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Erreurs et brutalités coloniales/I/I

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Éditions Montaigne (p. 1-26).

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER

L’Insurrection dans la province de Farafangana


Assassinat du sergent Vinay, chef de poste d’Amparihy. — Marche des lieutenants Baguet et Janiaud de Befotaka sur Amparihy.
Le lieutenant Baguet est tué, le lieutenant Janiaud blessé, leur troupe dispersée. — Les révoltés se dirigent sur Vangaindrano.
Le colon Choppy assassiné à Manambondrono.


Le poste d’Amparihy était situé sur une falaise de la rive gauche de l’Onilahy, à son confluent avec l’Isandra.

Il avait pour chef le sergent Vinay, de l’infanterie coloniale, commandant une section de gardes de milice, armés de fusils modèle 1874.

Les miliciens étaient au nombre de vingt-deux, dont deux caporaux : Kotavy et Tsimanindry. Kotavy, au service depuis 6 ans, connaissait admirablement le pays dont il était originaire, puisque né à Sandravinany, village à douze heures de marche d’Amparihy. Son adresse au tir le distinguait des autres indigènes assez malhabiles dans l’usage des armes à feu. Ses chefs européens le considéraient comme un sujet d’élite.

L’autre caporal, Tsimanindry, avait été nommé par Vinay, uniquement parce qu’il avait été son domestique (boto). Vinay le considérait comme dévoué.

Tous les miliciens, nés et recrutés dans le pays, avaient des relations constantes et étroites avec la population indigène, dont les chefs, résidant à Amparihy même, étaient : Tsaramindy et Rahamaatonga.

Le 15 novembre 1904, vers dix heures du matin, le sergent Vinay, chef du poste d’Amparihy, quittait sa résidence, allant inspecter la région placée sous son commandement.

Ce motif officiel de déplacement permettait au sergent de se rendre au village de Marotsipanga, où l’attiraient des raisons autres qu’administratives.

Une de ses trois — d’autres disaient sept — compagnes indigènes, la femme Itadava, était fille d’un habitant de Marotsipanga. En quittant Amparihy, le sergent avait fait partir Itadava, sous la garde du milicien Tsilava, leur donnant rendez-vous à Marotsipanga.

Le 17 novembre, après la nuit passée au village de Manambondro, où il donna des ordres, Vinay arrivait à Marotsipanga accompagné d’un seul milicien. Au départ d’Amparihy, Vinay était escorté par deux miliciens : l’un d’eux, Mahatody, avait été en cours de route, chargé d’escorter 27 bourjanes[1] allant payer l’impôt à Vangaindrano, chef-lieu du district. Mais à Marotsipanga le sergent retrouva Tsilafa, le convoyeur d’Itadava ; il avait donc deux gardes armés de fusils modèle 1874 ; mais Isapoty et Tsilava ne possédaient pas de cartouches. N’ayant en ses subordonnés qu’une confiance limitée, le sergent leur avait enlevé leurs munitions. Lui-même était porteur, outre une arme de chasse, d’un fusil Lebel.

Arrivé près de Marotsipanga, Vinay vit venir à lui le chef de ce pauvre village, dont l’importance et la puissance se limitaient à quelques cases. Le chef avertit Vinay que dans les environs rôdait Mahafiry, chef du faritany (canton) dont il dépendait. Mahafiry devait avoir de mauvais desseins puisqu’il avait interdit aux chefs des villages placés sous son autorité de recevoir le sergent Vinay ; d’autre part, projetant de tuer ce dernier, à sa sortie du village, il avait rassemblé des hommes à cet effet. Lui, chef sans influence, sans aides, se jugeait incapable de défendre le sergent. Et redoutant Mahafiry, il le suppliait de ne pas coucher à Marotsipanga, de pousser jusqu’à Antanamalaza, dont le chef plus puissant pourrait lui donner l’hospitalité et la sécurité. Vinay haussa les épaules et maintint sa décision de coucher à Marotsipanga. Ce que voyant, le chef, désireux de mettre sa responsabilité à couvert dans le cas où Mahafiry donnerait suite à ses menaces, avertit le sergent qu’il quittait le village et se réfugiait dans les bois avec sa famille. Il lui fit donner avant de partir des œufs et des poulets. Vinay se coucha dans la case du chef ; Itadava demeura chez son père dans une hutte, à quarante mètres environ de celle où dormait le sergent.

Dès la nuit venue, des indigènes s’étaient rassemblés en certain nombre et un Kabary[2] s’ouvrit où se discuta le sort réservé à Vinay. Les uns proposaient de le ligoter et de l’envoyer jusqu’à Vangaindrano au chef du district, l’administrateur de Juzancourt ; d’autres opinaient pour qu’il fût tué d’un coup de sagaie. Rebotolo aurait, ainsi qu’il l’a déclaré après avoir été arrêté — déclaration d’une sincérité douteuse —, protesté contre le projet d’assassinat, disant que le vazaha avait de bons fusils et que les assaillants risqueraient gros.

L’opinion de Mahafiry, chef du canton, appuyé par ses deux fils Imoza et Fandrana, par les chefs de clan Ingaoka et Rahamahatonga, l’emporta : on décida d’en finir.

Ces cinq hommes, accompagnés de Rebotolo, pénétrèrent dans la case où reposait Vinay, se précipitèrent sur lui et le frappèrent à coups de hache. Sa mort fut rapide. Un des fils de Mahafiry coupa les mains de la victime ; Mahafiry lui-même sectionna les pieds, brisa une cuisse au-dessus du genou. Mains et pieds furent emportés par les assassins et montrés dans les villages comme des trophées, prouvant que les indigènes avaient eu raison d’un vazaha (blanc).

Avec Vinay était couchée dans la case la femme Ianganonaro, une de ses concubines attitrées. Les assaillants la saisirent et la dévêtirent complètement après le meurtre du sergent. Elle nourrissait un enfant âgé de quatre mois, métis de Vinay. La voyant d’une maigreur extrême, les assassins la dédaignèrent ; quelques-uns voulaient la tuer, d’autres s’y opposèrent. Elle reprit ses vêtements et plaça à la mode indigène son enfant sur son dos, comme pour se mettre en route. À ce moment, un des hommes de la bande lui asséna un violent coup de bâton qui atteignit les têtes de la mère et de l’enfant. Celui-ci mourut quelques jours plus tard, vraisemblablement des suites de la blessure.

Ianganonoro sortit dans le village et, le lendemain matin, son père vint la retrouver et l’emmena chez lui à Sandravinany, agglomération située à quelques kilomètres du théâtre du drame.

Les indigènes ayant envahi le village où s’était perpétré l’assassinat, étaient nombreux, mais seulement une dizaine d’entre eux avaient pris part au meurtre.

Itadava, l’autre maîtresse couchée dans la case de son père, à quelques mètres de celle occupée par Vinay, ne bougea pas et demeura après le meurtre au village : était-elle renseignée ?

Avant de quitter le théâtre du crime, Mahafiry et ses complices avaient désarmé les deux miliciens couchés dans des cases du village et les avaient laissé partir. Les miliciens, dépourvus de cartouches, n’avaient pu opposer aucune résistance.

Le chef de Marotsipanga, après leur départ, rentra dans son village et inhuma les restes de Vinay, puis craignant à la fois les représailles des blancs et les violences des insurgés, il se réfugia dans la forêt où il vécut jusqu’à la fin des troubles.

Leur coup fait, les assassins de Vinay quittèrent Marotsipanga et coururent jusqu’à Amparihy, où ils se savaient des adhérents et des complices : c’est là que nous les retrouverons dans deux jours. Depuis un mois au moins s’étaient tenus de nombreux kabary à Amparihy. Les principaux agitateurs étaient les chefs mêmes d’Amparihy, où résidait Vinay : Tsaramindy et Rahamaatonga. Mahafiry, chef d’Isahara, le héros de la scène du meurtre à Marotsipanga, était accompagné là de Tsirondahy, Malaizanana et Tsilefa, qui tous avaient pris part au meurtre de Vinay. La mort du sergent avait été décidée dans des réunions de ce genre. En venant à Amparihy les assassins avaient pour but de s’emparer du poste, de l’argent, des armes qui s’y trouvaient.

Le projet ne devait rencontrer aucun obstacle. Le poste, où il n’y avait aucun blanc, était aux mains du groupe de miliciens, enfants du pays, mécontents de leur chef Vinay, et informés depuis longtemps des dispositions de la population avec laquelle ils vivaient en parfait accord.

Le 19 novembre au matin, les révoltés arrivent à Amparihy, ils annoncent aux miliciens la mort de Vinay ; leur en montrant la main droite et les pieds, ils les supplient, comme enfants du pays, de se joindre à eux, afin de se débarrasser de l’autorité tyrannique des blancs. Ces exhortations sont écoutées par les miliciens, entraînés par les deux caporaux (leurs seuls chefs présents) Kotavy et Tsimanindry. Deux des miliciens présents, Soavy et Izava refusent de s’associer aux révoltés ; on les laisse libres de partir sans armes.

Le caporal Kotavy ouvre les portes de la prison dans laquelle étaient détenus plusieurs indigènes, qu’il met en liberté. Immédiatement commence le pillage du poste. Le caporal Tsimanindry partage, entre les révoltés, les armes, les cartouches, l’argent.

Mahafiry, le principal assassin de Vinay, a pour sa part le fusil Lebel de sa victime ; un autre emporte un sac d’argent.

Le pillage terminé, Rahamaatonga et Tsaramindy, chefs du village, incendient le poste et tous demeurent à Amparihy avec les caporaux Kotavy et Tsimanindy, les miliciens Betreky, Drienaivo, Ragody, Begaka, des gens d’Isara, de Sandravinany et des Sahafora, tous habitants du district de Vangaindrano.

Les troupes françaises les plus voisines du théâtre du drame étaient commandées par le capitaine Quinque, chef du district de Midongy du Sud. Le 20 novembre vers seize heures, une lettre privée du soldat Méric, secrétaire du district de Vangaindrano, arrivant à Midongy, annonçait, sans donner de détails précis, l’assassinat de Vinay.

Le capitaine Quinque, sans plus ample informé, envoya immédiatement au lieutenant Baguet à Befotaka, commandant le poste militaire le plus rapproché d’Amparihy, la lettre suivante :


Mon cher Baguet,


Je vous adresse le courrier de France ainsi que pour Janiaud.

D’après des renseignements officieux donnés par Méric à Grosnom, le sergent Vinay aurait été assassiné à Amparihy. Pas d’autres détails : de Juzancourt est parti aussitôt. Je vous prie, mon cher Baguet, de vous mobiliser avec Janiaud et quelques hommes d’escorte et de pousser une pointe aux renseignements vers et à Amparihy.

Janiaud reviendra d’Imandabe à Midongy. Vous voudrez bien m’adresser au plus vite les renseignements sur le bien ou non fondé de la nouvelle, et, en cas de véracité des faits, tous détails pour le compte-rendu à adresser au commandant des troupes. Amitiés et bonne chance.

Quinque.


Le lendemain 21, le capitaine Quinque complétait ses instructions.

Renseignements que je vous ai transmis bien confirmés, remis officiellement par caporal en escorte sur Farafangana. Sergent Vinay aurait été assassiné dans la nuit du 17 au 18 par bourjanes révoltés au nombre de 5 à 6.000. Détails encore inconnus.

Tenez prêt à marcher, sous vos ordres directs, un détachement de 20 tirailleurs qui emporteront 4 jours de vivres et 120 cartouches. Vous laisse toute initiative sur l’opportunité d’une action rapide sur Amparihy, d’après les renseignements particuliers que vous pourriez obtenir.

Je pars pour Vangaindrano avec un fort détachement, cette place se trouvant déjà menacée d’une attaque à la date du 20 novembre. Tous les bourjanes auraient pris la fuite.

Cette dernière dépêche, étendant la mission du lieutenant Baguet, limitée par la première lettre à la recherche de renseignements, ne parvint pas à son destinataire. À 7 heures du matin, le 21 novembre, une demi-heure après réception de la lettre expédiée par le capitaine Quinque, la veille, de Midongy, le lieutenant de Befotaka s’était mis en route à destination d’Amparihy.

Le détachement sous les ordres de Baguet se composait du lieutenant Janiaud, d’un caporal indigène, de 10 tirailleurs et d’un partisan, soit 12 fusils, plus une vingtaine de porteurs.

Le lieutenant Janiaud n’appartenait pas au poste de Befotaka, mais à celui d’Iakora. Il se trouvait à Befotaka par hasard, au cours d’une mission topographique. Comme la lettre du capitaine Quinque lui prescrivait de rentrer à Midongy par Imandabe, les deux officiers se demandèrent si le lieutenant Janiaud se dirigerait vers Midongy à l’aller ou au retour d’Amparihy. Ils opinèrent pour le retour et partirent ensemble, jugeant, comme l’écrivait le lieutenant Janiaud au capitaine, que, dans les circonstances graves, il vaut mieux être deux qu’un seul.

Le détachement emportait trois jours de vivres et 40 cartouches par homme. La petite troupe passait à 11 heures 30 à Imandabe, y déjeunait, et repartait une heure plus tard pour Amparihy.

La marche était pénible par une forte chaleur, dans l’air saturé d’humidité, sur une piste caillouteuse ; les deux officiers n’échangeaient que de rares paroles, quand l’allure de la colonne les réunissait. Le lieutenant Janiaud, dans son rapport, a relaté quelques-uns de ces entretiens. Baguet était optimiste, voyant leur expédition toute simple : ils arriveraient le soir à Amparihy où ils rencontreraient l’administrateur de M. de Juzancourt, dont la lettre du capitaine annonçait la mise en route. L’administrateur aura amené des renforts ; lui Baguet se mettra à ses ordres et Janiaud rentrera à Midongy, comme il lui a été prescrit. Et les deux officiers se rassuraient, croyant Vinay victime d’une vengeance ou d’une haine individuelle, sa mort n’ayant de gravité qu’en marquant de la part d’un ou plusieurs indigènes une audace inconnue, celle de s’attaquer à un blanc.

Cependant, à la limite du territoire d’Amparihy, les deux officiers s’inquiètent. Pendant 5 heures de marche, ils trouvent un pays où tout a été brûlé ; et dans certains points le feu brille encore. Janiaud voit dans cette destruction une preuve de l’état d’esprit dangereux de toute la population, une manifestation d’hostilité. Il fait part à son camarade de ses craintes ; peut-être trouveront-ils le poste lui-même incendié, à Amparihy.

Baguet demeure optimiste, fait admirer à Janiaud les magnifiques rubans de feu se mêlant aux rayons du soleil couchant.

La colonne arriva en pleine nuit, à 20 h. 30, sur les bords de l’Onilahy, au point de passage de la rive droite sur la rive gauche, là où devait se dresser le poste d’Amparihy.

De la rive droite de la rivière, on apercevait difficilement l’autre bord, à la clarté de la lune voilée par les fumées abondantes qui s’élevaient de la brousse incendiée.

Quelques cases semblaient se profiler sur le ciel, au haut de la falaise dominant la rive gauche de l’Onilahy, mais la vue en était incertaine : aucun feu ne brillait là où se soupçonnait un village.

À Janiaud, cette immobilité, ce silence, cette obscurité paraissaient de mauvais présage. Baguet ne s’étonnait point, disant qu’à cette heure tous devaient dormir.

Au point de passage de l’Onilahy, la colonne ne trouva pas les pirogues qui attendaient en tout temps les voyageurs. Deux bourjanes du convoi passèrent la rivière à la nage, pensant découvrir les pirogues sur l’autre rive : leurs recherches furent vaines. Baguet considère cette disparition des pirogues comme ayant une gravité significative et renvoie les deux nageurs voir ce qu’il y a dans le poste.

Quinze minutes plus tard ces hommes reviennent : le poste est brûlé entièrement et abandonné.

Baguet à 21 heures adresse au capitaine Quinque un bref rapport sur la situation : il n’a pas trouvé de pirogues pour passer l’Onilahy ; le poste est brûlé et abandonné. Il envoie à Befotaka, au sergent Vève qui y est demeuré, l’ordre de venir à Amparihy, il demande des renforts à Midongy ; avec les 7 tirailleurs, amenés de Befotoka, Vève reconstruira le poste d’Amparihy, où Midongy devra envoyer 15 à 20 hommes ; toute la forêt sur un rayon de 8 kilomètres est brûlée autour d’Amparihy. Le lendemain il traversera la rivière et il ira au poste voir exactement ce qu’il en est.

Baguet prit pour la nuit les dispositions suivantes :

Bivouac sur place en carré. Des bourjanes du convoi garnissant les faces ; un groupe de 3 fusils à chaque angle, fournissant devant lui une sentinelle ; les officiers et les bagages au centre du carré.

Pour ne pas attirer l’attention, on ne fit pas de cuisine, pas de feu ; les tirailleurs et les porteurs de mangèrent pas, les deux officiers prirent un peu de pain trempé dans du vin.

Vers 23 heures, le partisan vint dire aux officiers ce qu’il avait appris d’un bourjane d’Imandabe. M. de Juzancourt n’était pas à Amparihy ; la garnison du poste (garde régionaux) avait fait défection, était passée aux rebelles ; le même événement s’était produit à Manantenina (province du Fort Dauphin).

Les deux officiers tinrent conseil. Janiaud était d’avis de rétrograder. L’occupation de l’emplacement du poste détruit, tenu peut-être par les rebelles, n’avait plus d’importance et, avec leur faible troupe, pouvait être dangereuse.

Baguet ne voulut rien entendre : « Ce serait être capon que d’abandonner. Partez, si vous le voulez, dit-il sèchement, moi je reste. Il faut enrayer le mouvement de révolte, si révolte il y a, ce qui n’est point certain, puis châtier les mili- ciens déserteurs, et retrouver le corps de Vinay. »

Et ceci dit, il adressa une nouvelle lettre à Midongy, contenant et les renseignements recueillis et l’exposé de ses projets.

Ce devait être le dernier écrit du lieutenant.

En demeurant là où il établissait son bivouac, Baguet avait commis une faute irréparable.



Le croquis ci-joint le démontre à merveille. Placée à la pointe extrême de la presqu’île formée par le confluent de l’Isandra et de l’Onilahy, la colonne n’avait qu’une ligne de retraite vers les hauteurs en amont du confluent. Du poste et du village d’Amparihy, construits sur la falaise dominant la rive gauche de l’Onilahy, tous les mouvements de la troupe venue de Befotaka étaient aisément suivis et surveillés. Enfin la seule ligne de retraite possible devait être facilement coupée — et c’est ce qui arriva — les occupants d’Amparihy pouvant, en amont, passer l’Onilahy sur un seuil rocheux, formant un gué toujours praticable.

Dès quatre heures du matin, le 21 novembre, la petite troupe était sur pied, après une nuit pénible de veille ; les armes étaient chargées.

À l’aube, le caporal était envoyé reconnaître le gué de l’Onilahy. À ce moment le partisan très ému, montra du doigt des silhouettes se déplaçant sur le sommet où se trouvait le poste avant sa destruction. Baguet fit placer ses douze fusils en ligne, face au poste, les hommes abrités tant bien que mal par quelques broussailles ayant échappé à l’incendie.

Sur le mamelon, emplacement du poste, les ombres se précisaient de plus en plus nombreuses, s’agitant, se déplaçant, véritable fourmilière. Le jour devenu plus clair permettait enfin de distinguer parmi la foule les uniformes, les galons, les armes des miliciens.

Toujours optimiste en voyant ces quelques miliciens, l’air affairé, paraissant visiter l’emplacement du poste comme s’ils cherchaient quelque chose, Baguet pensa qu’ils faisaient partie de l’escorte accompagnant l’administrateur de Vangaindrano, M. de Juzancourt, dont il attendait l’arrivée. Il renonça à sa première idée, celle de leur adresser une salve, et résolut de parlementer. Janiaud proposa de quitter l’emplacement du bivouac, de remonter la presqu’île où il était facile de couper à la colonne toute retraite. Baguet refusa, ne voulant pas défiler sous les yeux d’ennemis possibles, en étalant la faiblesse de son effectif.

Le partisan fut chargé de demander aux occupants du poste qui ils étaient et ce qu’ils faisaient. Un colloque s’engagea :

Le Partisan : Qui êtes-vous, des tirailleurs ou des fahavalos ? (révoltés, dissidents, etc.)

Un milicien : Nous sommes des miliciens.

— De quel poste ?

— D’Amparihy.

— Y a-t-il un vazaha avec vous ?

— Oui, mais il n’est pas là en ce moment. Et vous, là-bas, qui êtes-vous ? Êtes-vous avec le vazaha de Befotaka ?

— Oui. Que l’un de vous vienne se faire reconnaître et nous montrer le gué.

— Nous descendons.

À ce moment les deux officiers s’étaient redressés et debout derrière quelques branchages, ils reçurent la décharge d’une violente fusillade, dont les balles sifflèrent à leurs oreilles.

Baguet s’écria : « Nous sommes trahis ! ». Il fit quelques pas en arrière, hors de la piste, et rallia tout son monde. Les porteurs du convoi se jetèrent dans l’Isandra, le passèrent à la nage et s’enfuirent en en remontant la rive droite.

Pourquoi les officiers et les tirailleurs n’en firent-ils pas autant ? Peut-être ne savaient-ils pas nager ou ne voulurent-ils pas paraître fuir ? Si elle était possible, cette retraite par l’Isandra eut été cependant la plus sage des résolutions.

Baguet et Janiaud prirent chacun un des fusils de leurs hommes, qui leur passaient des cartouches.

Le feu s’engagea nourri, trop nourri, puisque la troupe ne possédait que 420 cartouches. Ces munitions devaient être bien vite épuisées, les tirailleurs tirant à jet continu, incapables de suivre une discipline de tir.

Les révoltés d’Amparihy étaient descendus comme ils l’avaient annoncé, avaient passé l’Onilahy à gué et s’étaient trouvés naturellement sur les derrières de la petite troupe, ainsi cernée entre le confluent des deux rivières et les occupants d’Amparihy.

Dès le commencement de l’action, les deux officiers et leurs douze hommes se virent en face de quatre-vingt adversaires, ayant l’avantage de la position constituée par un repli de terrain (N° 1 du croquis).

Mais rapidement le nombre des assaillants s’augmentait de ceux qui descendaient du poste.

Dès les premiers coups de feu, Baguet fut atteint légèrement au-dessus de l’œil gauche ; le sang coulait, mais la blessure était insignifiante ; le partisan fut tué (N° 2), le tirailleur Tsirambosy fut entouré par les ennemis et coupé du gros de la troupe. Des assaillants armés de sagaies séparèrent la petite colonne de l’unique route par laquelle pouvait s’effectuer la retraite.

Une charge à la baïonnette brisa cette barrière de sagaies. Un instant Baguet et Janiaud se crûrent sauvés. À pas précipités, ils s’engagèrent sur la route. Baguet plaisantait : « Quelle conduite de Grenoble, disait-il. »

Cependant, la poursuite de l’ennemi devenait pressante. À la première hauteur la troupe fit demi-tour pour riposter au feu de l’assaillant et diminuer sa pression. Le tirailleur Rainivasa a le pied gauche fracassé par une balle. Son fusil est pris par un de ceux ayant donné le leur aux officiers. Deux camarades sur l’ordre de Baguet emportent le blessé.

À ce moment la troupe se trouve réduite aux deux officiers, à 6 tirailleurs valides et au caporal indigène.

Un feu bien dirigé arrête un instant la poursuite, mais les assaillants quittent la route, se répandent dans la brousse qui la borde et tirent sans répit ; les officiers distinguent le tir des 74, d’un ou plusieurs Lebel, de fusils baras enfin, faisant plus de bruit que de mal, aux coups largement espacés en raison du temps nécessaire à les recharger.

Au pas gymnastique, la troupe gagne la crête suivante où elle reste deux minutes, le temps de tirer 6 ou 10 cartouches. Nouvelle course jusqu’à la crête suivante ; au départ le tirailleur Andrianalazavalo tombe frappé au jarret. Personne ne peut l’emporter : il est abandonné, son fusil et ses cartouches sont pris par un valide (N° 5).

Quelques pas plus loin, le tirailleur Rafakalahy a la cuisse traversée par une balle ; il continue à courir, passe son fusil à un autre tirailleur.

Arrivés à leur troisième halte, les officiers n’ont plus avec eux que cinq tirailleurs, dont deux sont embarrassés par plusieurs fusils. Abrités derrière la crête et un gros arbre mort, les officiers, par leur tir, arrêtent encore l’ennemi ; mais il ne reste que quatre cartouches.

Janiaud en se soulevant pour se porter un peu à gauche, reçoit une balle qui coupe la bretelle de son fusil et le touche à la cuisse droite, où elle creuse un sillon large et profond : l’hémorragie est abondante.

— Pouvez-vous marcher, dit Baguet ?

— Oui, l’os n’est pas atteint.

— Alors, tâchons de gagner cette autre crête où nous nous ferons tous tuer : nous n’avons plus de munitions, nous sommes exténués, c’est fini !

La fuite recommence ; elle dégénère en sauve-qui-peut ; les tirailleurs plus agiles devancent et abandonnent les officiers ; seul le caporal Isanga demeure bravement avec eux ainsi que le tirailleur Rainizanabelo ; ce dernier offre son épaule où s’appuie Baguet harassé.

Ils traversent à eux quatre un affluent de l’Isandra et plus loin commencent à gravir la côte.

Janiaud épuisé par l’hémorragie sent sa jambe se raidir. Il ne peut plus suivre Baguet et lui dit en faisant ses derniers efforts : « Je n’en puis plus, je meurs ici, mais ils ne m’auront pas vivant. Adieu, tâchez de vous sortir de là ». « Bon Dieu ! répond Baguet, je ne vous quitte pas, nous allons mourir ensemble » et il crie : « Ralliement à nous », voulant grouper les quelques tirailleurs encore debout qui précèdent les officiers. Peine perdue ! les tirailleurs avaient déjà atteint la crête suivante.

Janiaud reprend, tout en courant encore : « Ils vont s’amuser avec moi ; fuyez avec les tirailleurs ». Baguet se décide, prend le fusil de Janiaud et s’éloigne.

Janiaud tombe ; les poursuivants poussent des cris de triomphe. Sur la 4e hauteur, les tirailleurs se sont retournés et brûlent leurs dernières cartouches.

Janiaud tombé voit les poursuivants s’arrêter un instant sous les ultimes coups de fusil des tirailleurs en retraite. À côté de lui, coule un ruisseau boueux et entouré de plantes piquantes et touffues. Il s’y laisse tomber, se disant que les poursuivants mettraient un peu plus de temps à le chercher. De l’eau fangeuse dans laquelle il était accroupi, ne sortaient que les yeux et le bout du nez de l’officier, ainsi que son revolver armé dont le canon émergeait de quelques centimètres ; des touffes d’herbes le dissimulaient.

La fusillade se tut du côté des tirailleurs ; les révoltés reprirent leur poursuite. Arrivés près de l’endroit où était tombé Janiaud, les poursuivants, après l’avoir dépassé, s’étonnèrent de ne le point voir.

Ils voulaient s’arrêter et le rechercher. Le caporal de milice, Kotavy, qui paraissait commander, s’y opposa : « Laissons des sentinelles qui surveilleront cette place, ne lâchons pas les autres, nous les tenons, celui-là nous le prendrons au retour ».

Toute la bande repartit en courant. Bientôt après quelques coups de feu, Janiaud entendit des cris de victoire. Il comprit que son camarade Baguet avait dû succomber.

Après un temps assez long, la bande victorieuse réapparut ; les révoltés joyeux rapportaient des armes, 4 fusils Lebel, des baïonnettes, le revolver de Baguet, sa montre, tout son équipement, ses vêtements et ceux des tirailleurs tués. La bande s’était arrêtée à quelques pas de Janiaud, dont je transcris le récit tel qu’il l’a rédigé lui-même après l’événement :

« Ce n’est pas tout, dit un des caporaux, il faut maintenant découvrir l’autre ». Chacun se mit en chasse. Ils fouillèrent la rivière herbeuse avec leurs sagaies, dont une frôla le corps du lieutenant. Pensant que le blessé avait dû remonter le ruisseau, ils se dirigèrent vers l’amont, et ne cessèrent que vers midi leurs recherches infructueuses. Un instant Janiaud se crut découvert : un indigène entrait dans la rivière près de lui, mais puisait, pour boire, un peu d’eau dans le creux de sa main.

Epuisé par la marche, par une nuit sans sommeil, par cinq ou six heures passées dans l’eau, par la perte de son sang, par la douleur de sa blessure, par quarante-huit heures d’inanition, Janiaud se sentait épié, se savait à onze heures de marche de Befotaka, à seize heures de Midongy, postes les plus voisins, voyait à quelques centaines de mètres le cadavre de Baguet, son camarade.

À la nuit les sentinelles disparurent. Janiaud sortit de sa retraite humide et lentement s’éloigna sur le chemin. Il passa près du cadavre de Baguet, les pieds et les mains coupés, tout lacéré de coups de sagaies. Cinquante pas plus loin, c’est le corps du tirailleur Rainizanabelo, dépouillé de ses vêtements.

À 2 heures du matin, Janiaud arrivait au village d’Ambolaboka. Les habitants lui donnèrent à manger du miel, des œufs, des bananes, confectionnèrent un brancard de fortune. Quatre hommes le portèrent au village d’Ambatomainty, où il retrouvait les porteurs du convoi de Baguet, ceux qui avaient traversé l’Isandra. Les porteurs l’amenèrent à Midongy où il parvint au matin.

Cette expédition manquée avait coûté la vie au lieutenant Baguet et à trois tirailleurs. Rainivaza, le pied gauche brisé, avait été achevé à coups de hâche ; Rainizanaka, atteint d’une balle au ventre, fut tué à coups de sagaies ; Andiamalazovola, blessé au jarret, fut achevé à coups de hache. Le partisan Isola avait été tué par une balle.

Avaient été blessés : Le lieutenant Janiaud, le tirailleur Ravelo touché à la poitrine par une balle, le tirailleur Rafaralahy : blessure par balle à la jambe, sans lésion osseuse.

Pertes moins douloureuses au point de vue sentimental, mais plus graves parce qu’elles permettaient aux révoltés de continuer la campagne : celles des armes. Quatre fusils modèle 1886, une carabine et huit sabres-baïonnettes.

Les révoltés avaient été conduits par les caporaux miliciens Kotavy et Tsimanindry. Leur troupe se composait de quatre miliciens : Betreky, Drienairo, Ragady et Regaka, de gens de Sandravinany, de Sahafera, tous appartenant au sous-district commandé par Vinay. Pendant le combat les assaillants avaient, eux aussi, subi des pertes ; le milicien Regaka avait été tué ; Ragady, autre milicien, avait été blessé dans le dos ; Firaka, un des beaux-pères de Vinay, avait reçu une balle dans la cuisse, et Ibezo, de Sandravinany, avait été touché à l’épaule.

Cette malheureuse affaire d’Amparihy eut le plus déplorable effet. Sans la déroute infligée à la troupe de Baguet, il est très probable que la révolte presque générale qui suivit, n’eût pas éclaté et que l’assassinat de Vinay fût demeuré un incident local.

Après l’assassinat de Vinay, l’incendie et le pillage du poste d’Amparihy, les assassins, voleurs et incendiaires étaient restés sur place, ne paraissant pas avoir un plan quelconque, destinés à devenir des coureurs de la forêt, comme tous les réfractaires à l’occupation française, et, de plus, en tant que délinquante et criminels de droit commun se soustrayant au châtiment.

Si Baguet avait réoccupé Amparihy, tous les coupables des actes dont l’assassinat de Vinay fut le premier, auraient pris la brousse, ajoutant quelques unités à ses nombreux habitants.

La défaite de Baguet changea complètement la situation. Il ne s’agissait plus, comme dans l’assassinat de Vinay, d’un guet-apens nocturne, dans lequel, sans risque, sans lutte, des indigènes avaient tué un vazaha. Avoir tué un vazaha, c’était grave pour les meurtriers, mis hors la loi, condamnés pour toujours à l’existence précaire des fahavalos. De ce meurtre la vengeance planerait, leur vie durant, sur ses auteurs. La puissance redoutable des blancs n’était pas atteinte dans son prestige.

Il en allait tout autrement avec la défaite et la mort de Baguet. Les blancs redoutés, invincibles, avaient été vaincus les armes à la main, dans une bataille rangée : leur prestige n’existait plus, les indigènes se sentaient capables de secouer leur joug. La mort de Vinay avait pu réjouir les indigènes détestant l’autorité du blanc ; elle les avait effrayés davantage encore par la crainte, la certitude des représailles. Mais la déroute, l’anéantissement des tirailleurs de Baguet, sa mort, la mort présumée de Janiaud, leur donnaient conscience de leur force, les persuadaient qu’ils étaient en état de se libérer, de chasser le blanc, de réaliser leur rêve de toujours. La mort de Vinay ne serait point génératrice de vengeance à leurs dépens, mais l’aurore de leur indépendance.

Les noms des caporaux ayant dirigé les révoltés dans l’affaire d’Amparihy, devinrent des noms de héros, celui de Kotavy surtout, qui avait, tireur adroit, blessé Janiaud, blessé puis tué Baguet. C’est ainsi que Kotavy, dont le rôle fut singulièrement grandi et par les indigènes et par les Français, passa pour un chef, alors qu’il fut simplement, de tous les révoltés, le plus habile à se servir du fusil. Kotavy n’eut jamais un rôle de chef, dans un milieu indigène où l’autorité est toujours précaire ; il n’eut aucun plan d’action concertée. Kotavy tint simplement la brousse comme tant d’indigènes isolés ou en petits groupes, s’établissant là où ils se croyaient à l’abri des investigations du blanc, de ses tournées de police, dressant quelques cases misérables baptisées par les chefs de poste redoutables repaires : ainsi nous trouverons Kotavy dans les repaires de Iabomary et de Papanga.

Kotavy le révolté ne fut pas un insurgé, mais un milicien déserteur, un milicien mutiné, fuyant la punition ; rien de plus.

Cette affaire d’Amparihy fut la véritable cause occasionnelle de la révolte du Sud : la responsabilité de ceux qui provoquèrent la défaite est grave.

Le lieutenant Baguet commit une faute irréparable, inexplicable au point de vue militaire, celle de se laisser enfermer dans la presqu’île formée par le confluent de l’Isandra et de l’Onilahy, de ne pas, ensuite, faire occuper solidement le point d’où partait le gué de l’Onilahy. Il eut le tort ne pas battre en retraite, de ne pas tenter le passage de l’Isandra à l’imitation de ses porteurs, qui, tous, échappèrent aux coups. N’ayant que 420 cartouches à sa disposition, il ne sut pas imposer à ses hommes une discipline du tir.

L’infortuné a payé d’une mort affreuse les fautes qu’il avait commises, montrant jusqu’au bout de l’énergie et même de la bonne humeur ; sa mémoire doit figurer parmi celles de tant d’officiers de l’armée coloniale, tombés avec honneur dans nos possessions lointaines.

Aussi bien serait-il injuste de lui laisser toute la responsabilité de ce triste événement. Une grande part en revient à son chef direct, le capitaine commandant à Midongy du Sud, qui, sans autres renseignements qu’une lettre privée transmettant le bruit de la mort de Vinay, lança Baguet et Janiaud sur Amparihy.

Le capitaine Quinque a voulu se libérer de cette responsabilité. En effet, la lettre partie de Midongy le 20 novembre, citée en tête de ce chapitre, n’avait pas été enregistrée à Midongy. Dans un rapport du 24 novembre, alors qu’il connaissait la mort de Baguet et la déroute de sa troupe, le capitaine Quinque (lettre adressée au chef de la province de Farafangana) dit de Janiaud : « M. Janiaud, qui avait eu le grand tort d’aller à Amparihy, alors que je l’avais rappelé la veille à Midongy… ». Mais dans la lettre du 20, le capitaine prescrivait à Baguet : « Mobilisez-vous avec Janiaud… » Le capitaine continue : « Je prescrivais à M. Baguet de quitter Befotaka vers 1 heure et d’aller coucher à Imandabe. »

Or, rien de cela n’est écrit dans la lettre du 20. Bien plus, le 21 au soir, il ordonnait (ordre parvenu à Befotaka après le départ de la colonne) : « Tenez prêts à marcher sous vos ordres directs, un détachement de 20 tirailleurs, qui emporteront 4 jours de vivres et 120 cartouches… Vous laisse toute initiative sur l’opportunité d’une action rapide sur Amparihy, d’après les renseignements particuliers que vous pourriez obtenir ».

Il est évident que le capitaine commandant le district de Midongy a lancé Baguet inconsidérément sur Amparihy, et que ses décisions, nous le verrons d’autre part, n’ont pas été prises toujours avec un sang-froid suffisant.

Tout échauffés par l’orgueil de leur victoire, les vainqueurs d’Amparihy, sortant de l’apathie dans laquelle ils étaient restés plongés après l’assassinat de Vinay, voulant courir à de nouveaux succès, se dirigèrent en troupe vers Vangaindrano, chef-lieu du district. Ils espéraient enlever la place et exécuter l’administrateur, chef du district, M. de Juzancourt.

Sur leur route, à une dizaine de kilomètres, ils s’arrêtèrent à Manambondrono.

Dans ce village, depuis trois mois, commerçait un Mauricien, naturalisé Français, du nom de Choppy.

D’après certains témoignages, celui de Rabehery en particulier, les gens de Vohimalaza qui avaient pris la plus grande part à l’assassinat de Vinay et aux événements dont Amparihy avait été le théâtre, constituaient le gros de la bande arrivant à Manambondrono. Ils étaient conduits par Tsirondahy, un des meurtriers de Vinay, Laihany et Ramahetana de Vohimalaza. Les chefs Tsilefo, Farmania, suivaient plus qu’ils ne commandaient. L’insurrection n’avait pas de meneur véritable, à part Tsirondahy ; elle était en quelque sorte spontanée, manifestation d’un état d’esprit général : beaucoup de chefs étaient entraînés par leurs bourjanes, peut-être à regret.

Choppy, prévenu le premier des intentions des gens de Vohimalaza et du danger couru par les vazaha, avertit la mission norvégienne dirigée par le pasteur Nicholaesen de l’arrivée prochaine des insurgés. Le pasteur, l’instituteur Ratovo, suivis par d’autres, s’enfuirent immédiatement dans la forêt. Les gens de Manambondrono, parmi lesquels Benignala, allèrent les chercher et les ramenèrent à la mission, leur promettant de les défendre. Tous s’enfermèrent dans la grande case de la mission qui fut gardée par les indigènes leurs défenseurs : Ramastiatoka montait la garde sur la vérandah ouest, Itodovolo sur celle du nord et Benignala au sud.

La bande des fahavalos, pendant ce temps, était arrivée devant la case de Choppy. Très courageusement celui-ci fit face aux assaillants. Armé d’un fusil de chasse, il tire et atteint au front un bourjane de Vohimalaza, Falinga. Son fusil inutile (il n’avait pas le temps de le recharger), Choppy prend une sagaie et engage le combat avec le principal de ses agresseurs, celui qui paraît leur chef : Ramahatana, et le blesse à l’épaule gauche. Ramahatana riposte et plante sa sagaie dans la poitrine de Choppy qui s’affaisse. Les insurgés se jettent sur lui et le criblent de coups de famaky (bâche), d’angadys (bêche), de piques en bois.

Pendant que quelques-uns coupaient les pieds et les mains du cadavre de Choppy, trophées joints à ceux fournis par les corps de Vinay et de Baguet, d’autres insurgés se dirigeaient vers la case de la mission dans le dessein de frapper le pasteur. Ils se heurtèrent aux gens de Manambondrono : ceux-ci représentèrent aux assaillants que Nicholaesen, s’il était vazaha, n’était pas Français, qu’il avait toujours été bon pour les indigènes, qu’il était le frère de sang de plusieurs d’entre eux ; les gens de Vohimalaza, avant de tuer le Pasteur, devaient d’abord frapper ses défenseurs.

Les fahavalos s’éloignèrent de la grande case de la mission. En passant devant la demeure d’un instituteur, Razairy, ils en aperçoivent la femme, la traînent dans la cour, la menacent de mort. Katobelaka de Vohimalaza la tient par les mains et lève son famaky sur elle. Le chef Laibany lui commande d’attendre et se dirige vers la grande case où s’est réfugié l’instituteur Razairy. Il demande à voir le pasteur, qui ne se montre pas, et prévient Razairy que sa femme sera tuée, s’il ne la rachète en donnant cent francs. Razairy ne possède pas cette somme ; le pasteur en fournit l’appoint ; la femme de Razairy est mise en liberté par les insurgés.

Le cadavre de Choppy est dépecé ; des morceaux en sont jetés en pâture aux chiens : la cervelle est extraite, pilée avec de la terre rouge, dans un mortier à riz ; les fragments du mélange sont distribués aux assistants comme de puissants fanafodys (gris-gris, porte-veine).

Une femme malgache, concubine de Choppy, ne fut pas inquiétée. Tsirondahy la mit en sûreté au village voisin d’Antokomy.

Les cases de Choppy furent pillées par les fahavalos de Vohimalaza ! ils y prirent des pièces de toile, du sel, de l’eau-de-vie. Les cases furent incendiées le soir par les gens du chef Tsilefo, du village de Mahasfitrako.

  1. Bourjanes, nom malgache synonyme de sujets indigènes, ouvriers, agriculteurs, porteurs, etc…
  2. Le Kabary est le nom malgache de toute réunion où s’échangent des opinions et des discours.