Aller au contenu

Encyclopédie anarchiste/Mutualisme - Mysticisme

La bibliothèque libre.
Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Librairie internationale (tome 3p. 1739-1753).


MUTUALISME n. m. (rad. mutuel). Le mutualisme dont nous nous occupons ici est celui de l’école américaine, dont Clarence Lee Swartz a résumé, tout récemment encore, la définition, le programme et les revendications dans « What is Mutualism », édité par Vauguard Press, de New-York. Le mutualisme (qu’on appelle aussi mutuellisme) est un « système social basé sur l’égale liberté, la réciprocité et la souveraineté de l’Individu sur lui-même, ses affaires et ses produits ; il se réalise par l’initiative individuelle, le libre contrat, la coopération, la concurrence et l’association volontaire en vue de la défense contre l’agression et l’agresseur et de la protection de la vie, de la liberté et de la propriété du non-agresseur ». Le mutualisme se réclame, bien entendu, de Proudhon et l’école à laquelle je fais allusion considère comme siens Max Stirner, Josiah Warren, Stephen Pearl Andrews, Henry David Thoreau, Edward Carpenter Benjamin R. Tucker, Charles T. Sprading, Lev Tchorny (qui fut fusillé en 1921 par le gouvernement des Soviets), John Beverley Robinson, nous-mêmes et quelques autres.

Le mutualisme remonte plus haut. Aristote proclamait que « se procurer de l’argent par l’usure est contre nature…, que le profit prend sa source dans l’échange, mais que ce qui l’enfle est l’usure ». Epictète énonçait que… « celui-là est seulement libre qui vit comme il désire vivre, qui n’est soumis ni à la contrainte, ni à l’interdiction, ni à la violence ; dont les mouvements ne sont pas entravés et dont les désirs atteignent leur but. »

Le mot mutualisme, sous sa forme anglaise mutualism, semble avoir été employé pour la première fois par l’anglais John Gray en 1812. En 1849, l’américain William B. Greene reprenait ce mot et le définissait ainsi : « Le mutualisme a pour objet, de par sa nature même, de rendre superflu le gouvernement politique, basé sur la force arbitraire, c’est-à-dire qu’il vise à la décentralisation du pouvoir politique et à la transformation de l’Etat en substituant l’autogouvernement, le gouvernement du dedans, au gouvernement extérieur, le gouvernement du dehors ». Dans son livre : « De la capacité politique des classes ouvrières » Proudhon s’est servi à maintes reprises des termes « mutuellisme » et « mutuelliste » (1865). Dans sa « Solution du problème social » 1848), le mot « mutuel » se retrouve fréquemment. Le mutuellisme de Proudhon se basait sur la fameuse maxime : « Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît ; faites constamment aux autres ce que vous voudriez en recevoir. »

Les deux grands principes du mutualisme sont ceux-ci : 1° L’individu qui ne s’en prend pas à autrui, le non-agresseur, ne saurait subir de contrainte quelconque ; 2° Aucune portion du travail personnel ne saurait être enlevée à qui que ce soit, sinon de son plein gré. Ce sont deux postulats d’ordre négatifs, affirmant la souveraineté de l’individu, mais de ces deux postulats découle un corollaire d’ordre positif et constructeur : la réciprocité. La réciprocité implique, à son tour, l’initiative individuelle, la liberté de contrat et l’association volontaire.

Par souveraineté individuelle, il faut entendre le contrôle absolu que l’individu non-agresseur doit pouvoir posséder sur lui-même, ses affaires personnelles et le produit de son travail.

Ces principes sont à la base des revendications du mutualisme actuel, lesquelles sont : au point de vue individuel : égale liberté pour tous, l’individu se trouvant garanti contre l’agression d’autrui ; au point de vue économique : réciprocité sans aucune entrave, comportant liberté absolue d’échange et de contrat, tout monopole ou privilège étant aboli ; au point de vue social : liberté complète d’association volontaire à l’abri de toute organisation coercitive.

Pour les mutualistes, le malaise social provient de ce qu’à l’origine un homme ou un groupe d’hommes voulut s’emparer du produit du travail d’autrui. Depuis lors, du brigandage aux raffinements d’escroquerie des institutions politiques, le mal n’a fait qu’empirer. L’effort accompli par l’individu isolé pour subjuguer et dépouiller son semblable se développa bientôt en un effort accompli par un clan, une tribu, un groupe pour en asservir un autre ; il ne s’agissait plus simplement de s’emparer de la propriété d’une ou de plusieurs personnes, mais de réduire en esclavage et d’emmener captives ces personnes elles-mêmes. De ce premier acte de conquête et d’assujettissement — acte de gouvernement — provient l’Etat, lequel a commencé par le brigandage sous sa forme grossière et qui continue à l’exercer sous la forme plus raffinée, mais aussi brutale de l’impôt obligatoire.

La fonction de l’État (voir ce mot) a été et continue d’être de réduire à l’impuissance et d’assujettir les personnes, d’asseoir et conserver sa domination sur toute l’étendue d’un territoire donné, de se garantir contre la révolte de l’intérieur et contre l’agression de l’extérieur, en un mot de se maintenir à tout prix en existence. Pour y parvenir, il lui fallut dépouiller non seulement le barbare ou l’étranger vaincu, mais encore ses propres administrés en masquant son vol sous l’euphémisme d’impôts. Pour ne pas périr, il lui fallut non seulement comprimer l’ennemi envahisseur, mais opprimer ses propres sujets en les punissant sous prétexte de trahison, lorsqu’ils s’opposaient trop manifestement à sa politique. L’État est devenu le principal agresseur de toute l’histoire.

L’État est le symbole du pouvoir ; en effet à l’égard de ses sujets, pris individuellement, il est omnipotent. Cette omnipotence produit le privilège. L’État peut prendre, mais il peut donner ; il peut punir, mais il peut récompenser ; il peut être tyrannique, mais il peut se montrer libéral. Ses actes, en un mot, peuvent être compensateurs. Il enlève à celui-ci et fait cadeau à celui-là, il opprime celui-ci, mais favorise celui-là. Quelle que soit la forme de l’État : en régime étatiste, il y a toujours certaines classes et certaines personnes jouissant de privilèges auxquels le reste des assujettis n’est pas admis à participer. Dans la pratique, et dans presque toutes les classes, il s’agit de privilèges permettant à leurs bénéficiaires de pressurer les personnes ou classes non privilégiées… Le mot État vient du latin status qui veut dire fixé et partout où on le rencontre, l’État se présente stationnaire, figé, immuable. Il synthétise les forces statiques de la vie sociale, en opposition aux forces dynamiques. Il insiste sur le maintien du statu quo, abhorre le changement, se repose entièrement sur le précédent et la tradition.

En résumé, les mutualistes reprochent au système étatiste : a) De s’immiscer dans la liberté personnelle, empêchant l’individu paisible, non agresseur, de vivre sa vie comme il l’entend ; b) De s’immiscer dans la liberté de la vie économique aux moyens des quatre grands monopoles principaux (monopole de l’émission monétaire, monopole foncier, monopole de la douane, monopole des brevets et patentes), dont les principaux résultats sont : l’exploitation des travailleurs et la restriction artificielle de la production. On passe très souvent sous silence ce dernier résultat de l’étatisme, plus néfaste même pour les travailleurs que l’exploitation ; et cela, alors que nous avons tous les jours sous les yeux le spectacle de l’oisiveté involontaire (ou chômage), des grèves, des lock-outs, du manque de crédit mobile et à bon marché, la horde croissante des parasites non producteurs et de leurs domestiques.

Les mutualistes voient dans le principe de « l’égale liberté » la possibilité de rendre l’État inoffensif et de réaliser leurs idéaux. Ce principe, formulé par Herbert Spencer, est que tout être a le droit de revendiquer la liberté la plus complète de faire comme il lui plaît, à condition qu’autrui jouisse de la même liberté. Les mutualistes pensent, que, seule l’éducation permet à l’individu de se rendre compte si l’acte qu’il accomplit permettra à autrui d’exercer sa liberté dans la même mesure que lui. Prenons l’exemple classique de deux personnes regardant un même objet ; si elles sont placées l’une à côté de l’autre, il y a liberté égale de regard pour chacune ; si l’une des deux personnes se place devant l’autre il y a empiètement et atteinte à la liberté de vision de la personne infériorisée. Dans la pratique, la coopération et la concurrence — l’association basée sur le contrat — permet de définir les limites de l’égale liberté. Tout le problème de l’éducation mutualiste consiste en ceci : que l’individu acquière un développement tel qu’il puisse considérer avec autant d’impartialité la situation d’autrui que la sienne propre.

Il ne faudrait pas croire que les mutualistes tiennent à l’écart le curieux, l’expérimentateur, le non-conformiste et cela dans tous les domaines. Ils ne leur demandent que de ne pas contraindre à faire route avec eux ceux qui ne s’y sentent pas disposés. Ils considèrent que le milieu tout entier n’a qu’à gagner à la pratique de la méthode du droit à l’essai et à l’erreur pour tous.

Les propositions du mutualisme sont innombrables. Citons-en quelques-unes : Coopératives de production, de consommation, d’échange. Banques mutualistes, selon la formule proudhonienne ; c’est-à-dire instituant le crédit gratuit grâce à la circulation sans numéraire. Le prix du produit, basé sur l’effort qu’il a coûté, fixé avant sa présentation sur le marché. Libre échange et abolition des octrois et des douanes. Concurrence dans le domaine des transports et des communications. Mise à la disposition de tous ceux qui en sont privés, des terrains que leurs propriétaires ne font pas valoir, des maisons ou logements que leurs possesseurs n’habitent pas. Propriété absolue et absolue disposition des produits du travail de la personne humaine. Solution de toutes espèces de délits ou litiges par le jury. Arbitrage volontaire. Ostracisme et boycottage comme sanctions. Assurance et garantisme dans tous les domaines de l’activité humaine. Non intrusion dans les relations privées entre hommes et femmes de quelque nature qu’elles soient. Liberté pour l’enfant dès qu’il a atteint l’âge de passer contrat (jusque là, selon les mutualistes, il est considéré comme une dépendance de ses parents) de rejeter la tutelle de sa famille et d’en choisit, toute autre consentant à l’accueillir. Instruction et éducation individuelles, non obligatoires, visant à faire de l’élève une personnalité apte à penser par et pour elle-même, hors de toute doctrine ou système préconçu, préparé à vivre plus tard, selon ses idées et non celles de ses professeurs. Liberté absolue d’association ; développement conséquent de toutes les initiatives imaginables : éducatives, « colonies », milieux d’expérimentation ou autres.

Contre l’État oppresseur, les mutualistes préconisent volontiers, mais à titre absolument volontaire : l’ignorance des lois, la résistance passive, le refus de payer l’impôt, la non-coopération aux fonctions oppressives et agressives. — E. Armand.

Bibliographie : Les œuvres de Proudhon. — Joseph Warren : True Civilization. — Stephen Pearl Andrews : Science of Society. — Henry-David Thoreau : Duty of Civil Desobedience (traduit en français sous le titre : Désobéir). — William B. Greene : Mutual Banking. — Benjamin-R. Tucker : Individual Liberty. — Hugo Bilgram and L. E. Levy : The Cause of Business Depression. — Charles-P. Isaac : The Menace of the Money Power. — Edward Carpenter : Non Governmental Society. — T. Sprading : Freedom and Its Fundamentals. — Les œuvres de Lev Tchorny (Sociométrie). — Francis-D. Tendy : voluntary Socialism. — John BeverleyRobinson : The Economies of Liberty. — Woodworth Donisthorpe : A Politician in Sight of Heaven. — Auberon Herbert : Individualisim : A System of Politics. — Henry Meulen : Industrial Justice through Banking Reform, etc.


MUTUALISTE MUTUALISME n. m. — L’école ou la tendance mutualiste ou mutuelliste qui se rattache au courant d’idées libertaires affirme que c’est Proudhon (1809-1865) qui a créé le vocable Mutualisme. Pierre-Joseph Proudhon a écrit un très grand nombre d’ouvrages, où il a exposé le principe de la liberté et où il ne s’est pas fait faute d’attaquer les économistes et les réformateurs célèbres de son temps. On sait qu’il a défini la liberté comme étant la mère et non la fille de l’ordre. Son axiome « la propriété, c’est le vol » est devenu classique, mais beaucoup parmi ceux qui usent de cette phrase oublient ou ignorent qu’il s’agit, là, de la propriété-privilège et non de celle dérivant de la possession et de la mise en valeur individuelle. Ses premiers ouvrages furent surtout critiques, plus tard il s’occupa de reconstruction et fournit des plans détaillés d’organisation sociétaire, en particulier concernant le crédit mutuel et l’accession à la possession du sol.

Dans son livre La solution du problème social (1848), le mot « mutuel » revient fréquemment et dans son dernier ouvrage De la capacité des classes ouvrières, publié en 1865, après sa mort, les mots mutuel, mutuellisme, mutuelliste, mutualiste se retrouvent très souvent. Il semble d’ailleurs que sous sa forme anglaise mutualism, le vocable mutualisme ait été employé pour la première fois par John Gray, en 1832. Mais nous n’entendons pas, dans cet article, exposer le proudhonisme ni faire de l’érudition ; nous entendons parler du Mutualisme ou Mutuellisme tel qu’il est décrit dans un volume publié en 1927, à New-York, et intitulé What is Mutualism ? — Qu’est-ce que le Mutualisme ? L’auteur de ce livre, Clarence Lee Swartz, se rattache plus ou moins à la tendance individualiste de Benjamin Tucker. Quant au volume lui-même, il a paru sous l’égide de plusieurs groupes mutualistes et libertaires des États-Unis, parmi lesquels l’importante association The Mutualist Associates : celle-ci avait même délégué quatre de ses membres pour revoir cet exposé du Mutualisme et assister son auteur, soit : Henry Cohen, avocat et publiciste ; John K. Freeman, éducateur et sociologue ; Virgile Espérance, industriel et économiste distingué ; Hans Rossner, écrivain libertaire. On peut donc considérer What is Mutualism ? comme une sorte de charte du mouvement mutuelliste ou mutualiste, vu sous l’angle anarchiste.

Ce livre résume en ce court programme tout le Mutualisme ou Mutuellisme :

« Mutualisme : Système social basé sur la liberté égale, la réciprocité et la souveraineté de l’individu sur lui-même, ses affaires et sa production, réalisé par l’initiative individuelle, le contrat volontaire pour la défense contre l’agresseur et pour la protection de la vie, de la liberté et de la propriété du non-agresseur et du non-empiéteur. »

Nous pensons que la traduction ci-dessous d’un extrait de What is Mutualism ? fera comprendre clairement les bases sur lesquelles repose ce mouvement qui ne diffère de l’individualisme anarchiste que par le côté constructif. Les mutualistes reprochent volontiers à Tucker, sa déclaration X que « l’anarchie ne possède aucun aspect affirmatif, dans le sens de constructif. Ni comme anarchistes, ni comme individus souverains — ce qui est pratiquement la même chose — nous n’avons d’œuvre constructive à accomplir, bien que, en notre qualité d’êtres progressifs, nous en ayons beaucoup à faire… »

« Le désir d’être libéré de l’oppression a inspiré l’homme dans tous les temps — écrit donc Clareuce Lee Swartz ; mais la conception de ce qui constitue la liberté a varié selon le tempérament racial, le niveau général de l’intelligence, les traditions, l’environnement physique, la nature et l’intensité de l’oppression particulière la plus patente à un moment donné. La conception de la liberté a parcouru toute la gamme qui s’étend de la faible espérance d’être soulagé, même légèrement, de fardeaux insupportables, à l’aspiration passionnée à la liberté absolue ; même de nos jours, la conception de la liberté est sujette à autant d’interprétations qu’il existe de crédos sociaux et politiques.

Poser la question : pourquoi réclame-t-on la liberté — pourquoi n’est-on pas satisfait de ce que l’on a ? C’est rendre nécessaire, avant d’y répondre, la pose d’une autre question : quel est le but principal de l’existence ? Les philosophes ont essayé de résoudre ce problème depuis que l’histoire est histoire — sinon auparavant. Dans son livre Statique Sociale, le grand philosophe anglais Herbert Spencer a répondu à la question d’une façon fort compréhensible. Il fait observer en substance qu’à peu près tout le monde — y compris les éducateurs religieux et les moralistes — enseigne que le bien-être de l’homme est le but de la vie. Il développe très longuement cet argument, puis démontre que pour atteindre cette fin, le seul moyen est d’accorder à chaque être humain la plus grande somme de liberté possible — c’est à dire la liberté d’autrui. De cette conclusion, il déduit sa fameuse formule de l’égale liberté : que chacun puisse revendiquer la liberté la plus complète, de faire comme il lui plaît, compatible avec la possession de la même liberté par tous les autres.

« La tendance de l’individu moyen vers l’autoritarisme — c’est à dire vers la coercition de l’individu par la société organisée — à sa source, naturellement, dans la crainte de l’agression ou de l’empiètement de la part du prochain. L’individu moyen sent qu’en ce qui le concerne personnellement, il n’a besoin d’aucune contrainte ; c’est le prochain — autrui — qui est à craindre.

« Ce sentiment émane de deux sources : en premier lieu, le désir que nourrit tout individu de l’emporter un avantage sur son concurrent ; en second lieu, la surestimation de sa propre liberté par rapport à celle d’autrui.

« Le problème sociologique évoqué par le premier point est la façon dont il faut agir pour restreindre l’impulsion à se faire valoir dans une mesure telle qu’elle ne saurait mener à des actes d’empiètement, autrement dit, à enfreindre la liberté égale d’autrui à agir pour atteindre le même objet.

« Il n’y a pas d’autre solution que l’éducation. Tant que l’individu ignore la portée précise de tous ses actes et leur effet sur son semblable, il ne possède aucun moyen utile de jauger la mesure d’auto-restriction qui lui convient.

« Si on a étudié le problème suffisamment pour être en situation de savoir ou comprendre à quel moment un acte particulier limite la possibilité d’autrui à agir pareillement à une moindre mesure, on est en état de déterminer qu’on a franchi les frontières de l’égale liberté.

« L’homme étant un animal grégaire, il vit et s’associe avec d’autres individus appartenant à son espèce. Comme il est obligé de coopérer avec ceux-ci pour mettre en pratique tous les projets qu’enfante son cerveau, force lui est de découvrir une base pour établir ses relations avec ses semblables ; assurant un certain degré de stabilité, l’arrangement pratiqué devra, par dessus toute autre chose, être équitable.

« On admet, en général, qu’on a utilisé jusqu’ici de nombreuses bases pour asseoir les relations entre les hommes ; plusieurs d’entre elles ont donné d’assez bons résultats pendant un certain temps. On admet aussi que les bases expérimentées jusqu’ici étaient assez bien adaptées au stade de développement que parcourait alors l’espèce humaine. Finalement, on ne saurait nier que le système en usage actuellement ne soit le meilleur qui ait jamais fonctionné jusqu’ici.

« Mais il n’est pas équitable ! C’est pourquoi il n’est pas le meilleur des systèmes concevables ou possibles.

« C’est un compromis, me dira-t-on. Certes, tous les systèmes, à partir du premier en date, ont été des compromis. Même un idéal est un compromis. Mais à chaque échelon gravi, il y a — et il en sera toujours de même à l’avenir — une tentative pour introduire plus d’équité dans le compromis.

« Acquérir assez de connaissances pour pratiquer pareil compromis est, pour de nombreuses personnes, à ce qu’il semble, un procédé lent et pénible. Il faut le faire, cependant.

« L’aspect personnel ou purement physique de la question est extrêmement clair et simple ; un exemple parfaitement compréhensible est celui de deux personnes désirant en même temps, contempler un même objet. Si l’un des deux se place en face de l’autre, il limite, à une mesure moindre que la sienne, la possibilité de l’autre. Si, au contraire, les deux personnes dont il s’agit se tiennent côte à côte, aucun d’eux n’empiète sur la vision de l’autre ; ils jouissent, par conséquent, d’une liberté égale,

« Cet état de choses est susceptible d’extension ; cet exemple peut s’appliquer, avec toutes les modifications nécessaires, à tous les changements de circonstances, à toutes les activités de la vie. La question des droits de propriété entraîne, évidemment, de plus grandes complications ; de nombreux facteurs, subtils et contrariants, compliquent le problème. Cependant, ces complications peuvent être résolues en les rapportant à la simple formule de l’égalité dans la liberté.

« Si, grâce à son intelligence supérieure, à son habileté, à sa plus grande application, un individu peut produire plus qu’un autre, dans un temps donné, et, par suite peut accumuler plus de produits que cet autre, il ne limite en rien, ce faisant, (à condition qu’il agisse raisonnablement), la liberté égale de cet autre.

« D’autre part, si, dans l’intérêt du producteur insuffisant, on essayait d’ôter au premier le surplus de sa production, ce serait une violation du principe de l’égale liberté.

« C’est une chose naturelle, pour répéter Whitman, que chacun considère sa peau comme la plus précieuse : c’est pourquoi chacun ressent plus de vexation quand on s’en prend à sa liberté personnelle que lorsqu’on empiète sur celle des autres. Cet égoïsme varie avec l’équation personnelle, inversement à l’éducation et à la culture individuelle.

« Réaliser que le bonheur des autres leur importe autant qu’à vous vous importe le vôtre, est, par suite, le premier pas vers la liberté. Dans la mesure où l’on est inapte à réaliser la situation et les circonstances d’autrui, l’on se trouve peu ou mal disposé à accorder à cet autrui l’égalité dans la liberté.

« En d’autres termes, on doit pouvoir s’arracher à son environnement personnel à un point tel qu’on soit capable de contempler impartialement et la situation d’autrui et la sienne propre.

« Arriver à cette exactitude de vison n’est pas chose facile, mais il faut y parvenir si l’on veut comprendre complètement le principe de l’égalité dans la liberté.

« Quelles sont les raisons qui peuvent être présentées pour faire accepter ce principe ?

« Chaque être humain désire le bonheur. En fait, toutes les énergies sont utilisées en vue de se procurer : d’abord, de quoi vivre ; ensuite (selon son ambition), la possibilité, la facilité, ou la puissance complète de satisfaire tous ses désirs.

« La satisfaction de tous ses désirs — dans le sens le plus large — représente la somme de bonheur approximative que tout être humain peut concevoir.

L’égale liberté implique que chacun aura une égale occasion pour la recherche des choses qui procurent le bonheur et que ces choses obtenues, chacun sera protégé, afin qu’il puisse en jouir en toute sécurité.

« Sans la sécurité et la tranquillité, le bonheur est inconcevable, humainement parlant. Il ne peut y avoir ni tranquillité ni sécurité tant que certaines personnes jouissent de moins de liberté que d’autres. Lorsqu’il y a garantie d’égalité d’occasion pour chacun, l’inviolabilité de la personne et la possession assurée des produits du travail ne seront menacées que par les individus à tendance criminelle et anti-sociale ; la protection contre ces éléments sera assurée par les mesures ordinaires que la société est toujours dans l’obligation de prendre pour la sauvegarde des vies et de la propriété de ses membres.

« Quand la société aura pu obtenir une sécurité approximative du genre de celle esquissée ci-dessus (une sécurité de ce genre n’est jamais absolue) ; lorsqu’elle aura développé la conscience de ses membres à un tel point qu’ils ne trouveront plus aucun plaisir dans la coercition de leurs semblables ou dans leur possession de moins d’occasions d’exercer de leurs facultés qu’ils en possèdent eux-mêmes, nous en serons alors au seuil de l’adhésion du principe de l’égale liberté, et sa mise en pratique sera relativement facile.

« La conception la plus élevée de la liberté consiste donc en la plus grande somme de liberté individuelle qui se puisse obtenir ; car vivre sa vie il l’extrême limite possible est ce que chacun désire, ouvertement ou secrètement, qui le réalise ou non. C’est la seule façon de retirer de la vie une satisfaction ; et tous les hommes sont avides de satisfaction et de bonheur.

« Il y a divers ismes qui enseignent que la société, en général, peut tirer un meilleur avantage en soumettant (plus ou moins complètement) l’individu à un état central, gouvernement, commune, ou tout autre système, peu importe le nom, de pouvoir contrôlant (lequel se présente toujours comme rationnel et bienveillant). Dans tous ces systèmes, on tient très peu compte de l’individu.

« La théorie mutualiste, d’autre part, affirme que les intérêts de la société, en général, sont mieux servis par les systèmes qui garantissent les intérêts de l’individu : absence de contrainte et de restriction aussi longtemps que les activités individuelles sont dépourvues de caractère agressif : élimination de tous les facteurs qui limitent artificiellement les possibilités de l’homme ; organisation volontaire de la société en associations lorsque les activités en vue dépassent la puissance d’un seul individu ; bref, création volontaire et échange mutuel de commodités dans des conditions excluant tous privilèges spéciaux et tous monopoles protégés par l’État.

« Le Mutualisme ne pourra être mis en application que lorsque l’attitude d’esprit générale le rendra possible. Ceci n’est pas écrit dans le but de ressusciter l’antique querelle concernant le changement de circonstances : s’il vaut mieux qu’il soit intellectuel ou moral, ou encore s’il faut attendre que les hommes naissent bons avant d’espérer des circonstances meilleures.

« Quant à la phase économique du Mutualisme, l’analyse peut démontrer que de grandes modifications en vue d’obtenir du mieux sont possibles ; mais il faut que les hommes sachent comment amener ces changements et qu’ils veuillent œuvrer dans cette intention. Cette croyance en une situation meilleure, en un système où les produits et les services sont échangés équitablement — c’est à dire sur une base mutuelle — au lieu de la méthode actuelle où chacun essaye de s’exploiter ou de se piller l’un l’autre ; cette croyance peut être appelée un changement d’attitude.

« Le Mutualisme est applicable à toutes les relations humaines. De la naissance à la mort, dans toutes les circonstances, la mutualité, l’association volontaire, pour l’action réciproque, peut s’appliquer partout, à tout moment, et servir à résoudre tous les problèmes des rapports sociaux, tous les litiges que peuvent soulever le commerce et l’industrie. Pour pratiquer le Mutualisme ou Mutuellisme, deux seules conditions sont nécessaires : 1° que l’individu non agresseur ne soit astreint à aucune sorte de coercition ; 2° qu’aucune portion du profit du travail d’autrui ne lui soit ôtée sans son consentement. De ces deux généralisations négatives, affirmant la souveraineté de l’individu, découle ce corollaire positif et constructeur : la réciprocité, lequel corollaire implique initiative individuelle, libre contrat, association volontaire.

« Pour qu’il n’y ait aucune incertitude sur la signification du terme souveraineté de l’individu, nous dirons que nous l’employons ici comme synonyme du complet contrôle de l’individu non agresseur sur lui-même, ses affaires et le produit de son travail.

« En deux mots, le Mutualisme ou Mutuellisme est un système social fondé sur l’exercice de rapports réciproques et non agressifs entre individus libres.

« Les principaux points du programme mutualiste ou mutuelliste sont donc :

« Au point de vue individuel : liberté égale pour tous — en l’absence d’agression ou d’empiètement d’autrui ;

« Au point de vue économique : réciprocité illimitée, impliquant liberté d’échange et de contrat — en l’absence de tout monopole ou privilège ;

« Au point de vue social : liberté absolue d’association volontaire — en l’absence de toute organisation coercitive. »

Nous terminerons cet exposé par un court extrait d’un livre publié en 1875 par William B. Greene, un proudhonien de la première heure, qui, déjà en 1849, propageait la notion de la « banque mutuelle » — extrait où l’auteur décrit la différence existant entre le Communisme et le Mutualisme :

« Le premier pas bien marqué dans le progrès humain résulte de la division du travail. C’est la caractéristique de la division du travail et de la distribution économique des diverses occupations, que chaque individu tend à faire précisément ce que les autres ne font pas. Dès que le travail est divisé, le communisme cesse nécessairement et c’est alors que naît le mutualisme, négation du communisme, — le Mutualisme, c’est-à-dire la corrélation réciproque des unités humaines de chacun à autrui et d’autrui à chacun dans un but commun. La marche du progrès social va du communisme au mutualisme.

« Le Communisme sacrifie l’individu pour obtenir l’unité de l’ensemble. Le Mutualisme considère l’individualisme illimité comme la condition primordiale et essentielle de son existence. Le Mutualisme coordonne les individus sans aucun sacrifice pour l’individualité en un ensemble collectif au moyen d’une confédération spontanée — ou solidarité. Le Communisme est l’idéal du passé, le Mutualisme celui de l’avenir. C’est devant nous qu’est le jardin d’Eden, comme une chose à édifier et à atteindre ; ce n’est pas une chose derrière nous, un état perdu le jour où le travail a été divisé, les activités distribuées, l’individualisme encouragé et que le Communisme (ordre social purement animal et instinctif) s’est prononcé contre lui en s’écriant : « Mortel, tu es condamné à mourir. »

« L’assurance mutuelle a démontré, par l’exemple pratique, un peu de la nature, de la portée et du fonctionnement du principe mutualiste. Lorsque la monnaie aura été mutualisée grâce aux banques mutuelles, que le taux de l’argent prêté aura été réduit à zéro, il deviendra possible de généraliser l’assurance mutuelle, l’appliquant à toutes les contingences de la vie, de sorte que les hommes, au lieu d’être des ennemis les uns pour les autres — comme ils le sont actuellement — se fédèreront. Si l’un d’entre eux est victime d’une perte accidentelle, cette perte lui sera compensée par tous les autres, partagée par l’ensemble : si un gain accidentel échet à l’un d’eux, il deviendra le lot de l’ensemble, partagé entre tous.

« Avec le système mutualiste, chaque individu reçoit le salaire juste et exact de son travail. Tout service qui peut s’équivaloir en coût étant échangeable pour des services s’équivalant en coût, sans bénéfice ni escompte. Tout ce que le travailleur individuel peut ensuite obtenir en surplus de ce qu’il a gagné lui est acquis comme part de la prospérité générale de la communauté dont il est membre. Le principe de la mutualité en économie sociale est identique au principe de la fédération en politique. Notez bien cela. La souveraineté individuelle est le Jean-Baptiste, sans la venue duquel l’idée mutualiste est nulle. Il n’y a pas de mutualisme sans consentement réciproque et, seuls, des individus peuvent contracter des relations mutuelles volontaires. Le Mutualisme est la synthèse de la liberté et de l’ordre » (Socialistic, Communistic, Mutualistic and Financial Fragments). — E. Armand.


MUTUALITÉ, n.f., MUTUELLISME, n. m. La mutualité est le nom donné à un vaste mouvement d’organisations ayant pour but de fournir à leurs adhérents des secours en certains cas : maladies, accidents, vieillesse, etc…, moyennant le versement, par les membres de l’association, de certaines primes ou cotisations.

Mutualité, comme mutuellisme, vient de mutuel ; même, réciproque.

La mutualité ne jouit pas, en général, d’une bonne presse dans les milieux d’avant-garde, révolutionnaires, anarchistes. Ce n’est pas que le principe en soit condamnable. Tout au contraire ; elle représente la plus belle et la plus libre forme d’organisation de la solidarité humaine. Elle est bien préférable à toutes les charités et philanthropies officielles ou privées ; puisque c’est sur leur effort seul, leur soutien mutuel et réciproque, que les membres comptent pour pallier, dans une certaine mesure, aux vicissitudes de la vie. Ce qui lui a le plus aliéné la sympathie des esprits d’avant-garde, c’est que le mouvement mutualiste actuel est animé d’un esprit mesquin, étroit, conservateur.

Bénéficiant dans tous les pays de l’appui officiel, parce qu’il est sage, très sage, nullement subversif, il a grandi et s’est développé en s’adaptant étroitement au cadre social. Ses dirigeants sont, pour la presque totalité, des gens « bien pensants », recherchant les titres, honneurs et décorations, et ne s’occupant guère à donner à leur mouvement une impulsion vers la rénovation sociale, vers de nouvelles formes d’organisation sociale.

La mutualité, qui portait à ses débuts l’étiquette de mutuellisme, avait pourtant une autre allure que celle qu’elle a maintenant.

Sans vouloir faire une excursion dans le lointain passé, qui connut la mutualité sous diverses formes, ni tracer l’histoire détaillée de ce vaste mouvement, ce qui nous entraînerait trop loin, disons qu’une des premières sociétés mutuelles fut celle des ouvriers en soie de Lyon, créée en 1728 ; elle avait une curieuse organisation, bien représentative des mœurs de cette époque. Elle était divisée en loges de moins de 20 adhérents. Chaque loge avait des délégués à une loge centrale.

Au commencement, il s’agissait simplement de faire verser, aux membres, des cotisations, afin de pouvoir secourir les malades, ou les chômeurs, ou les accidentés. Bien vite, ce mutuellisme prit figure de syndicalisme. On s’occupa des questions de salaire, de répartition du travail. L’insurrection de Lyon de 1834 fut, a-t-on dit, préparée par ce mutuellisme.

C’est qu’il ne suffit pas de cotiser plus ou moins régulièrement. Bien vite, dès qu’on se penche sur ces graves et douloureux problèmes des misères de la vie ouvrière, les questions corporatives apparaissent, puis la question sociale dans son ensemble.

S’il n’avait pas été jugulé et détourné de son esprit, le mutuellisme eût dû, logiquement, aboutir à un mouvement de réforme sociale. Le bon médecin n’est pas seulement celui qui calme momentanément la douleur, mais surtout celui qui recherche les causes de la maladie, et dicte un régime pour abolir ces causes.

Certes, la maladie, les accidents, la vieillesse, sont des événements naturels, mais le régime social influe beaucoup sur leur nombre et leur gravité. Combien de personnes, atteintes de tuberculose, anémiées, malades par le surmenage, la privation, l’insalubrité des logis, etc., échapperaient au mal si les conditions d’existence étaient tout autres ! Il coûte moins cher de prévenir que de guérir, et une société bien organisée aurait tout avantage à lutter contre les causes des maladies et des accidents. Naturellement, ce problème conduit à tenter de résoudre la question sociale.

La période qui environna la révolution de 1848 — l’époque du socialisme dit utopique, mais qui se révèle en réalité riche de solutions pratiques et immédiates — vit naître une foule d’associations de tous genres : sociétés ouvrières, coopératives, mutualités.

Proudhon fut un mutuelliste très fervent, et toutes ses théories sociales sont imprégnées d’esprit mutualiste. Il opposait le travail libre, individuel, presque artisanal, dont l’individualisme était contrebalancé par le mutualisme, au communisme ou au collectivisme des socialistes d’État.

Le mutuellisme survécut à la réaction de Napoléon III. Il se développa lentement, mais sûrement.

Après la chute de l’Empire, il continua sa progression. Il est vrai que, pondéré, conservateur, il jouissait de la faveur des gouvernants.

Pourtant, un certain nombre de sociétés mutuelles étaient pour ainsi dire des syndicats, avant la lettre. En maintes occasions, elles prenaient figure de sociétés ouvrières de résistance à l’exploitation patronale. Plusieurs participèrent au mouvement de la première Internationale.

Mais la cassure se produisit, inévitable, entre l’esprit conservateur des purs mutualistes, adaptés à la société bourgeoise, et les novateurs qui voulaient pousser le mouvement à sa conclusion logique, sociale. Ce fut la lutte, la grande lutte des premières années du régime républicain entre le mutuellisme et le syndicalisme. Le syndicalisme finit par se séparer complètement du mutuellisme, et prendre le caractère combatif et révolutionnaire de la C. G. T. d’avant-guerre. Le mutuellisme, privé des éléments turbulents et batailleurs, devint de plus en plus conservateur et embourgeoisé, et ce fut la mutualité que nous connaissons aujourd’hui.

Il est pourtant encore bien des coins, de petits centres, où l’on retrouve les mêmes éléments dans le syndicat et la société mutuelle.

Il existe aussi bien des syndicats où l’on pratique la mutualité, et même où c’est l’élément essentiel de l’organisation. Ce sont d’ailleurs les plus arriérés au point de vue « idéal social », les plus bornés, les plus corporatifs, les moins subversifs, en un mot les plus sages. En effet, les dirigeants ont une crainte naturelle de voir dilapider les réserves accumulées, dans une bataille dont on ignore, à l’avance, la durée et l’issue.

Cette évolution de la mutualité vers le conservatisme social n’est d’ailleurs pas spéciale à ce mouvement. La coopération a suivi le même chemin, et une importante fraction du mouvement syndical prend la même voie.

En vieillissant, les mouvements s’assagissent. Ce sont des vieux qui sont à la tête ; ils ont pu avoir leur période juvénile et ardente, mais ils ont évolué avec l’âge, et surtout avec les titres, la hiérarchie, et, quelquefois, les profits.

La mutualité n’est plus guère qu’une forme de l’assurance. Au lieu que ce soient des capitalistes formant une société pour assurer contre l’incendie, le vol, les sinistres, la mortalité du bétail, etc., etc., en se faisant verser des primes et en répartissant chichement et avec toutes les ruses du maquis judiciaire, ce qu’elles doivent aux assurés, ce sont ces derniers qui forment, théoriquement, une assurance mutuelle, une mutualité qu’ils dirigent eux-mêmes ou sont censés diriger, Les primes s’appellent alors cotisations, et les indemnités pour maladies, accouchements, accidents, ou vieillesse, se dénomment secours, prestations ou pensions de retraites.

Le mouvement mutualiste est très puissant, quoiqu’en pensent beaucoup de camarades.

En France, en 1853, il y avait 2.095 sociétés mutuelles diverses, avec 289.000 membres. La progression a été constante et continue. En 1928, il y avait 20.200 sociétés, avec 5.300.000 membres.

Il est vrai d’avouer que, si ces chiffres sont impressionnants, celui des cotisations et des secours l’est beaucoup moins, puisqu’en cette année 1928, les sociétaires ont payé environ 300 millions de cotisations et ont reçu 205 millions de secours, ce qui ne fait pas gros par tête d’adhérent.

Le mouvement mutualiste est également très puissant dans certains pays : Grande-Bretagne, Suisse, Belgique, Pays germaniques et anglo-saxons. Les peuples latins sont beaucoup moins mutualistes.

Les assurances sociales, qui existent actuellement (1931) dans une trentaine de nations, ont considérablement transformé la mutualité. En certains cas même, elles l’ont tuée en tant que mouvement d’organisation libre et spontané.

Les assurances sociales sont, en somme, la mutualité décrétée obligatoire et placée sous la direction totale ou sous le contrôle de l’État. Les cotisations sont perçues obligatoirement comme une forme spéciale d’impôt, et les secours ou prestations sont répartis par un organisme plus ou moins officiel. La mutualité devient en un mot service public d’État.

Je regrette, pour ma part, que la mutualité ait perdu son caractère initial ; quelle ait évolué dans un sens de conservation sociale, et qu’elle finisse par être absorbée par l’État.

Dans son principe et dans son essence, la mutualité aurait pu et aurait dû être la forme la plus humaine, la plus pratique, et la plus libertaire de la solidarité.

Elle est le correctif indispensable à l’individualisme. Si l’on envisage, par anticipation, une société où les humains travailleront, et vivront librement, soit individuellement, soit en des groupements collectifs libres et fédérés, il faut de toute évidence que la solidarité s’organise : pour les malades, les inaptes, les accidentés, les vieux, etc., etc… Le valide d’aujourd’hui sera l’invalide de demain. Or, le principe mutualiste apporte des solutions, des expériences, des réponses qui peuvent concilier à la fois la plus grande liberté possible et la solidarité la plus effective.

Ce n’est pas le principe qui est mauvais, c’est l’application qui en a été faite, c’est la déviation que lui a fait supporter un milieu social comme celui dans lequel nous vivons.

Je crois que la formule de l’avenir est dans ces mots : libre association, libre coopération, solidarité mutuelle garantissant à tous les moyens de vivre, quelle que soit leur position du moment,

Pour si mauvaise qu’elle nous apparaisse, l’expérience mutualiste n’aura pas été inutile. — Georges Bastien.


MUTUALITÉ s. f. du latin mutuus, mutuel — Obligation réciproque entre plusieurs individus, en vue de se prêter, dans des occasions déterminées, aide et assistance pour éviter, ou atténuer les conséquences de certaines épreuves. La mutualité se pratique dans les divers systèmes de solidarité créés un peu partout pour adoucir les rigueurs du système social qui accumule toutes les charges sur le travail. L’ensemble des systèmes de sociétés de prévoyance, de solidarité sociale prend le nom de mutualité.

Le socialisme rationnel se présente comme une vaste association mutuelle au moyen de laquelle un homme ne peut être heureux et se développer librement que si les autres peuvent en faire autant.

Par intérêt général aussi bien que par dévouement, il est immoral que des membres de la société puissent être mis à profit pour le seul avantage de quelques-uns comme c’est actuellement le cas. Une mutualité rationnelle ne saurait tolérer un pareil esclavage domestique et social. C’est pourquoi l’égoïsme et l’ignorance sont les deux principaux fléaux que le socialisme doit combattre comme nuisibles à la mutualité. — E. S.


MYSTÈRE n. m. (latin mysterium ; grec musterion, de mustès, initié). Au début du xixe siècle, l’helléniste Creuzer prétendait encore qu’un collège sacerdotal primitif, détenteur de la croyance en un dieu unique et en l’immortalité de l’âme, s’était servi de symboles pour rendre ces idées plus accessibles au peuple. Symboles qui, pris à la lettre et mal compris, donnèrent naissance au polythéisme, alors que la pure doctrine était réservée aux initiés des mystères. Inutile d’insister sur l’erreur de Creuzer, universellement reconnue depuis longtemps. L’existence d’un enseignement ésotérique, de pratiques secrètes, destinés à satisfaire les âmes éprises d’inconnu, assoiffées d’au-delà, n’est, par contre, nullement douteuse ; sous des formes différentes, on les constate chez les peuples anciens et dans les religions les plus diverses. A côté du raisonnement logique, de la dialectique intellectuelle, trop incertaine à leur gré, trop lente aussi et sujette à de brusques éboulements, les croyants firent une place à l’illumination intérieure, aux éclairs de l’extase à l’ivresse des contemplations divines, dès que la religion cessa d’être affaire purement collective pour revêtir un caractère individuel. Mais les phénomènes mystiques, troubles nerveux caractérisés, ne peuvent résulter que de dispositions naturelles rares ou d’un déséquilibre provoqué par le jeûne, les macérations, les stupéfiants en général par ce qui favorise une concentration extrême de l’activité mentale.

Dans l’initiation ordinaire, on réduisit les épreuves et les purifications à la taille de l’humanité normale ; on s’adressa surtout à l’imagination. Des prêtres charlatans, disposant d’ingénieux mécanismes, provoquèrent des visions de circonstance sans danger pour le sujet ; l’enseignement des mystères prit un caractère symbolique accentué. A l’origine toute initiation consistait à expérimenter la mort et la vie qui devait suivre. Plongé dans d’épaisses ténèbres, terrifié par des apparitions macabres, le sujet était brusquement inondé d’une lumière très vive, pendant les mystères d’Eleusis. On le munissait, en outre, de formules permettant l’accès du ciel après la mort ; l’absorption d’une farine et d’une boisson sacrées, la présentation par l’hiérophante d’un épi, symbole de l’union de Pluton avec Déméter, d’autres gestes rituels, d’autres paroles achevaient de le persuader qu’il était muni du sérieux viatique pour le suprême voyage. Les mystères Orphiques avaient pour but d’éviter à l’initié le cycle des renaissances ; ils reposaient sur l’idée de métempsycose, si répandue chez les anciens. Personnage mythologique qui avait gardé le souvenir de ses incarnations successives, Orphée passait aux yeux des grecs pour l’auteur de longs poèmes où l’on montrait l’âme prisonnière dans le corps et soumise à des renaissances : punition du meurtre de Zagreus par les titans, pères des hommes. En Égypte, l’initiation visait à éprouver le degré de courage du récipiendaire, au moins dans les premiers stades, ainsi que sa force de résistance aux passions ; elle s’inspirait encore de l’idée de purification par les éléments : air, eau, feu. En Gaule, elle se poursuivait de longues années, pour les futurs druides lentement formés à la connaissance des doctrines et à la pratique des rites. Au Mexique, le nouveau roi devait seulement jeûner quatre jours, enfermé dans un temple, avant d’être enduit d’un onguent noir et aspergé d’eau lustrale par le grand prêtre ; mais, pour entrer dans un ordre guerrier, il fallait subir une initiation douloureuse et prolongée, Dans ce domaine les peaux-rouges ont fait preuve d’une cruauté exceptionnelle, d’autant plus grande, en général, qu’il s’agissait d’un grade plus élevé. Il est vrai que leur initiation n’avait point pour objet la transmission de dogmes secrets, mais la mesure de l’endurance de la force morale, du courage. Et le candidat roi que certaines tribus colombiennes soumettaient à un long jeûne, couvraient de plaies, livraient à la morsure de fourmis venimeuses, enfumaient dans un hamac, sans qu’il dût proférer une plainte, faisait preuve assurément de volonté ; il lui arrivait de mourir en cours de ces tortures successives.

Sous sa double forme d’enseignement secret et d’épreuve, l’initiation antique a laissé des traces dans le monde moderne. Le baptême est un semblant de noyade, suivi d’un retour à la vie ; le voile de la première communiante, de la mariée, s’avère d’un symbolisme évident ; on couvre d’un drap mortuaire le moine qui prononce ses vœux définitifs. Mourir au vieil homme pour renaître à une vie nouvelle, constitue le thème de nombreuses formules rituelles, dont le prêtre a perdu le sens originel et profond, mais qu’il répète machinalement. L’initiation maçonnique n’est pas sans analogie, semble-t-il, avec celle des égyptiens ; elle emprunte ses symboles aux associations médiévales de maçons francs ou libres qui voyageaient de ville en ville. Certains rites ont renoncé aux interprétations métaphysiques et aux sciences occultes pour s’en tenir aux réalisations sociales et aux données du savoir positif ; d’autres continuent, au moins dans les hauts grades, à faire une place aux recherches transcendantales. De cela je ne parle d’ailleurs que par ouï-dire, n’ayant jamais fréquenté les loges. L’idée d’épreuve n’a été retenue par la société moderne qu’au point de vue intellectuel et physique ; d’où les examens universitaires, d’où aussi les visites médicales et les concours athlétiques si en vogue aujourd’hui. Mais elle néglige volontairement les dispositions morales, sachant bien que nos chefs et leurs rejetons feraient piètre figure sous la toise mensuratrice de la vraie vertu. Les associations particulières agissent de même ; ce dont nos successeurs ne s’accommoderont plus, j’aime à le croire. Et si la persécution déclarée ou sournoise oblige encore certains mouvements à se propager dans l’ombre, certaines doctrines à rester secrètes, un jour viendra, je l’espère, où toute pensée s’épanouira libre et soucieuse seulement de vérité.

Au point de vue théologique le mot mystère offre un autre sens très précis : il désigne une vérité qu’il faut croire sans chercher à la comprendre parce qu’inaccessible à la raison. Citons les mystères de la Trinité ou d’un seul Dieu en trois personnes, de l’Incarnation ou du Verbe fait homme, de la Rédemption ou de la mort d’un dieu pour le salut du genre humain. Il en est de moindre importance : celui de la virginité de Marie affirme que les parties sexuelles de la mère de Jésus restèrent celles d’une jeune fille, malgré son enfantement ; celui de la transsubstantiation, tout en maintenant que le corps de Jésus est unique, le déclare, néanmoins, présent dans des milliers d’hosties simultanément et en entier ; celui de la faute originelle soutient que Dieu reste juste en punissant chacun de nous à cause de la désobéissance d’Adam. Dès qu’un dogme apparaît contraire à la raison ou contraire à un autre dogme, dès que la théologie aboutit à une impasse, sans possibilité de retour en arrière, l’Église s’empresse de déclarer qu’il s’agit là d’une vérité certaine, mais incompréhensible à notre entendement. Echappatoire suprême qui lui permet d’abandonner le combat en se disant néanmoins victorieuse ! Refus hautain d’une justification qu’elle estime périlleuse pour son infaillibilité ! Preuve manifeste, au fond, des contradictions de sa doctrine ainsi que de la faiblesse des postulats théologiques. Et, dans une religion, le nombre des mystères sera, naturellement, en fonction directe de celui des dogmes : sans importance à Rome, dont le paganisme restait une affaire sociale, du moins aux beaux temps de la République et de l’Empire, ils tiennent également peu de place dans l’islamisme, religion surtout morale et cultuelle. Mais le christianisme, particulièrement la branche catholique, fourmille de mystères plus ou moins avoués. Parti du judaïsme rabbinique, aux spéculations restées fort simples et soucieux avant tout de légalité, il se développa dans le milieu grec, ami des discussions métaphysiques et des explications transcendantales. Par une innovation qui lui valut l’hostilité de Pierre, mais assura le succès futur du christianisme, l’apôtre Paul appela les gentils à la religion nouvelle, en les dispensant des prescriptions mosaïques qui généralement leur répugnaient. Tant que les convertis restèrent des hommes du peuple incultes et simples, leur foi se satisfit d’affirmations peu nombreuses et peu compliquées ; dès qu’ils furent des intellectuels, la pensée théologique devenue fort active dut résoudre les problèmes essentiels posés par la spéculation grecque. De là, d’interminables querelles et les multiples hérésies des premiers siècles. Afin de trancher les difficultés et d’immobiliser la doctrine, on eut recours à des assemblées d’évêques ou conciles, dont les décisions firent loi ; d’où les dogmes prodigieusement nombreux aujourd’hui. On sait que le pape, proclamé infaillible, peut, maintenant, les accroître à son gré sans réunir de concile. Mais, après une vogue prodigieuse, ces dogmes meurent à tour de rôle lorsqu’ils ne répondent plus aux besoins religieux des croyants. C’est en vain que l’autorité ecclésiastique continue de garantir théoriquement leur vérité ; en fait, ils sont éliminés de la foi vivante et ne répondent qu’à des formules vides de sens, chez le commun des fidèles. Souvent ils deviennent impensables, même pour les théologiens qui les rentrent, prudemment, dans l’arsenal des armes rouillées ; tout naturellement ils passent alors au rang de mystères.

La trinité nous fournit un exemple de la genèse des mystères. Jésus, en admettant qu’il ait existé, se crut favorisé de grâces célestes toutes particulières, il se dit envoyé par Jahvé, mais n’affirma jamais qu’il était dieu ; les Synoptiques en fournissent la preuve lorsqu’on écarte les interpolations ajoutées après coup au texte primitif. Et les premiers chrétiens d’origine juive ne songèrent pas davantage à en faire un dieu véritable ; il était pour eux le Messie, comblé de dons par le Très-Haut et supérieur à l’humanité ordinaire ; mais l’identifier au Créateur leur eût semblé un blasphème. Les Grecs, habitués à la multiplicité des dieux, n’éprouvèrent pas le même scrupule ; que Jésus en fût un leur parut très naturel. Quand fut rédigé le quatrième évangile, ce pas décisif était fait dans l’esprit de plusieurs ; en identifiant Jésus au divin Logos de Philon, le pseudo Jean, qui n’est à coup sûr pas l’apôtre de même nom, acheva de continuer cette croyance et lui donna une base philosophique. Mais, cette divinité admise, comment expliquer la coexistence d’un dieu suprême et d’un homme-dieu sans porter atteinte à l’unité divine ? Comment supposer que dieu s’incarne et meure pour apaiser son propre courroux ? On crut résoudre ces difficultés en affirmant l’existence de deux personnes en dieu : le père demeuré inaccessible au ciel et plein de colère contre le genre humain, le fils ou logos qui, lui, s’est incarné pour donner satisfaction à la justice divine. Afin d’établir un rapport entre ces deux personnes, une troisième leur fut adjointe plus tard, née de leur mutuel amour : le Saint Esprit. Le dogme de la Trinité conciliait ainsi harmonieusement le monothéisme intransigeant des juifs et le polythéisme familier aux gentils ; il donnait, en outre, un semblant de réponse aux nombreuses difficultés soulevées par la croyance en la divinité du Christ. Réponse illusoire, puisque les théologiens durent bientôt ranger le nouveau dogme parmi les mystères inaccessibles à la raison. On raconta qu’un ange, apparu sous la forme d’un enfant, avait détourné Augustin de chercher à comprendre comment l’unité de substance s’allie, en dieu, à la triplicité des personnes ; on savait qu’il était impossible de légitimer une contradiction si manifeste ; d’office, on déclarait cette vérité supérieure à l’entendement humain. Formule aujourd’hui bien morte, la Trinité du symbole, faussement dit d’Athanase, n’éveille aucune idée précise dans l’esprit des croyants ; leur dévotion s’adresse à Jésus, Marie, Joseph, plutôt qu’au Père, Fils et Saint Esprit. Résumer les difficultés que soulèvent soit les textes des livres inspirés, soit la simple logique, soit d’autres spéculations théologiques, dans un dogme que l’on refuse par avance de discuter, voilà l’un des moyens habituels que l’Église utilise pour illusionner les naïfs qui cherchent la vérité.

Sans doute, le monde est plein de mystères, si ce terme désigne les lacunes du savoir humain. Mais soyons assez sincères pour reconnaître qu’il s’agit seulement d’ignorances, peut-être transitoires, en tout cas préférables aux mensongères clartés des fausses révélations. — L. Barbedette.


MYSTICISME, MYSTIQUE n. m. (latin mysticus mystique ; du grec mustikos, de mustès, initié). — Ce mot est un terme générique qui synthétise tout ce qui, dans le langage courant, dans les religions, dans les philosophies, est adéquat à l’idée d’Initiation.

Pourquoi initier, si ce n’est pour communiquer le sens de ce qui resterait caché, ignoré ou incompréhensible, disons tout de suite de mystérieux, quelle que soit l’origine de cette communication, quel qu’en soit l’agent ?

Mais le mot implique encore, historiquement, un autre sens : quiconque est initié jouit d’un privilège, et son initiation, (initium, commencement), n’est qu’un premier pas franchi vers de nouvelles découvertes, dont il possède désormais la clé.

L’initiation a enfin un but utilitaire et pratique : elle suppose un changement de vie. L’apprenti, initié à son métier, deviendra maître, parce qu’il a la clé des compétences et qu’il peut exécuter le « chef-d’œuvre » témoin de ses mérites. Le franc-maçon est d’abord apprenti, dès qu’il a reçu l’initiation, mais il peut dorénavant s’acheminer vers de nouveaux perfectionnements. Toutes les religions ont leurs apprentis initiés, parce qu’elles ont toutes des parties sinon secrètes du moins inaccessibles à quiconque n’a pas suivi la filière et ne connaît point le mot de l’énigme.

Dans son traité de la Théologie mystique, Denys, l’Aréopagiste, y enseigne à un initié, en l’avertissant de garder sur ces mystères un secret rigoureux — car leur connaissance serait dangereuse à des esprits non préparés – l’entrée dans ce qu’il appelle « la divine obscurité », « l’inaccessible lumière », (Rom. Rolland, Vie de Vivekananda, 2e vol., p. 255).

L’initiation mystique est un legs des traditions religieuses les plus anciennes. Dans toute religion, quelle qu’elle soit, il y a une initiation, qu’il s’agisse des épreuves physiques et morales qui sont à la base de la sorcellerie, encore en usage chez les primitifs (Afrique, Peaux-Rouges) ; qu’il s’agisse des épreuves purificatrices que Pythagore imposait à ses disciples pour les rendre dignes de recevoir sa doctrine ; qu’il s’agisse de l’entrée en religion au sein d’une Congrégation quelconque ; qu’il s’agisse même de la simple admission devenue rituelle et symbolique, d’un sujet dans une Eglise où l’initiation est dénommée baptême, partout, dès qu’il y a changement d’état dans l’ordre spirituel, il y a cérémonie de réception, succédant à une phase de préparation, de stage, où, pour acquérir plus de dignité, il y a des Purifications. En Égypte, dans les Indes, les pratiques religieuses nécessitaient l’admission à des degrés successifs où, progressivement, le sens du mystérieux devenait plus clair. Pour accéder à la Connaissance Supérieure de plus en plus compliquée, il convient parfois de s’adresser à l’initié en un langage conventionnel, parlant à ses sens. Le mysticisme ainsi envisagé est inséparable du symbolisme si expressif dont toutes les Religions ont usé. C’est une sorte de langue de passe dont les seuls initiés saisissent la signification et qui, par la voie de l’Image, aisément perceptible, concrète, donne accès plus facile à l’Idée abstraite.

Ce n’est que par extension, abusive et même tendancieuse, que le mysticisme a pris, dans le langage courant, le sens de mystère avec la valeur un peu péjorative attachée à ce terme.

Au mysticisme se rattachent encore les sens divers du mot Mystique. Il convient de les délimiter. Mystique se dit de tout ce qui se rattache au mysticisme. Mais de cet adjectif est dérivé un substantif, tantôt masculin, tantôt féminin.

Le Mystique (masc.) désigne tout sujet enclin au mystérieux (occultisme) par nature, par formation d’esprit.

L’inconnu a ses attraits, même il a ses séductions. Mais cette attirance qui est génératrice de la recherche et de la découverte quand elle est le fait d’esprits inductifs voués à la science, pétris du désir ardent de savoir, de projeter la lumière sur ce qui est caché, cette attirance offre des caractères individuels tout différents quand elle est le fait d’imaginatifs, d’émotifs, subissant comme l’envoûtement de l’inconnu, construits en esprits déductifs, par conséquent prêts à recevoir la manne facile de la Révélation, réceptifs du Préjugé et de la Superstition. Enclins à la passivité et à l’hétéro-suggestion, ils ont la terreur et le respect automatique de cet Inconnu qui, pour le savant, est un stimulant. Ces sujets, antiscientifiques sont les vrais mystiques, au sens habituel du mot ; les autres sont de simples curieux. Les premiers sont destinés à être les victimes des exploitations religieuses, qu’il ne faut point confondre avec la connaissance, la pratique sincère des Religions dont l’attrait philosophique leur échappe et qui est l’objet même de cette étude.

Le mystique est un fervent, un ardent passionné de tout ce qui revêt des allures anormales, énigmatiques, disons occultes. L’occultisme est toute une thèse dont les adeptes sont de purs mystiques. Il s’est constitué une catégorie de gens qui ne vivent que par le merveilleux : fétichistes, télépathes, sorciers, mages, astrologues, miraculés, tourneurs de tables, liseurs de pensées, voyants, mediums, friands de l’au-delà, spirites de tous acabits, chiromaniaques, graphologues divinateurs, hypnotiseurs fluidiques, fakirs, contemplateurs de nombril, extatiques, avaleurs de sabres, possédés, démoniaques, incubes et succubes, lycanthropes et tutti quanti, toute cette collection d’extravagants, agresseurs du bon sens et de l’humaine raison, jouit d’une mentalité commune (je ne parle que des sincères), faite de crédulité, d’adhésion aprioriste.

Tels sont les mystiques dignes d’intérêt et dont la contrefaçon s’appelle charlatans de toutes catégories, fabricants de poudre aux yeux.

Les uns et les autres sont rencontrés sur les terrains les plus divers où ils trouvent moyen d’appliquer leurs dispositions naturelles. Oserait-on faire, par exemple, la moindre différence entre un flagorneur, un batteur d’estrade, un bateleur de la politique électorale, traînant à sa remorque tout le troupeau compact des gobeurs, et les voyants qui hantent les champs de foire ? Le sauteur de corde est un charlatan. Le gobeur est un mystique. Il est fasciné au même titre que le simple d’esprit écarquillant ses pauvres yeux devant une guérison à Lourdes, ou versant son obole au denier de Saint-Pierre, ou achetant pour quelques francs, une messe ou des indulgences.

Le troupeau humain se subdivise ainsi en deux clans : les Mystiques et les Curieux, les hommes de Foi et les hommes de Raison, les amateurs du Credo quia absurdum et les Saint Thomistes avides de croire, mais après avoir vu, cherché et compris.

Est-ce à dire pourtant qu’en ce vaste domaine de l’occulte il n’y ait qu’illogisme et absurdité, naïveté ou exploitation ? N’y a-t-il point dans l’occultisme, pris dans sa masse, des éléments qui stimulent la recherche sérieuse, et faut-il de plano rejeter en bloc tout ce qui n’est point du ressort des sens et du compréhensible ? Une telle affirmation n’aurait rien de scientifique et, à son tour, elle serait entachée de système. La négation brutale n’honore point l’homme de science. Mais entre l’homme qui doute et interroge et celui qui croit aveuglément, il y a tout un monde. Entre celui qui éprouve une sensation de bien-être à croire sans aller voir, à se donner au Dieu inconnu corps et âme, à trouver dans cet abandon une sorte de jouissance, et celui qui se contente d’opposer une simple froideur sereine à ce qu’il ne saisit point et se borne à attendre, il y a encore un monde. Le merveilleux n’a qu’un attrait, celui de grossir les difficultés auxquelles sourit le chercheur. Celui qui s’aplatirait en adorateur devant ces ondes sonores, capables en traversant la pierre d’apporter aux oreilles du Parisien des mélodies débitées à Berlin, s’assimilerait au nègre adorant le soleil ou au crétin qui éclate en hosannas d’allégresse en apprenant un miracle de la petite Thérèse de l’Enfant-Jésus. L’étonnement n’a rien du stupéfiant ; il n’est, chez l’homme exerçant une maîtrise sur la folle du logis, que le premier stade vers la découverte.

Le monde formidable de l’Inconnu flétrit le croyant aveugle et sourit à la Science dont chacune des découvertes est un gage offert à la Foi lucide et la juste récompense du Travail.



Et j’en viens au mot Mystique, au féminin. La mystique désigne le dogme conventionnel et provisoire de l’occulte, revêtant, en la complétant, la partie technique d’une thèse. C’est la métaphysique superposée à la physique ; c’est la prolongation, dans le champ de la connaissance des territoires connus vers les régions inconnues on mal explorées, où provisoirement, l’inconnu est schématisé, symboliquement exprimé, un peu comme l’est pour le mathématicien l’hypothèse du problème résolu. Il y a une mystique dans toutes les branches de la spéculation où l’inconnu est arrangé en système.

On le voit : cette mystique n’est point une sorte de vrac, un « caput mortuum » où s’enfouissent pêle-mêle les témoins de notre ignorance. Le symbolisme, réactif d’attente, permet d’y pénétrer et de s’y diriger jusqu’au jour où le chercheur s’y incorporera, y constituera une demeure habitable pour son esprit, parce que les arcanes auront disparu, percés à jour par les progrès mêmes de la technique scientifique. L’hindouisme, dont la connaissance est devenue si impressionnante depuis la vulgarisation de ses prophètes en Occident, est un bel exemple de cette mystique en voie de solution.

Les voies d’accès vers la mystique, telles que les philosophes de l’Inde nous les ont dégagées en liaison avec la science de l’Occident, sont tout aussi séduisantes que ces mêmes voies d’accès tracées par la science du réel seul, fouillant pas à pas avec ses méthodes positives la nuit de l’inconnu, en se dégageant de toute hypothèse mystique. Par l’un ou l’autre procédé, le champ de la mystique s’étrécit de plus en plus au profit de l’accessible. Les curieux du mysticisme feraient bien de se familiariser avec les œuvres formidables que l’hindouisme a répandues dans notre sphère depuis tantôt 50 ans. Elles ont projeté une forte lumière sur le magnifique problème que je ne puis qu’esquisser ici. (Voir Romain Rolland : Vie des Ramakrisna ; Vie de Vivekananda, Vie de Gandhi). Seuls les esprits superficiels ont laissé passer le Gandhisme sans l’approfondir, pour n’en faire qu’une réaction d’ordre nationaliste et politique.

Ainsi comprise, la mystique est une philosophie supérieure, de haute portée. Elle s’applique en de nombreux domaines : il y aura une mystique d’Orient, une mystique d’Europe, une mystique helléno-chrétienne, une autre Judéo-chrétienne, une Alexandrine, comme il y a une mystique de toutes les philosophies : pythagoricienne, socratique, platonicienne, etc., comme il y a une mystique de l’Art. Et, ce qui ne manquera pas de passionner les esprits curieux sera de découvrir qu’il y a au fond de toutes ces mystiques des éléments communs, qu’elles se confondent en somme dans un postulat universel qui n’est autre que l’Unité de la pensée humaine, l’Unité de l’esprit. Quelles que soient les voies d’accès, toutes se rejoignent, partant du connu, vers un carrefour où elles se fusionnent parmi l’Inconnu, s’amalgamant entre elles et avec lui.

C’est ainsi que le problème philosophique religieux du mysticisme s’agrandit démesurément en acquérant surtout le mérite de supprimer toute lumière entre la connaissance du Réel et l’Inconnaissable de l’Irréel (voir Ribot), entre le domaine du relatif et celui de l’Absolu.



Pour en finir avec l’importante mise au point des définitions, achevons de grouper autour des noyaux Myste et Mysticisme d’autres intéressants dérivés.

Tout de suite le mot Mystère vient sous la plume pour désigner tout ce qui, dans l’inconnu, échappant à notre perspicacité, comporte un élément que nous estimons inaccessible parce que surnaturel, extrahumain, ressortissant à des puissances diaboliques, divines ou autres, autrement dit à une zone d’influence à laquelle l’homme est soumis et ne saurait échapper par ses propres forces. Nous sommes en plein sur le terrain de la Foi, celui où l’on demande au fidèle un acte de pure adhésion ou de soumission. Car il lui est à jamais interdit de sonder cet inconnu, sans avoir reçu l’initiation qui lui permettra de comprendre. Les mystères antiques, ceux d’Orphée, d’Apollon, d’Eleusis, de Delphes ; les mystères chrétiens, toute la mystique religieuse de tous les temps et de tous les pays forment un conglomérat de curiosités dont le monopole fut détenu par un collège de prêtres ou de desservants et fut matière à exploitation facile, à raison de la crédulité indispensable du troupeau récepteur du mystère.

C’est à cette mystique, qui est cependant d’un caractère élevé parfois, que l’on doit d’avoir connu le Prêtre vivant de l’autel. La phase sacerdotale de l’histoire des religions est curieuse à étudier, car elle eut des conséquences exceptionnelles en ravalant au plan humain ce qui, par définition, devait planer dans des régions idéalistes et symbolistes. C’est à savoir qu’un divorce s’est établi par le fait entre deux mondes supposés d’essence différente : celui du connu et celui de l’esprit humain, divorce fort regrettable pour les progrès de l’esprit humain, comme on le verra plus loin, car le mystère devint presque toujours générateur de mystification (initiation à rebours : mensonge, hypocrisie, duperie, action d’arrêt par l’usage de la terreur, etc.).

Telle fut l’œuvre du prêtre, de quelque Orient qu’il se recommande. Vulgus vait decipi.

Mais il est pourtant des esprits à qui répugne le mensonge et qui protestent. Mais alors, la réaction tend à dépasser l’action. On ne saurait nier que le mot de mysticisme de nos jours sonne mal à l’oreille des rationalistes, du libre penseur, comme aussi de beaucoup de gens qui attachent aux mots plus de valeur qu’aux choses qu’ils représentent. On ne saurait trop s’élever contre cette logophobie si commune dans les milieux encore peu cultivés et gagnés à une juste méfiance par carence d’éducation. Des préventions dangereuses s’élèvent partout, parce que l’on manque de sens critique et il est aussi sot pour un anarchiste d’avoir peur du mot mysticisme que pour un bourgeois de se signer à l’audition du mot anarchiste, auquel il n’oserait accorder une minute d’attention.

Tout le mal vient ici de l’exploiteur-né qu’est le Prêtre qui, se souciant peu de vivre de l’air du temps, trafique des prières, mais qui, pire encore, est un condensé d’intolérance. Le prêtre a tué la religion, meurtri l’esprit religieux, comme le porte-sabre a provoqué le dégoût irrémédiable, fort heureusement du reste, du patriotisme armé.

Mais si de tels attentats peuvent être salutaires, en fait ils sont nuisibles quand ils bloquent l’essor conscient de l’esprit en jouant le rôle d’un frein. Les mots de tolérance et d’intolérance sont insupportables, car ils sont en fonction toujours d’un autoritarisme quelconque et de cette immense fatuité humaine qui porte certaines gens à croire qu’ils possèdent seuls la vérité, alors que tout est vérité ou contribue à la vérité. Il n’est aucun effort de l’esprit qui soit négligeable. C’est au nom de l’intolérance, si proche de la tolérance, que les humains se sont tant de fois entredéchirés. Une mutuelle considération eût tout changé.

Un peu de modestie siérait mieux aux détenteurs de mystères, s’ils n’avaient un puissant intérêt à dominer les âmes et si, inversement, ils n’éprouvaient une diabolique jouissance à exploiter ceux dont Romain Rolland dit : « Ils n’ont aucun droit à porter les couleurs de l’Âme religieuse ces millions de lâches croyants des Eglises — cléricales ou laïques — qui ne croient point par eux-mêmes, mais qui restent vautrés dans l’étable où ils ont été vêlés, devant le râtelier plein du foin des croyances commodes, qu’ils n’ont que la peine de remâcher ».



Ce déblaiement des définitions et des terminologies a déjà clarifié le problème du mysticisme. Je considérerais même l’étude comme terminée si je n’avais à marquer, une fois de plus, la liaison qui existe entre ce problème et celui de la Foi en face de la Raison, de la Science en face de la Religion, problème sous-jacent à celui du mysticisme. Il me faudra dire un mot ensuite de la pathologie du mysticisme qui nous mettra aux prises avec les Dogmes dressés contre l’humaine nature.

Si l’homme était omniscient, s’il avait à sa disposition des sens moins bornés, si la vérité ne se recommandait point de l’effort des conquêtes lentes et progressives, il n’y aurait jamais eu de mysticisme. Jamais les philosophies et, à leur remorque, les religions, n’auraient imaginé une dualité de substance chez l’homme, construit des autels à l’Âme et à l’Esprit et établi une hiérarchie de noblesse entre la guenille périssable que constitue le Corps et sa locataire, l’Âme, jugée d’une autre essence et jouissant, par privilège divin spécial, de propriétés extrahumaines, telles que l’immortalité.

Mais il faut ajouter que, malgré son ignorance fondamentale, l’Homme n’eût jamais inventé le mysticisme ni le divin, s’il n’avait été cloué primitivement d’une Imagination prépondérante, décuplée par un état permanent de crainte, corollaire tant du troublant Inconnu que de sa faiblesse ; s’il n’avait dû, enfin, succomber devant la tyrannie fascinatrice et suggestive du Prêtre ambitieux et famélique.

Il n’en reste pas moins, quoiqu’on fasse, que dans le champ de la Connaissance, deux zones limitrophes, imbriquées l’une dans l’autre, existent encore : l’une dite de la conscience, où l’homme peut se mouvoir parmi des phénomènes accessibles à ses sens ; une autre où, dans un dégradé progressif, la subconscience d’abord, puis l’inconscience, se trouvent collectés une foule d’états et de faits imprécis que l’Homme ne fait que soupçonner, entrapercevoir ou ignorer totalement, états en liaison forcée, par juxtaposition, avec les faits de pleine conscience. Ce départ est si net que l’on conçoit fort bien que le Primitif ait pu les disjoindre comme deux ordres de choses sans autre rapport que celui du voisinage. L’abstrait et le concret, le relatif et l’absolu sont pourtant, de par la logique, deux formes du même objet. Mais ils sont d’un aspect si différent que leur nature peut être supposée différente. L’homme discerne bien quelque peu ce dont il est imprégné, mais l’essence même de cet agent imprégnateur, et parfois aussi l’imprégnation elle-même, il les ignore.

Bien qu’il ait d’aventure orgueilleusement pensé triompher du mystérieux, « il sait qu’il ne sait pas tout ; qu’il ne saura jamais tout » (Guy Grand). Cet aveu n’est point acte d’humilité, mais prudence, car si un acte de résignation peut s’entendre d’un croyant abîmé devant l’Idole, il ne s’entend plus de l’Homme évolué, fier de sa raison qui justifie ses espoirs, n’adorant que la Vérité, sûr que son passé ascensionnel est la garantie du quo non ascendam, où il met la noblesse de son esprit. Mais, sur le terrain des réalités palpables, l’homme, comme le dit Proudhon : « a beau étendre le cercle de ses idées, sa lumière n’est qu’une étincelle promenée dans la nuit immense qui l’enveloppe » et « il faudrait être bien pauvre de jugement pour ne pas reconnaître que le mysticisme ne fera jamais défaut à notre savoir ».

Et il faut bien qu’il en soit ainsi tant qu’il n’aura pas incorporé sa substance et sa science au Grand Pan, jouissant de l’apothéose finale de son génie vainqueur, sublimité de laquelle il n’a jamais été exclu que de par les droits factices conférés aux dieux de tous les Olympes par notre platitude initiale. Le mysticisme, tel que l’entendit Proudhon, et tel qu’il faut l’entendre, « n’a rien d’opposé à la raison, bien au contraire ».

Mais alors, s’il n’y a point opposition, il y a identité de nature ; il y a continuité et imbrication entre les deux zones de la connaissance, comme entre le jour et la nuit séparés par une zone crépusculaire indécise, une zone où tout est accompli, une autre où tout est potentiel. Entre les deux, un territoire nébuleux, royaume de l’Intuition et de l’Hypothèse, un voile que l’Homme prend plaisir à déchirer parfois.

La pensée n’éclate pas au plein soleil de la connaissance sans conserver des attaches profondes et indestructibles avec un monde de pensées réduites, ou d’embryons de pensées, dont elle n’est que la prolongation et le développement.

Les merveilles de la Pensée humaine ont incité les psychologues de tous les temps à l’analyse des éléments qui la constituent. Doué de réflexion, l’Homme a profité de cette admirable propriété pour projeter dans son monde intérieur des regards curieux et il s’est habitué à l’Introspection. A-t-il pu jusqu’au bout suivre les fils conducteurs, indéfiniment bifurqués ou entrelacés comme un écheveau embrouillé vers un noyau primitif ? S’il l’a cru, parfois, il dut pourtant hésiter à l’orée du sanctuaire qui a si justement mérité la qualification de « chambre intérieure », à laquelle il a frappé vainement et les sentiers qui l’y conduisaient se sont perdus dans une brousse inextricable où s’abritent jalousement les premiers linéaments de sa vie mentale. Encore a-t-il douté qu’il puisse jamais les dégager et les illuminer car il eut la prescience qu’ils n’avaient point de fin.

Dès les temps anciens, l’Homme a été frappé par un phénomène : le Rêve, qui eut le don d’émoustiller sa curiosité. On sait le rôle que joua ce monde inconnu dans la vie des peuples et qu’ils n’hésitèrent point à lui attribuer une émanation de vue. Dans leur mysticisme ignorant, ils trouvèrent à ces phénomènes des significations supranaturelles dont le nœud fut l’œuvre du Prêtre. Il a fallu en venir jusqu’au xixe siècle pour que les psychologues mieux avisés restituassent au Rêve sa valeur de fonction normale et sa liaison d’une part avec la pensée claire de la veille, d’autre part avec des manifestations éloignées d’un psychisme plus profond, plongeant des racines dans une partie du Moi, qu’à défaut de mieux l’on a dénommé Subconscient.

La découverte d’une activité psychique brumeuse constituant une sorte de réservoir caché où la Pensée puise les éléments de sa fabrication, dont les origines se perdent dans la nuit des temps, cette découverte est une date dans l’histoire des Idées. S’il est encore des simples d’esprit capables de feuilleter la clé des songes, il est d’autres esprits qui savent que le Rêve est une création du donneur lui-même et que son incohérence liée à son automatisme, n’est due qu’à la suspension momentanée du contrôle et du jugement. Une science toute nouvelle, la Psychanalyse, a permis de violer les secrets de la subconscience, et déjà les portes du sanctuaire impénétrable sont ouvertes. Le gouffre sans fond de l’Absolu et de l’Irréel s’offre aimablement aux excursionnistes de leur Pensée et l’on ne saurait plus prétendre que le mystérieux est le parc réservé au divin.

La Science et la Religion se sont rejointes et n’apparaissent plus deux spéculations antagonistes. La Pythie et les mediums n’ont plus le don de stupéfier que les nigauds et Lourdes a livré ses secrets à Charcot. L’intuition, les phénomènes de pressentiment n’ont plus figure de faveur accordée à l’Homme par une divinité bienveillante ne livrant ses trésors qu’à des privilégiés. L’extase, la contemplation, la méditation sont facultés à la portée de tous et l’hypothèse est exposée aux coups de sonde de la Raison.

La voyance n’est plus qu’une singerie de charlatans, de forains et de naïfs, au service d’une foule émotive, éprise de merveilleux.

Parce que la connaissance se heurte tout à coup à la mer de nuages qui l’empêche de cheminer autrement qu’à tâtons, a-t-on le droit de dire que cette mer cache un horizon à jamais inaccessible et qu’une lumière plus éclatante ne la dispersera pas ? La découverte est la prime accordée au chercheur, et le croyant ne cherche pas : il capitule.

En deçà du nuage est le monde de la connaissance réalisée qui tient déjà du prodige, c’est le royaume dévolu à la Raison. Au-delà, est le domaine de la Foi. Mais celle-ci n’est point forcément aveugle-né et si son rôle habituel est d’ordre inhibitoire, il est des hommes de science dignes de ce nom pour qui les deux mondes s’interpénètrent et pour qui la zone de la Foi n’est qu’un nouveau champ d’expérience. C’est un fait connu qu’il est des savants rompus aux méthodes scientifiques et qui ne peuvent cependant se dépouiller de cette tare mystique qui est un legs de la race. On s’extasie et l’on prétend triompher quand on cite des hommes de grand renom qui ne craignent point de sacrifier encore aux superstitions religieuses auxquelles ils sont enclins.

On connait à l’opposite des hommes de religion (je ne parle que des sincères) qui cultivent les sciences avec succès et qui savent se servir des facultés de leur entendement pour aller à la découverte.

De tels exemples n’étonnent plus personne, La coexistence du mystique et du scientifique jugés d’essence différente est, à coup sûr, une imperfection et l’on sait des âmes honnêtes et grandes qui comme Pasteur, surent réaliser la cloison étanche qui sépare le réel de l’irréel, travailler au bien de l’Humanité en utilisant de formidables moyens et rester cois à l’entrée du sanctuaire réservé au divin, en s’interdisant d’aller plus loin. L’envoûtement du passé est chose dont on se défend mal, bien qu’il tende à disparaître le jour où l’on ose briser la cloison étanche et se servir de sa raison pour pénétrer l’impénétrable. Ceux-là seuls sont à plaindre qui se refusent à aborder de front le colosse par crainte de sacrilège. On honore le Dieu inconnu en abordant sa demeure. L’époque des Titans est passée et Prométhée ne serait plus voué au supplice réservé aux violateurs du Ciel. Le Juif n’aurait plus besoin de Moïse pour dialoguer avec Jéhovah.

Mais il est d’autres hommes qui ont voulu et su combler le fossé que les Religions et le mysticisme naturel se sont ingéniés à creuser entre le Réel et l’Irréel, entre la Religion et la Science, entre la Foi et la Raison. Ils n’ont aperçu dans ces diverses antinomies que deux formes d’un même objet. Énorme progrès, capable de féconder l’avenir au lieu de la stérilité du piétinement sur place. « Il s’est fait de nos jours, dit Romain Rolland, (Essai sur la mystique et l’action de l’Inde vivante.) un absurde divorce entre ces deux moitiés de l’Âme : la Raison et la Foi. On leur a persuadé qu’elles sont incompatibles. Il n’y a d’incompatible que l’étroitesse commune de ceux qui se prétendent abusivement leurs représentants… Et nombre d’esprits qui sont libres ou se croient libres de toute religion, vivent baignés dans un état de conscience supra-rationnel qu’ils étiquettent socialisme, communisme, humanitarisme, nationalisme, voire même rationalisme. Ce n’est point l’objet de la pensée qui détermine sa provenance et permet de décider si elle ressortit ou non à la religion : c’est la qualité de cette pensée. Si elle s’oriente intrépidement vers la recherche de la vérité, à tout prix avec une sincérité entière et prête à tous les sacrifices, je la nomme religieuse. Car elle présuppose la foi en un but de l’effort humain, supérieur à la vie de l’individu, parfois de la communauté présente et même de la totale humanité. »

« La religion est, suivant Renan, la part de l’idéalisme dans la vie humaine. »

Le voilà, le domaine de la Foi pour le Scientifique, de la Foi toujours armée de l’Espérance qui ne réside point dans la Grâce, mais qui, au contraire, féconde et conditionne l’effort humain en vue de la découverte, en vue de la création toujours renaissante sur des bases toujours de plus en plus solides. Foi vaut Confiance. Confiance en soi d’abord, sans que la présomption y ait sa place, confiance dans les Hommes capables d’œuvrer et de se donner pour le Bien de Tous. Sur le terrain laïque lui-même il y a place pour la fameuse trilogie d’inspiration exclusivement religieuse : Foi, Espérance et Charité. Que de belles Âmes d’athées, de rationalistes, de libres-penseurs n’ont jamais eu d’autres directives ! Quiconque manque de foi n’a point cette illumination intérieure qui n’est que l’expression synthétique de cet élan vital inhérent à l’espèce et qui la pousse en avant vers le mieux, est fort à plaindre et voué à la stagnation.

Arrivé au carrefour des routes inconnues qui s’enfoncent vers l’ombre de l’irréel, l’Homme se recueille. Il peut prendre peur comme l’enfant dans la nuit, ou rester l’esclave de sa peur héréditaire. Il peut rester indéfiniment penché sur la glèbe comme le serf sans regarder plus loin et abdiquer au profit du premier berger qui passe. Mais il peut aussi redresser la tête et, comme l’y invite le vieil Ovide, regarder le Ciel : « Cœlumque tueri » non pas avec la candeur du croyant qui implore la force de supporter sa chaîne et réclame les gages d’une récompense céleste, mais avec l’amour de plus de liberté, de plus de vérité, n’ignorant point, du reste, que la route est difficile, souvent ingrate pour les pionniers de l’Idée, mais qui sait pourtant que l’erreur elle-même renferme une part de vérité et qu’aucun effort n’est perdu.

Les voies d’accès vers l’Idéal sont multiples et fécondes. Tout chemin qui monte y conduit. La vérité est diffuse en nous comme en l’Univers dont nous ne sommes qu’un atome infime. Et nous marchons vers la grande Unité, vers l’Universelle Synthèse, vers le grand Pan. Qu’y trouverons-nous ? Dieu ou nous-mêmes incorporés au Cosmos dont la substance éternellement métamorphosée est toujours renaissante sans usure possible ? Que nous importe ? L’Inconnu est un tropisme, et Dieu n’est qu’un mot. Qu’il réalise les Postulats des Âmes éprises de poésie, des imaginatifs imprégnés de romantisme, rien n’y fait obstacle. Au lieu de trouver Dieu à l’origine du monde, ils s’y heurteront à sa fin.

L’esprit positif, engagé dans la même voie, cherche, cherche toujours et trouve dans la recherche l’aiguillon qui suffit à sa vie. Qu’il soit d’inspiration religieuse ou positive, le monisme s’impose et c’est la fin où tend le mysticisme scientifiquement, humainement envisagé.



Mysticisme et mystiques en Pathologie. Il y a chez tout mystique un état mental de base sur lequel peuvent éclore des floraisons délirantes perpétuellement menaçantes.

N’est point mystique qui veut. Pour l’être, il faut voir, entendre et surtout sentir avec des organes héréditairement sensibilisés au préjugé, à la superstition ; il faut être réceptif, docile et malléable. On peut comprendre la mentalité du mystique et se l’expliquer, psychologiquement, mais il est impossible de se l’assimiler si l’on n’a point l’âme pétrie comme la sienne, vibrant à son unisson. Je m’explique qu’un daltonien ne perçoive pas le rouge, mais je ne puis avoir la même sensation visuelle que lui. On s’explique la morale, mais il peut advenir qu’on ne la sente point.

Pour être un mystique au sens pathologique du mot, il faudra quelque chose de plus, il faudra réunir des conditions prédisposantes, telles qu’une hérédité similaire, une éducation d’esclave privé de sa liberté d’esprit, avec un cerveau ayant subi de bonne heure de ces plicatures répétées, indélébiles où sévissent ces terribles refoulements que les psychanalystes ont si bien mis à nu ; il faudra une formation morale toute spéciale, par conséquent un milieu que seules les religions dites révélées, sont capables de créer. Il faut donc être d’abord le mystique au cerveau préparé, c’est-à-dire celui qui ne se contente pas de constater le mystère, mais qui en est impressionné, qui tremble devant lui et lui donne son adhésion, qui croit à un surréel actif, doué de puissance et d’influence sur le réel, surréel que l’on ne comprend point, mais que l’on redoute, que l’on aime et respecte pour cela même. C’est la mentalité dont on fait les dévots, les cagots, les Tartufes de tous les cultes, les fervents aveugles de toutes les religions depuis les Primitifs, clients du sorcier et porteur d’amulettes jusqu’aux piliers d’Église et punaises de sacristie, chamarrées de grigris et de scapulaires, en passant par les Antiques eux-mêmes qui consultaient les oracles, les Chinois qui brûlent des parfums pour chasser les démons, les exorcistes qui ont infesté notre moyen âge, les marchands d’orviétan de tout acabit.

Renforcez cette prédisposition individuelle par une influence adéquate de milieu, vous créez les inspirés hallucinés, témoins de Dieu, possédés, grands hystériques dont les siècles passés furent si tristement empoisonnés et dont nos asiles exhibent encore de jolis spécimens.

Deux facteurs d’importance concourent à ce résultat : le degré d’intelligence et le degré d’émotivité.

Règle unique : le mysticisme de base prémorbide est en raison directe de l’émotivité (crédulité), et en raison inverse du niveau intellectuel (sens critique). Ces deux éléments psychologiques suffisent à créer la foi en l’absurde et à laisser prendre des vessies pour des lanternes. Plus un homme s’intellectualise, moins il livre de champ à son émotion, moins il a de chance de choir dans le mysticisme morbide. Plus les peuples se cultivent, moins ils offrent de prise à la superstition. Mais les soubassements émotifs de l’homme grégaire sont tellement solides qu’ils compromettent pour longtemps l’édifice intellectuel. L’émotion peut même entraîner au désespoir souvent des sujets eux-mêmes qui ont conscience de leur faiblesse et en rougissent. Une telle carence empiète déjà sur le morbide.

Psychose mystique. Elle est à étudier du point de vue collectif, car il n’y a point de psychose qui soit plus contagieuse.

Il y a des circonstances prédisposantes, d’ordre héréditaire et d’ordre personnel, toutes deux inhérentes au sol où germera la psychose.

Héréditairement, notons la surémotivité et la faiblesse d’esprit, deux états qui fourmillent dans les campagnes arriérées, fief du Prêtre. Mais, pour y voir germer la graine mystique, il faut un ensemencement spécial. Il y a des familles où le dépôt mystique est ancestral déjà. Dans certains groupes sociaux il est de bon ton de servir de pilier d’Église ; c’est une sorte d’obligation de race, un snobisme dangereux, un pli cérébral, un tic. Ce sont ces milieux où sont anathèmes l’hérétique, le divorcé, le mort-né sans baptême et qui n’a pas droit à la sépulture de famille chrétienne. Ces foyers de pestilence morale ont la dévotion mystique double et parallèle du goupillon et du sabre. On y est très prolifique et, dès sa naissance, Raoul est voué à l’année, Guy deviendra curé, Thérèse entrera au couvent. C’est de tradition. Cette tunique de Nessus dont on est fier ne fait qu’une avec la peau. Il est clair que le fait de naître en pareil milieu prépare la psychose mystique ; la graine viendra de l’éducation.

L’éducation des familles qui se croient tenues à des pratiques cultuelles détermine l’orientation des esprits vers le délire. C’est d’abord la discipline exemplaire, le dressage à des pratiques automatiques non discutées et incomprises qui s’approprient les sujets et en font des esclaves, dès l’enfance. La folie mystique éclate fréquemment dès la jeunesse. C’est ensuite l’habitude d’hypocrisie où les sujets, sollicités par des penchants, des besoins, des états passionnels naturels, s’obligent à les assouvir en cachette ou, ce qui est pire, à les refouler comme autant de cas de conscience qui surgiront plus tard en la forme d’obsessions, d’angoisses, de scrupules maladifs ; c’est enfin l’éteignoir mis sur le sens critique, l’adoption de l’énorme, de l’extranaturel, comme une émanation normale d’un Dieu rigide et sévère ; c’est la crainte corrélative de châtiments post mortem, rachetés par des soumissions puériles ou des pénitences honteuses ; c’est enfin et surtout la prééminence des Affects sur les processus intellectuels, le dévergondage scabreux des sens, la création de chimères, d’images hallucinatoires qui hantent rêves et cauchemars, semant l’effroi, déterminant de soi-disant vocations religieuses précoces et le suicide moral avec la stérilité. La plupart des grands inspirés, des saints et saintes dont se glorifient les Églises ont vu naître leur psychose dès l’enfance. On y voit se mésallier dieux et démons, anges et diablotins. Le moyen âge a racolé ses sorciers dans ce monde de prédisposés. De nos jours ils peuplent les maisons de fous.

La forme mystique des psychoses est dominante en certaines régions vouées encore à des pratiques cultuelles automatiques, telles que la Bretagne. Ces pratiques tournent la tête des pauvres d’esprit qui forment le troupeau habituel du Prêtre. Ils grossissent les exodes de pèlerins qui vont promener leur névrose dans les sanctuaires réputés.

Tous les mystiques des Asiles sont des débiles mentaux à délire grotesque où abondent les pratiques superstitieuses. Il s’y mêle ordinairement des préoccupations sexuelles, des pratiques anormales du même genre, des extases, des amours mystiques avec Dieu, le diable, même des animaux. Souvent des phénomènes de grande ou de petite hystérie compliquent le tableau. De tels malades, nés des Eglises, en seraient les victimes expiatoires s’ils vivaient au moyen âge. Un privilège les fait jouir, de nos jours, de la pitié qui s’attache aux simples d’esprit. Les asiles qui les recueillent sont remplis de saintes Thérèses, de Jeannes et de tous les échantillons de saints du calendrier. Heureux si le martyr des Ursulines, Urbain Grandier, eût vécu de nos jours : le cimetière de Saint-Médard serait maintenant un quartier de l’asile Sainte-Anne, sis tout proche !

Une immense crédulité gît sous chaque psychose mystique. Elle en est la condition formelle. Cette folie peut jaillir spontanément des recoins ténébreux du subconscient, chargé à bloc d’effluves religieux héréditaires. Mais il faut ordinairement le déclenchement d’une autorité habile qui fascine, hypnotise, impose, telle celle du prêtre, ou l’exemple entraînant des proches.

On ne saurait trop signaler cette influence néfaste du milieu à tous les éducateurs, s’ils ne veulent voir sombrer dès l’aurore des personnes morales intéressantes, car l’évolution de la graine est fatale, et jamais de telles maladies ne reviennent en arrière.

Ajoutons un nouveau facteur à la suggestibilité du débile et à son faible niveau d’intelligence, celui du nombre et nous avons les psychoses mystiques collectives, les épidémies de folie religieuse qui éclatent encore de nos jours, antées sur cet état d’endémicité fondamentale chronique qu’entretiennent les Églises et l’incurie des libres-penseurs. Ici, l’élément contagieux est tout et il est en fonction même du plus grand nombre. La psychologie des foules, aujourd’hui bien connue, trouve dans la mysticité sa démonstration la plus troublante.

Les sujets se divisent en deux catégories, comme dans toutes psychoses communiquées : les actifs et les passifs, les forts et les faibles, les convaincus et les hésitants, les audacieux et les timorés. L’intelligence dans les foules n’a qu’un rôle effacé, secondaire. Chez cette grande bête qu’est la foule, ce qui domine, c’est l’émotion. Dans une réunion électorale, souffle un vent de mysticisme. C’est le royaume de la poudre aux yeux dont les plus malins sont parfois victimes. Ce qui se manifeste c’est l’émotion et non pas la logique ; le bon sens n’est plus nécessaire. Bon sens et logique sont pour un moment annihilés, suspendus, inhibés par le courant des forts. Déjà sont fréquentes les folies mystiques à deux personnages, trois et quatre participants ; les épidémies de famille ne sont pas rares. Que de familles j’ai dû consoler, trop tard, de pertes qu’elles subissaient, grâce à leur maladresse éducative, d’enfants arrachés à leur tendresse par la vocation religieuse !

Plus graves et plus retentissantes sont les épidémies de couvent.

L’histoire de la mysticité collective est un inépuisable martyrologe, car le propre de l’agent d’influence dans la création du délire est sa violence et son intolérance. Le délire mystique est non seulement contagieux, mais c’est une des formes les plus redoutables de la manie raisonnante et du délire actif de persécution. Les folies religieuses à base de révélation comptent à leur actif des crimes sans nombre. Les Églises se sont ensanglantées à toutes les époques de leur histoire. Les religions ont perturbé la vie des peuples, organisé le trouble, entretenu des sentiments de sauvagerie instinctive qu’elles avaient pourtant mission de canaliser et de dompter. La Saint-Barthélemy, les Albigeois, la sombre Inquisition qui a sévi en divers pays et dont l’esprit est encore infiltré dans nos mœurs, ont semé dans leurs abattoirs sacrés, sans aucune pitié, les victimes les plus inoffensives comme les plus illustres, Galilée, Michel Servet, Jeanne d’Arc émergent bien au-dessus des charniers les plus engraissés de 1914. Les chrétiens des premiers âges eux-mêmes pavèrent de leur peau leurs croyances enfantines ; ils se sont rattrapés plus tard. Des saints et prophètes improvisés souvent eux-mêmes, des aliénés, n’ont qu’à se présenter pour entraîner à leur suite des foules hallucinées. Aux Indes, Gandhi prépare de nouveaux martyrs.

Çà et là éclatent des réveils mystiques à l’appel d’un illuminé. Celui du Pays de Galles en 1905 est un des plus fameux. Mais les plus extravagants des accès de délire collectif où l’on voit sombrer jusqu’aux dernières lueurs de bon sens sont les pèlerinages organisés autour de miracles, témoins eux-mêmes d’un accès personnel de mysticisme maladif, quand ils ne sont pas œuvres de mystification. Ils sont d’autant plus intéressants qu’ils dénoncent, à l’origine de la crise, l’action de meneurs parfois sans conviction et dont l’influence malfaisante est coupable. Pour triompher de la crédulité des mystiques, il n’est pas besoin d’être un génie.

L’Antiquité elle-même connut ces Temples où les foules s’entassaient, attirées par les superstitions les plus grossières.

Delphes fut le Lourdes de la Grèce ; Ghéel, en Campine traîne depuis trois siècles, sa réputation de guérir les aliénés.



J’ai donné à ce mot de mysticisme un sens très élargi et j’ai compris dans cette acception tout ce qui, en dehors du thème proprement religieux, consacre une abdication de l’intelligence au profit du mystérieux, une exacerbation passionnelle au détriment de la Raison. Les folies politiques, où les fétiches laïques surabondent, ont mérité une large place dans ce défilé. En tout et partout l’homme se présente comme un conquérant, un despote, et ses victimes sont en proportion de son audace. Les sectes religieuses, politiques, philosophiques, les coteries sociales les plus diverses pourraient illustrer ma description d’une foule d’exemples. Les mystiques abondent autour de nous. Qui sait si nous-mêmes n’avons pas eu nos heures de mysticité contagieuse ou contagionnée ? Faire école, c’est placer sur un piédestal une espèce de fétiche en chair et en os, ou en effigie et agglomérer tout autour des foules qui admirent et disent : Amen.

La célèbre affaire Dreyfus mobilisa, de part et d’autre, des fanatiques. Les guerres sont d’immondes exemples de folie collective, cruelle et bestiale, abondamment pourvues de sujets qui se transfigurent tout à coup à l’audition d’un mot sonore, à la vision d’un signe convenu, d’une oriflamme. Les hurleurs de Marseillaise valent-ils mieux que ceux qui brament au Sacré-Cœur : Sauvez Rome et la France ?…

Conclusions. — Le mysticisme, scientifiquement étudié comme un ensemble de faits, a l’avantage de relier le réel à l’irréel, le connu à l’inconnu et de restaurer la pensée religieuse dans sa pureté idéale, débarrassée du parasitisme des religions dogmatiques. Le temporel et le spirituel s’accordent et s’harmonisent. Unis, ils nous amènent sur le terra.in de l’Idéalisme et du Beau. « L’éthique est une esthétique. Cette éthique est cet individualisme religieux absolu que Han Ryner appelle depuis longtemps un individualisme de la volonté d’harmonie. C’est l’éthique du Sermon sur la montagne, du plus élevé des commandements ! C’est la libération du sentiment religieux hors des moules étroits et déformant des religions. C’est son réel, son libre épanouissement » (L. Réhaut : Krisnamurti).

Les hommes au sens clair sauront toujours discerner le domaine du religieux du domaine des religions et trouver dans le premier tous les éléments d’élévation vers un plan idéal où par des sortes de distillations successives, s’échelonnent sur le long parcours de l’Histoire de la Pensée, s’est dégagé finalement un prototype de Perfection, dont l’imitation s’impose comme directive. — Dr Legrain.