n’est donc pas chose négligeable, elle est l’Éducation qui prépare la Révolution.

La Révolution préparée nécessairement par une évolution dans les idées et les mœurs, résultant elle-même pour une grande part de l’Éducation, est limitée également par l’état du développement des individus comme aussi par les possibilités de réalisations économiques dont ils disposent. Si la vente de l’alcool a repris en Russie, c’est que les masses russes n’étaient pas mûres pour une vie plus sobre et si les ouvriers italiens avaient été capables de faire marcher les usines qu’ils avaient conquises, le sort actuel du prolétariat italien serait tout autre.

Lorsqu’une élite révolutionnaire impose aux masses un progrès qui n’a pas été préparé par l’éducation de ces masses un recul ne tarde pas à se produire et ce recul est d’autant plus important que l’éducation préalable a été insuffisante.

Les possibilités révolutionnaires se trouvent ainsi limitées par les réalisations éducatives qui ont précédé la Révolution.



Si l’on considère que l’Éducation ne peut être parfaite en un milieu social imparfait et que la création d’un milieu social parfait sans une éducation parfaite préalable est tout aussi impossible, on peut croire que la question du perfectionnement des individus et des sociétés est insoluble.

En fait ni l’Éducation, ni les Révolutions n’ont jamais permis d’atteindre la perfection individuelle et la perfection sociale.

Cependant le progrès individuel est un fait, tout comme le progrès social. L’un et l’autre sont même liés étroitement : c’est à une vie sociale plus intense que les individus doivent l’éveil puis l’accroissement des individualités et le développement des individualités est la condition du progrès social. L’individu est tout à la fois effet et cause du progrès social et réciproquement ce progrès est, lui aussi, effet et cause du progrès des individus.

Si l’on cesse de comparer ce qui est à notre idéal (individuel et social) pour le comparer à ce qui fut, on constate qu’une double série d’actions et de réactions ont eu comme résultats des progrès manifestes. Le progrès n’est pas dans l’immobilité, l’état d’équilibre est l’exception ; c’est un mouvement rythmé qui caractérise le progrès.

L’éducation ne se borne pas à préparer l’adaptation des individus à leur milieu social, elle tend à former ces individus en vue d’un milieu social meilleur ; mais cette formation crée une désadaptation au milieu social présent qui se résout tantôt par l’évolution lente des institutions, tantôt par une Révolution.

À son tour la Révolution ne se limite pas à la création d’institutions nouvelles à la mesure de la masse des individus de son temps. Les révolutionnaires appartiennent à une élite et les institutions qu’ils créent dépassent souvent les possibilités éducatives et sont faites à la taille d’hommes plus parfaits.

Le progrès est une suite d’anticipations : tantôt celui des individus appelle un progrès social ; tantôt un progrès social provoque le progrès des individualités.

Ainsi Éducation et Révolution se complètent, un révolutionnaire conscient ne peut pas se désintéresser de l’Éducation et un bon éducateur ne peut oublier tout ce que l’Éducation doit aux Révolutions. Mais pour le progrès du développement individuel comme pour ceux du développement social est-ce l’Éducation ou la Révolution qui importe le plus ?

Pour nous la réponse n’est pas douteuse : l’Éducation est plus importante que la Révolution.

L’Éducation est utile en tous temps et en tous lieux ; la Révolution n’est qu’une crise éphémère qui permet de briser des obstacles que l’on a pu ou su écarter autrement.

Une Humanité plus civilisée aura plus encore que la nôtre besoin d’Éducation car au fur et à mesure que s’accroissent les progrès croît également l’importance de la récapitulation abrégée des progrès passés, œuvre de l’Éducation sans laquelle seraient impossibles les progrès futurs. Par contre la connaissance des lois psychologiques et sociales, comme aussi la transformation de l’égoïsme, qui se fait déjà peu à peu, permettront sans doute d’éviter les Révolutions tout comme la recherche scientifique systématiquement organisée rendra les inventions inutiles en les remplaçant par une suite de petits progrès.

N’anticipons pas trop sur un avenir encore éloigné et concluons à la nécessité présente d’une Éducation révolutionnaire pour assurer les progrès du développement individuel et du développement social.



Le but de l’Éducation. — But de l’éducation et but de la vie. — Il convient de ne pas confondre ces deux buts, le but de la vie est une conception personnelle qui dépend du jugement, des goûts, des intérêts de chacun, l’un désirera être un savant, l’autre un artiste, la plupart accorderont leur préférence à des métiers manuels, etc. ; il n’appartient pas à l’éducation de fixer ce choix. Ce serait une erreur cependant de croire que l’éducateur doit se désintéresser du problème de l’orientation professionnelle, il serait un mauvais éducateur s’il ne s’efforçait pas de faire connaître à l’individu éduqué les carrières que celui-ci peut embrasser avec quelques chances de succès, celles pour lesquelles il n’a pas les aptitudes, la santé, etc., convenables.

Si le but de la vie est quelque chose de fort variable le but de l’Éducation est par contre quelque chose de très précis. À propos du mot coéducation nous avons déjà défini notre idéal éducatif en ces termes :

« Nous voulons éduquer l’enfant pour qu’il puisse accomplir la destinée qu’il jugera la meilleure, de telle façon qu’en toute occasion il puisse juger librement de la conduite à choisir et avoir une volonté assez forte pour conformer son action à ce jugement. »

Ceci veut dire, ajoutons-nous, que nous sommes respectueux de la personnalité de chaque enfant ; que nous nous refusons à préparer des croyants d’une religion, des citoyens d’un État et des doctrinaires d’un parti. Il en résulte évidemment que notre idéal n’est pas de modeler des enfants selon l’idée que nous nous faisons d’un enfant modèle, mais d’aider à l’épanouissement de chaque individualité enfantine en tenant compte de ses intérêts et de ses capacités.

À la vérité, tout ce qui précède peut prêter à confusion pour qui confond le but à atteindre et les moyens d’y parvenir ou oublie que l’Éducation est une action de l’éducateur qui a pour résultat la modification de l’individu éduqué.

Si respectueux que nous soyons de la personnalité enfantine nous savons bien que chaque enfant a des tendances bonnes et mauvaises et qu’en définitive éduquer c’est favoriser le développement des premières — c’est-à-dire de celles qui peuvent être utiles à la réalisation de l’idéal que nous venons de définir — et étouffer ou dériver les dernières.

Enfin si nous sommes soucieux de former des hommes libres et capables de volonté, cela ne veut pas dire que les enfants doivent être les esclaves de leurs caprices et que nous devons toujours les laisser agir à leur guise. Croire ceci c’est : 1o ne pas se rendre compte de ce que sont véritablement la liberté et la volonté ; 2o ne pas savoir comment obtenir de tels résultats.

Par contre il est un point qui, nous semble-t-il, ne peut prêter à nulle équivoque ; l’Éducation est faite dans l’intérêt de l’éduqué et non dans celui de l’éducateur.

C’est dire que ce dernier doit d’abord s’efforcer de ne pas nuire. S’efforcer de ne pas nuire paraît évident et facile, en réalité lorsqu’on y regarde de près on constate bien souvent des effets nuisibles de l’Éducation donnée aux enfants ; ordres mal à propos, études inutiles ou prématurées ou surmenant les enfants, etc…

Le but de l’éducation et le développement de l’individu. — L’enfant n’est pas un homme en plus petit, il est aisé de voir par exemple que les proportions des différentes parties du corps sont bien différentes suivant qu’il s’agit d’un adulte ou d’un jeune enfant ; ce dernier a proportionnellement une tête beaucoup plus grosse et des jambes beaucoup plus courtes. Mentalement les différences ne sont pas moindres, c’est un fait connu que chaque âge a ses plaisirs et il est évident que les intérêts varient aussi selon les sexes.

L’enfant ne devient un adulte qu’à la suite d’une série de crises, comparables jusqu’à un certain point aux métamorphoses des insectes. Physiquement, il subit une série de crises de croissance entre lesquelles l’accroissement de sa taille et de son poids subit des arrêts ou ne se fait qu’à une allure beaucoup plus lente. La dernière de ces crises surtout est importante : c’est alors que se produit l’éclosion des fonctions sexuelles, et de grosses modifications dans le caractère. Cette période, à laquelle on a donné le nom de puberté, étant bien connue, nous n’insistons pas.

Non seulement le développement physique varie suivant les sexes mais il varie également suivant les individus.

Le développement mental a lui aussi ses crises de croissance et ses variations dont l’étude pourra être faite à propos du mot enfant.

Ce que nous voulons maintenant c’est montrer que l’enfant n’est pas un adulte en miniature, que les enfants diffèrent selon les âges et les sexes et qu’enfin il est des différences individuelles considérables.

Il en résulte évidemment qu’une bonne éducation ne doit pas traiter les enfants comme des adultes, qu’elle doit présenter des étapes correspondant aux étapes de leur développement et enfin qu’elle doit être aussi différenciée que le sont les enfants eux-mêmes.

But de l’éducation et développement physique. — Pour que l’enfant puisse se développer moralement et intellectuellement il faut qu’il soit en bonne santé physique.

Meumann écrit : « Il n’existe pas de limite entre le travail physique et le travail spirituel ; tout travail physique est en même temps un travail spirituel… tout travail spirituel est en même temps physique. »

V. Rasmussen qui rapporte cette citation ajoute plus loin : « Les nombreuses expériences faites sur les enfants démontrent l’importance qu’a pour le développement intellectuel le développement physique. M. Stanley Hall dit ainsi dans « Adolescence » p. 37 : « La plupart du temps, les enfants qui travaillent avec le plus de succès en classe sont ceux dont les mesures de tour de poitrine et de tête sont plus élevées que celles des enfants dont les progrès sont moindres » et M. Meumann dit dans l’ouvrage cité ci-dessus, p. 52 : « L’enfant qui est insuffisamment nourri et qui est arriéré au point de vue du développement physique fournit, en général, un travail intellectuel moindre que l’enfant bien nourri et bien développé, et il semble être moins bien doué qu’il ne l’est réellement. »

L’accord qui règne à ce sujet, au moins en théorie, nous permet d’être brefs. Il faut préparer des hommes forts, souples et sains mais non des étalons de force et de vitesse ». En conséquence le développement physique ne doit pas être sacrifié à la culture intellectuelle.

But de l’éducation et développement mental. — Une question préalable se pose à nous : qui importe le plus des développements intellectuel, affectif et volitif ?

Il serait sans doute exact de répondre que ce qui importe c’est un développement harmonieux de tout l’individu. Un pédagogue américain a écrit : « Développez exclusivement l’intelligence de l’enfant, il deviendra un être sans cœur ; ne développez que son cœur, il deviendra un fanatique religieux ; ne développez que son corps, il sera un monstre ; ne formez que sa main, il deviendra une machine. L’école de demain doit donner une éducation universelle. »

Cependant une telle réponse ne tient pas assez compte de ce qui manque le plus aux hommes d’à présent du développement mental de l’enfant et de l’importance des divers développements intellectuel, affectif et volitif chez l’adulte.

Il n’est pas besoin de nous reporter à un siècle en arrière et nous pouvons faire appel à nos propres souvenirs pour constater l’immense progrès matériel qui s’est produit dans le monde, la T.S.F., l’aviation, l’automobilisme, la modeste bicyclette même sont des conquêtes récentes et pourtant combien généralisées.

Par contre le progrès moral est presque nul, la grosse masse des prolétaires s’empresse de singer la classe bourgeoise en ce qu’elle a de pis ; on se serre la ceinture pour aller au cinéma, se payer une toilette chic, etc…

Si, cessant d’observer la vie sociale, nous nous efforçons de rechercher les mobiles des actions de chaque individu, nous constatons sans peine la grande importance des sentiments. C’est dans la sphère affective du cerveau, dit Piéron, que se coordonne l’unité biologique de l’organisme et c’est cette sphère affective qui régit l’activité mentale supérieure. Ce sont nos sentiments et nos tendances qui dirigent notre attention, notre logique est toujours affective : « une suite de raisonnements, c’est-à-dire une pensée véritable, est toujours régie par des tendances ».

Sentiments, intérêts, tendances, constituent le moteur de notre activité. J’aurais beau avoir réfléchi sur toutes ces questions éducatives, je ne m’efforcerais évidemment pas de faire connaître mes idées sur la question, si je n’avais le désir de voir donner une éducation meilleure. Je pourrais en d’autres circonstances écrire : par orgueil pour voir ma prose imprimée dans un ouvrage, par intérêt pour gagner quelque argent, etc., mais quelque soit le mobile de cette action, ce serait toujours un sentiment, un intérêt ou une tendance.

Par suite, développer l’intelligence d’un individu avant d’éduquer son affectivité, c’est-à-dire de dériver ses tendances mauvaises ou de les réduire à l’impuissance en favorisant des tendances aux effets contraires, c’est le mieux armer pour des buts mauvais.

Enfin une troisième raison de songer d’abord et surtout à l’éducation de la partie affective de l’individu réside en ce fait que l’individu à éduquer est généralement un enfant dont le développement intellectuel fort peu avancé ne peut être accéléré et dont le développement affectif a besoin d’être surveillé de près.

Ainsi la culture des sentiments est l’essentiel de l’œuvre éducative. Or il est des sentiments dits égoïstes qui se rapportent au bien de l’individu lui-même alors qu’il est des sentiments sociaux qui paraissent opposés aux premiers.

Les uns et les autres sont nécessaires, l’égoïsme donne de la force à la personnalité et le jeune enfant qui a surtout besoin de développer ses forces est naturellement égoïste. Par contre les sentiments sociaux apparaissent plus tardivement, ce n’est que vers huit ans que l’enfant commence à s’intéresser aux jeux collectifs et ce n’est que vers douze ans que sa conscience sociale s’éveille.

Faut-il attendre si tard pour se soucier de l’Éducation des sentiments sociaux ? Évidemment non, l’amour des parents pour leurs enfants appelle l’attachement de ceux-ci à leurs parents, cet attachement de nature égoïste du début devient une seconde nature, l’enfant s’attache à d’autres individus et peu à peu l’attachement égoïste se transforme en un sentiment altruiste.

Préparer des individus sociaux quoique conservant une forte personnalité est donc à nos yeux l’œuvre éducative la plus importante.

À la culture de la bonté nous rattachons la culture du goût, nous voulons que les individus deviennent autant que possible capables de jouir des beautés musicales, artistiques, etc., cela contribuera à les rendre meilleurs.



Il ne faut pas confondre l’instruction qui meuble l’esprit et l’Éducation qui le forme.

Former l’esprit, c’est donner à l’individu « les habitudes solides et efficaces permettant de discerner les opinions dont la preuve est faite, de ce qui n’est qu’affirmation, supposition ou hypothèse… ; des principes de recherches et de raisonnement qui répondent à la nature des problèmes divers à résoudre… » (Dewey).

Former l’esprit c’est le mettre en garde contre toutes les causes subjectives (intérêt personnel, amour propre, paresse, dépendance d’autrui, principes dogmatiques, goût du merveilleux) qui nous empêchent d’observer et de juger ou nous induisent en erreur dans nos observations et nos jugements.

C’est donc mettre l’esprit à même de juger objectivement, le dégager des influences mystiques ; l’habituer à penser qu’il n’est pas de cause sans effet, que la nature a des lois et que tout en lui et autour de lui est soumis à un déterminisme universel.

L’origine de toute connaissance vient de l’observation, c’est-à-dire des sens ; or, nos sens ont le grave défaut de nous tromper parfois ; chacun connaît cette illusion des deux lignes parallèles qui ne paraissent plus parallèles parce qu’en-dessus et en-dessous on a tracé des lignes obliques ; comme aussi ce fait qu’une image noire sur fond blanc ne paraît pas être de même grandeur que la même image, de même dimension, mais blanche sur fond noir. Il en est beaucoup d’autres, et c’est une des raisons pour lesquelles il faut éduquer les sens.

« L’école moderne fait bon marché de l’éducation des sens. Meubler l’esprit de la science des autres semble être l’unique souci de beaucoup d’éducateurs, qui mériteraient plutôt le nom générique de déformateurs. Leurs élèves apprennent à voir par procuration, alors que dans toutes les circonstances de la vie et dans tous les actes d’une profession, ils devront voir avec leurs propres yeux. » (Ch.-Ed. Guillaume)

Or, les sens sont éducables : « Un marin distingue la forme et la structure d’un navire sur la mer, quand le passager ne voit encore qu’un point trouble et informe. Un Arabe, dans le désert, distingue un chameau et peut dire à quelle distance il se trouve, alors qu’un Européen ne voit absolument rien. » (Dr Émile Laurent.)

Il faut amener l’enfant à voir juste, c’est-à-dire à distinguer nettement les formes et les couleurs, vite et beaucoup ; à goûter les beautés musicales ; à se servir habilement de son toucher, de son goût, de son odorat ; il faut que ces sens soient affinés pour que les enfants ne trouvent pas leur plaisir dans des jouissances grossières qui provoquent des habitudes vicieuses.

Pour bien observer, comme aussi pour bien juger, il faut, avant tout, être attentif. La culture de l’attention est, par suite, l’un des buts principaux de l’éducation.

« L’établissement des connexions entre les organes des sens n’est pas moins important, et il en est, parmi elles, d’étonnamment précises. Alors qu’un joueur de boules appréciera difficilement à un mètre près la distance du cochonnet, il le piquera presque à coup sûr ; son habileté témoigne d’une coordination parfaite entre son estimation visuelle et son sens musculaire, coordination en partie inconsciente, que l’éducation a réalisée, et qu’utilise un mécanisme automatique…

« Si l’homme a appris à voler dans les airs, ce n’est pas seulement parce qu’il a su construire des machines volantes ; c’est, tout autant, parce qu’il a pris conscience de tous leurs mouvements dans le fluide décevant où elles évoluent. » (Ch.-Ed. Guillaume)

Il ne suffit pas d’éviter les erreurs des sens pour observer le mieux qu’il est possible, il faut encore savoir remplacer nos sens imparfaits : un thermomètre mieux, que notre main nous indiquera si un bain est à la température qui convient à un malade. C’est encore faire de l’éducation qu’habituer les individus à ne pas se contenter de l’approximatif fourni par les sens et à leur substituer la mesure. La science ne se serait pas développée sans les perfections successives de la mesure et il n’est pas moins utile de prendre l’habitude de mesurer pour la vie pratique : le cultivateur qui mesurera les rendements de diverses variétés de pommes de terre, par exemple, aura moins de chances de se tromper en son choix que celui qui se contentera d’une observation superficielle. On fera donc prendre aux enfants l’habitude de la mesure et on les exercera à mesurer avec précision, car ils ne le savent pas naturellement. Lorsque l’occasion s’en présentera, on en profitera pour leur faire constater les erreurs de leurs sens ou pour reporter sur un graphique les résultats observés.

L’observation des faits est, en un certain sens, le résultat du hasard : toute autre est l’expérimentation dans laquelle on modifie systématiquement les conditions dont dépendent les faits pour faciliter les observations. Une expérience est une question posée à la nature. Il est nécessaire d’apprendre à l’enfant comment on pose de telles questions. L’une des règles les plus importantes est celle de ne faire varier à la fois qu’une des conditions dont dépend un phénomène. En pratique, certaines expériences ne permettent pas de satisfaire pleinement à cette condition, mais l’on parvient cependant à un résultat satisfaisant en tenant compte d’un grand nombre de cas. Si, par exemple, je veux juger de l’influence des divers engrais chimiques sur la production du fraisier, je ferai porter mon expérience sur un assez grand nombre de pieds, tous de la même variété, pour éviter les erreurs provenant des différences de rapport qui dépendent de l’individu et de la variété.

Observer des faits n’est pas tout ; il faut encore les interpréter, il faut juger, il faut raisonner.

Faire l’éducation du jugement, c’est, évidemment, exercer l’individu à juger comme il convient, mais c’est aussi le mettre en garde contre tout ce qui peut fausser son jugement.

Pour bien juger, il faut d’abord s’efforcer d’être aussi objectif que possible, c’est-à-dire ne pas se laisser entraîner par la passion, l’intérêt, la colère, l’amour-propre. L’individu éduqué sait que ses sens, sa mémoire, son imagination peuvent le tromper et se défie des jugements où son intérêt est en cause.

Pour bien juger, il faut ensuite ne pas être sous la dépendance des autres. Or, on est sous la dépendance des autres de bien des manières : l’on y est lorsque l’on admet pour vrai les opinions de la masse des individus ou même celle de quelques individus. Combien d’erreurs n’ont-elles pas duré parce qu’au début elles ont eu l’approbation d’un savant en renom dont on n’a pas songé à suspecter le jugement. Le fait que l’éducateur a la confiance de l’éduqué crée au premier un devoir d’autant plus impératif que le second est un individu jeune et, partant, suggestionnable. Nous ne saurions mieux faire, à ce propos, que de citer les paroles d’un camarade au meeting qui suivit le Congrès de la Fédération de l’Enseignement (Brest, 1923) :

« Tout militant se sent porté d’instinct à faire de l’éducation un moyen de propagande en faveur de ses doctrines ; il voudrait faire des enfants autant de disciples ardents, prêts à la rescousse, prêts à remplacer les troupes épuisées ou meurtries.

« Eh bien ! Nous pensons que c’est une erreur, nous disons qu’il faut résister à une telle tentation. Il est des vérités qui nous sont chères et que nous croyons certaines ; nous nous efforçons de les répandre partout, nous vivons par elles et nous souffrons pour elles ; nous les défendons avec une énergie farouche tant que nous avons en face de nous des hommes armés pour la résistance, pour la controverse et la discussion.

« Mais les enfants ? Quand nous arrive une de ces petites âmes encore vierges, que nous pouvons travailler et féconder presque à notre guise, comprenez-vous le scrupule qui nous étreint ? Comprenez-vous que nous hésitions sur le choix de la semence que notre enseignement doit lui confier avec l’espoir des moissons futures ?

« Et nous constatons, avec regret peut-être, qu’il est des vérités profondes, dont nous sommes intimement pénétrés, mais qui n’ont pas, qui ne peuvent pas avoir le caractère de certitude scientifique indispensable aux connaissances sur lesquelles doit se baser une éducation rationnelle.

« Et nous ne nous reconnaissons pas le droit d’inculquer aux enfants des notions qu’ils ne sont pas aptes à reconnaître eux-mêmes comme évidentes, ou que nous ne pouvons pas démontrer d’une façon simple et claire. Nous ne voulons pas acculer nos jeunes disciples à des actes de foi. Sur toutes les questions encore controversées parmi les hommes, nous pensons qu’il faut laisser planer le doute. Nous sommes persuadés qu’un esprit ainsi habitué à n’admettre comme vrai que ce qu’il constate ou comprend, à refuser tout ce qui ne s’impose pas de soi-même à la libre intelligence est armé désormais pour la conquête de toute vérité. » (F. Bernard)

Ceci nous amène à la nécessité de combattre le goût du merveilleux et les principes dogmatiques.

« Le goût du merveilleux, écrit H. Le Chatelier, de l’incompréhensible est un besoin irrésistible de l’esprit humain et la source de beaucoup de nos croyances. Si l’homme cesse d’être religieux, au sens strict du mot, il croit aux tables tournantes, aux sorciers, au nombre 13, au quanta, à la relativité, sans, d’ailleurs, essayer, le plus souvent, de comprendre ce que signifient ces mots. Il a la foi du charbonnier ; il croit à quelque chose, mais n’a pas besoin de savoir au juste à quoi. »

Pour combattre cette tendance, il faut apprendre à juger et à raisonner en faisant juger et raisonner des enfants à propos de faits ou d’idées qui ne leur permettent pas — au moins au début de cette éducation — de mêler le sentiment à la raison. L’enfant trouvera, par exemple, sans peine l’absurdité des religions disparues auxquelles les religions actuelles ont emprunté une partie de leurs dogmes.

Il est nécessaire enfin, pour la même raison, de faire connaître aux enfants « l’existence des lois », c’est-à-dire de relations nécessaires entre les différents phénomènes. C’est encore par le travail personnel et manuel que l’on s’assimile le plus facilement cette notion. Un enfant qui se donne un coup de marteau sur les doigts comprend très vite qu’autant de fois il recommencera, autant de fois il se fera du mal. Cette notion peut être développée et précisée par des expériences faciles à réaliser avec les leviers, les poulies. De simples observations qualitatives suffisent même pour reconnaître l’existence des lois. Mettez deux haricots, l’un dans du sable sec et l’autre dans du sable mouillé, le premier ne germera jamais ; il y a donc une relation nécessaire entre la germination et la présence de l’eau.

« Pour entraîner une foi complète au déterminisme, il faut surtout s’attacher à montrer que les lois ne comportent aucune exception. Toutes les fois qu’une même expérience répétée deux fois donne des résultats différents, c’est que, sans nous en apercevoir, nous avons modifié une condition déterminante sur laquelle notre attention n’était pas attirée » (H. Le Chatelier).

En résumé, une bonne éducation intellectuelle tient beaucoup moins à la quantité des connaissances acquises qu’à la façon dont elles ont été acquises. Bien plus qu’autrefois, l’éducateur ne peut songer aujourd’hui à apprendre à son élève tout ce que celui-ci aura besoin de connaître pour la vie. Le meilleur éducateur est celui qui apprend le mieux à l’enfant à se passer de lui, qui le rend le plus capable de chercher la vérité lui-même, soit dans les livres, soit sans eux. Pour remplir sa tâche, il a des obstacles à vaincre, dont nous avons indiqué les principaux (intérêt, croyance, etc.) ; mais il trouve dans la nature de l’enfant, des dispositions spontanées utiles (curiosité, besoin d’activité, etc.) qu’il encourage et dont il assure le développement, car il sait que l’éducation se fait beaucoup mieux en aidant à l’épanouissement des tendances utiles qu’en combattant directement les tendances mauvaises.



Relisons maintenant la définition générale que nous avons donnée de notre idéal éducatif :

« Nous voulons éduquer l’enfant pour qu’il puisse accomplir la destinée qu’il jugera la meilleure, de telle façon qu’en toute occasion, il puisse juger librement de la conduite à choisir, et avoir une volonté assez forte pour conformer son action à ce jugement. »

Il nous reste évidemment à parler de cette partie de l’éducation qui a trait à la liberté et à la volonté des individus.

Mais, pourra-t-on dire, cette étude est superflue car les sciences nous enseignent que tout est soumis au déterminisme, par conséquent liberté et volonté n’existent pas. Il est bien vrai que la liberté absolue n’existe pas mais « il est bon d’envisager le problème de libre arbitre, en distinguant en lui le problème scientifique qui concerne le déterminisme psychologique des actes humains et le problème moral qui se rattache à leur jugement » (F. Enriques).

« … en interprétant correctement l’intuition que nous avons des faits volontaires, liberté et déterminisme ne se contredisent pas. La thèse de la liberté de notre volonté, suivant l’attestation de notre conscience, affirme :

« 1o La possibilité pour chaque homme de faire, dans certaines limites, ce qu’il a décidé (liberté physique ou liberté extérieure) ;

« 2o La possibilité que chaque homme a d’influer, jusqu’à un certain point, sur le cours de ses pensées et de ses sentiments et de déterminer ou de modifier ainsi ses décisions ultérieures, en inhibant ou en renforçant l’action des motifs. Cette « liberté de la volonté » opposée à la « liberté de l’exécution », constitue la liberté morale ou liberté intérieure.

« Elle a, comme la première, une existence réelle. En elle, nous puisons notre confiance en nous-mêmes. En elle, nous posons le vrai fondement de notre responsabilité, si bien que nous attribuons le plus haut degré de responsabilité aux actions voulues avec préméditation, comme conséquence d’une délibération mûrie, à laquelle nous avons subordonné une série d’actes, et, par conséquent, en connexion avec les caractères permanents de notre personnalité.

« Au contraire, nous croyons avoir moins de responsabilité lorsqu’il s’agit d’actions imprévues, tout en nous inculpant de ne pas nous être prémunis contre la possibilité d’une telle occurrence, en en prohibant l’effet sur notre volonté. Si bien que cette responsabilité s’évanouit presque à nos yeux si l’action fut provoquée par un motif puissant et inattendu » (F. Enriques).

Autrement dit nos décisions personnelles sont toujours déterminées par plusieurs facteurs, notre personnalité toute entière (sentiments, volonté, etc.) étant l’un de ces facteurs. Nous sommes libres dans la mesure du facteur personnel de la décision.

Ainsi, notre liberté dépend de notre développement intellectuel et sentimental d’une part, du développement de notre volonté de l’autre. L’individu qui ne peut prendre de décisions raisonnées ou qui est incapable de conformer sa conduite à son jugement par insuffisance de l’éducation de ses sentiments ou de sa volonté n’est pas libre ; il peut se croire libre mais il est en réalité l’esclave de ses faux jugements, de ses passions, de ses caprices.

Si nous examinons les conséquences de cela pour l’Éducation, nous constatons d’abord l’erreur de certains théoriciens qui, proclamant le droit de l’enfant à la liberté, croient qu’il faut, en tout, le laisser agir à sa fantaisie. « Les anarchistes, disait Malatesta, ont tellement souffert de l’autorité, ils en ont une telle haine, qu’ils en arrivent volontiers à penser que la meilleure méthode d’éducation à employer avec leurs enfants, consiste à les laisser grandir dans la liberté la plus absolue. Jamais d’observations, pas de fantaisies qui ne soient tolérées, l’insolence est respectueusement ménagée, la brutalité, la grossièreté même, la paresse est excusée et la gourmandise est absoute. À en croire ces très sincères mais malheureux camarades, cela s’appellerait : respecter l’individualité de l’enfant. En réalité, c’est la culture intensive des mauvaises herbes, et l’enfant se mue en grandissant en un parfait égoïste. Son père, croyant former une individualité, n’a réussi qu’à faire un enfant gâté. Malheur à ceux qui plus tard auront commerce avec cette brute. Il sera, selon les circonstances et selon son tempérament, soit un tyran, soit un vaniteux, soit un paresseux, quand il ne sera pas les trois à la fois. »

Une seconde conséquence de ce que nous avons dit de la nature de la véritable liberté, c’est qu’en réalité on ne l’éduque pas. La liberté est le couronnement de l’édifice éducatif. L’individu dont les éducations physique et mentale sont faites est libre. Bien entendu, sa liberté n’est que relative car il doit encore compter avec les contraintes sociales, mais au moins il a acquis toute la liberté qu’il pouvait obtenir par sa propre éducation.

De ce qui précède, il ne faudrait pas conclure que le bon éducateur ne laissera nulle liberté aux enfants. Un pédagogue a dit que la liberté ne consistait pas à faire tout ce qu’on veut, mais à vouloir tout ce qu’on fait. Formule heureuse que l’éducateur prendra pour guide. Ce qui importe le plus dans l’éducation des enfants, c’est d’user de la contrainte le moins qu’il est possible ; or, il est évident, d’autre part, que pour de nombreux actes de sa vie, l’enfant a besoin d’être guidé, commandé et qu’il faut qu’il obéisse. Mais il convient de remarquer qu’en de nombreux cas, l’enfant pourrait choisir entre deux alternatives, ou même plus, sans qu’il en résulte nul inconvénient. S’il pleut et qu’un enfant disposant d’un capuchon et d’un parapluie doive sortir pourquoi ne pas lui laisser la liberté de choisir entre l’un ou l’autre, si nulle raison particulière, autre que la fantaisie de l’éducateur, ne s’oppose à ce choix. Il est deux conditions essentielles à ce que l’enfant veuille ce que l’éducateur lui commande et obéisse ainsi sans contrainte : c’est d’abord que l’éducateur ait su gagner l’attachement de l’enfant et ceci n’est possible que s’il aime cet enfant ; c’est ensuite que l’enfant n’attribue pas ces ordres à la fantaisie de l’éducateur, donc que ce dernier ne donne pas d’ordres quand il n’est point nécessaire d’en donner, qu’il donne ces ordres en laissant le plus de liberté possible à l’enfant dans le choix des moyens d’exécution et enfin qu’il ne démontre pas lui-même l’inutilité de ses ordres en donnant des contre-ordres continuels.

Nous avons dit que la liberté de l’individu dépendait en partie de sa volonté ; il importe donc de préciser ce qui caractérise l’acte volontaire. Ce n’est pas seulement l’hésitation, la délibération et le choix, comme certains psychologues le supposent, c’est aussi la conscience qu’a l’individu de la personnalité de sa décision et, par conséquent, des responsabilités qui lui incombent. Faire l’éducation de la volonté ce n’est donc pas seulement faire celle de la pensée (hésitation, délibération, choix) puis appliquer cette pensée aux actes de la vie ; c’est encore préparer des hommes d’initiative et ayant le sentiment de leur propre responsabilité.



L’Éducation et la Vie. — Certes, j’admire fort les pédagogues de Cempuis, aussi bien Delon que Robin, mais l’admiration n’empêche point la critique et je veux faire une critique à leur conception de l’éducation. Ce qu’ils voulaient ? Une éducation intégrale, et « Par ce mot d’éducation intégrale, disait Robin, nous entendons celle qui tend au développement progressif et bien équilibré de l’être tout entier, sans lacune ni mutilation, sans qu’aucun côté de la nature humaine soit négligé ni systématiquement sacrifié à un autre ». Jusqu’ici, nous sommes presque d’accord et nous le serions même tout à fait si cette éducation harmonieuse se faisait en un milieu également harmonieux et bien équilibré, mais dans un milieu qui ne réalise pas cet idéal l’éducateur doit agir de telle façon que : 1o de l’action combinée du milieu et de l’éducation résulte une éducation aussi intégrale que possible ; 2o l’éducation rétablisse l’harmonie du milieu (Voir précédemment : « But de l’Éducation et développement mental »).

Où notre désaccord est plus sérieux, c’est lorsque ces pédagogues proclament la nécessité de l’instruction intégrale « but et moyen de l’éducation ». Figurant l’ensemble des connaissances humaines par un grand cercle, plaçant au centre le point de départ ils figurent la marche de l’instruction par des cercles, ayant tous le même centre, de plus en plus grands. Ainsi, l’instruction intégrale est également développée dans toutes les branches du savoir humain, elle forme un tout sans lacunes, logique, continu, serré.

À une telle instruction, j’aurai à faire des objections de diverses natures, d’abord c’est que les connaissances humaines ne se sont pas développées avec une si belle harmonie : il est des sciences qui depuis des siècles ont acquis un degré relatif de perfection, il en est d’autres qui en sont encore aujourd’hui à leurs premiers pas. De même l’acquisition des connaissances par l’enfant doit tenir compte du développement mental et des intérêts de celui-ci ; l’âge des progrès en calcul est plus tardif que celui des progrès en lecture, par exemple.

Ensuite, de même qu’il y a de multiples façons de faire un bon repas, il y a de nombreuses manières d’assurer le développement de l’esprit. Il y a de multiples sujets d’étude qui éveillent la curiosité, retiennent l’attention, fournissent l’occasion d’observer, de juger, de réfléchir. Ajoutons que ces sujets varient selon les milieux et les individus.

Ainsi, une instruction spécialisée en une certaine mesure peut permettre de donner une éducation intégrale, alors qu’en certaines conditions une instruction intégrale ne le peut pas.

En résumé, ce que je reproche aux pédagogues de Cempuis, c’est de ne pas avoir tenu assez compte des réalités et de la variété des milieux éducatifs.

L’instruction et l’éducation ne doivent pas être les mêmes pour le petit paysan que pour l’enfant des villes parce que l’une et l’autre doivent plonger dans la vie, s’accrocher aux intérêts des enfants et leur faire comprendre leur milieu. Il ne s’agit point — avec des enfants du moins — de les adapter à ce milieu, mais de les rendre capables de s’adapter à des transformations possibles et capables aussi de coopérer à la transformation sociale, c’est-à-dire à l’adaptation de la société à l’idéal qu’ils se seront forgé.

Au point de vue social, l’éducateur, qui ne voit pas en la société une ennemie fatale des individus, mais le moule dans lequel se forgent et se trempent les individualités, a un double rôle ; il doit d’abord préparer les enfants à la vie sociale normale et saine, il doit ensuite leur faire observer la société telle qu’elle est, de façon qu’ils aient un jour le désir de la changer.

Préparer les enfants à la vie sociale, à cette entraide auquel Kropotkine a consacré tout un ouvrage, n’est pas précisément ce que fait l’école d’aujourd’hui, où l’entraide est un défaut, où il ne faut pas aider le voisin mais s’efforcer de le dépasser. Le régime actuel de l’école est la concurrence. « L’histoire de la pédagogie au cours des cinq derniers siècles présente trois phases principales : celle de la contrainte, celle de la concurrence et celle de l’intérêt spécifique. Ces diverses phases coexistent et se confondent. » (Wells.) Hélas, beaucoup plus d’écoles restent à la première phase que nous n’en trouvons à la dernière. Cependant, « lorsque, dit encore Wells, règne dans un établissement le système du tableau d’honneur, les élèves brillants sont enchantés qu’il se trouve parmi leurs condisciples des paresseux et des sots, qui leur facilitent la besogne en diminuant la concurrence ; mais dans une collectivité dont tous les membres poursuivent le même but, on ne tolère pas les paresseux. L’action stimulante est beaucoup plus profonde et elle va en grandissant ».

Ainsi, comme nous l’avons dit, à propos du mot École, il faut, dès que cela est possible, faire une place aux travaux scolaires libres.

Enfin, il leur faut faire observer la société actuelle dans leur milieu d’abord : les ouvriers qui s’en vont pieds nus, toujours courbés à travers les rangs de betteraves qu’ils sarclent et binent ; plus tard les ouvriers chargeant les lourds tombereaux, l’onglée aux doigts ; ailleurs, les vachères qui s’en vont à travers les prairies couvertes de rosée. « Ce qu’un homme, dit Guieysse, a le plus de peine à connaître intelligemment, c’est sa propre vie, tellement elle est faite de tradition et de routine, le meilleur procédé pratique n’est pas de répandre des idées et des connaissances extérieures et lointaines, mais de faire raisonner la tradition par ceux qui s’y conforment, la routine par ceux qui la suivent. »

Il y a bien quelques parasites en tout milieu ; faisons observer aussi le parasitisme social. Combattons aussi, par des récits ou des lectures appropriées, l’action de ceux qui viendraient dresser les uns contre les autres les travailleurs de l’usine et de la campagne, de leur pays et d’ailleurs, montrons leur que, partout, il est des hommes qui peinent et qui souffrent. Mais ne concluons pas, ne nous mettons pas au service d’un Parti, l’éducateur qui tire des conclusions et s’empresse de les enseigner, manque de confiance en la valeur de ses propres conclusions ou en celle de la nature humaine.

Pour finir, nous ne pouvons mieux faire que de citer toute une page de Roorda :

« Le rôle de l’école est d’entretenir l’idéalisme dans l’âme humaine et, dans ce sens, son action ne peut être que révolutionnaire. Qu’elle ait donc le courage de dire aux puissants défenseurs de l’ordre actuel : « Ne comptez plus sur moi ! »

« Les forces conservatrices qui retardent les changements sociaux (les changements souhaitables comme les autres), sont considérables. Les formes du passé sont défendues par l’hérédité, en vertu de laquelle les enfants ressemblent à leurs parents ; par l’imitation, qui fait que les êtres nouveaux adoptent les formules et les gestes des anciens ; par la paresse humaine, car il faut plus d’efforts pour innover que pour conserver ses habitudes. Le passé est protégé par les lois et les gendarmes. Enfin, il est défendu par ceux qui défendent l’argent et par leurs domestiques.

« Eh bien ! Il ne faut pas que l’éducateur vienne encore donner son coup de main à toutes ces puissances et mette à leur service la docilité et la crédulité des enfants.

« Donnons aux enfants un élan pour la vie. Et si cet élan doit les porter au delà du point où notre lassitude et notre prudence nous ont fixés ; si, un jour, avec l’ardeur et la liberté d’esprit qu’ils nous devront, ils attaquent les dogmes de notre imparfaite sagesse, tant mieux. » (Roorda, Le Pédagogue n’aime pas les enfants).



La pratique et les étapes de l’Éducation. — Cette question, dont nous avions déjà parlé à propos des mots Coéducation et École, que nous avons effleurée, dans les pages qui précèdent, ne peut être étudiée qu’après une étude approfondie de l’enfant, de son développement mental et physique. Nos lecteurs voudront bien se reporter au mot Enfant, à propos duquel nous compléterons le présent travail. — E. Delaunay.

BIBLIOGRAPHIE
Critique de l’Éducation actuelle
et esquisse d’une éducation meilleure

H. Roorda : Le Pédagogue n’aime pas les enfants (Payot).

A. Thierry : Réflexions sur l’Éducation (Librairie du Travail).

Ad. Ferrière : L’École active (Éditions Forum), La pratique de l’École active (Forum).

Éducation de la pensée

J. Dewey : Comment nous pensons (Flammarion).

H. Le Chatelier : Sciences et Industrie (Flammarion).

Éducation des sentiments

Dr Bridou : L’Éducation des sentiments (Doin).

P.-F. Thomas : L’Éducation des sentiments (Alcan).

Éducation de la volonté

G.-L. Duprat : L’Éducation de la volonté (Doin).