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Erreurs et brutalités coloniales/Préface

La bibliothèque libre.
Éditions Montaigne (p. v-xii).

PRÉFACE


Erreurs et brutalités coloniales n’est pas un roman : c’est un livre d’histoire, dans lequel rien n’est rapporté d’après les dires de témoins à la mémoire souvent infidèle, ni d’après les récits de seconde main, dénaturés par leur passage de bouche en bouche.

Les faits exposés sont tirés de documents certains, et les plus graves certifiés par des lettres dont les auteurs sont les acteurs mêmes de ces événements.

La révolte des indigènes du sud-est de Madagascar, dont j’expose les péripéties et les causes, s’est produite il y a vingt-deux ans, de novembre 1904 à août 1905. Depuis cette époque, je suis en possession de tous les documents d’après lesquels est établie son histoire.

J’ai beaucoup hésité avant de les livrer à la publicité.

Une considération m’a déterminé : j’ai voulu éclairer l’opinion publique, constamment trompée par les communications officielles, la renseigner sur notre œuvre coloniale, si importante et si mal dirigée, montrer ce qu’il y a eu et ce qu’il y a encore derrière un décor trompeur, enlever le manteau voilant hypocritement de honteuses nudités.

Impartialement j’ai dépeint, par l’exposé rigoureusement exact des faits, la barbarie des indigènes et les barbaries des civilisés.

Mon but est de montrer ce que fut la politique indigène des Européens colonisateurs et ce qu’elle devrait être.

Contre la vérité s’élèveront des protestations véhémentes — je m’y attends — les unes sincères, les autres intéressées. L’opinion publique n’a jamais été instruite exactement sur nos entreprises coloniales ; elle ne connait les colonies que par la propagande tendancieuse de la presse, par des conférences, des discours adressés à des auditoires parlementaires ne connaissant rien des colonies, ou à des réunions de coloniaux trop intéressés, fonctionnaires ou colons, à applaudir l’orateur.

Le grand cheval de bataille des propagandistes, c’est l’œuvre civilisatrice de la France, la généreuse protection des indigènes, nous donnant figures de sentimentaux guidés, dans chacun de leurs actes, par un souci permanent, obsédant, de justice et d’humanité. Aux peuples demeurés dans la barbarie primitive, nous apportons le bienfait matériel de nos inventions pratiques, et les bienfaits plus hautement estimables de notre moralité de civilisés.

Je ne dis pas que ce tableau soit un pur mirage, que rien n’ait été réalisé de notre programme public de colonisation, mais combien souvent le paysage enchanteur cache un tableau de désolation !

En montrant quelles violations de principes, quels actes condamnables furent commis, je tirerai beaucoup de gens d’un rêve : l’homme en veut à qui, le réveillant, chasse un songe flatteur : Erreurs et brutalités coloniales heurtera l’opinion générale, cette opinion à qui nos colonies furent représentées comme autant de Salente, gouvernées par autant d’Idomenée.

À la foule j’apporterai des désillusions, à certains j’enlèverai du prestige ; de celle-là et de ceux-ci je n’attends pas des applaudissements.

Certains chefs, quelques-uns civils, d’autres militaires, furent abominables dans leur conduite à l’égard des indigènes de Madagascar. J’ai attendu plus de vingt ans avant de le proclamer, parce que je voulais que par la mort ou la retraite, les coupables eussent disparu, que la prescription supprimât les peines méritées, ne laissant que la honte. J’ai voulu ainsi que mon récit prit une importance documentaire d’ordre supérieur, s’élevât au dessus des questions de personnes, devînt une leçon de choses s’imposant aux directeurs de notre expansion coloniale, et si ceux-ci ne le voulaient comprendre, à une opinion publique en état de les dominer.

Je m’attends à être traité d’ennemi des colonies. J’en suis au contraire un partisan déterminé. Partisan de la colonisation pratiquée dans l’intérêt de la Nation tout entière et non pour le plus grand avantage de quelques-uns (colons privilégiés, fonctionnaires civils ou militaires), j’y vois une source de bien-être, un réservoir de matières premières, un accroissement de population, des bénéfices aussi importants que divers.

Mais la première condition d’une colonisation intelligente et productive, c’est d’avoir avec soi la population indigène.

À part l’Afrique du Nord et la Nouvelle-Calédonie, aucune de nos possessions coloniales n’est colonie de peuplement, un pays dans lequel des Français transplantés puissent vivre et travailler comme en France. D’ailleurs avec notre faible natalité, que ferions-nous de colonies de peuplement ?

L’exploitation de nos possessions coloniales est impossible sans le concours des indigènes : les colonies seront bonnes ou mauvaises, prospères ou misérables, suivant que nous aurons su ou non nous attacher les naturels. Et c’est parce que dans presque toutes nos colonies cet apprivoisement de l’indigène n’a pas été intelligemment entrepris, parce que la manière dite forte a été brutalement employée, que la mise en valeur des territoires d’outre-mer a été retardée.

Les brutalités exercées sur les naturels m’indignent comme un manquement à la justice et aux principes de la civilisation ; elles m’indignent, non moins, comme contraires à nos intérêts matériels, comme une stupide maladresse au point de vue purement utilitaire.

Parce que j’aurai mis au jour le rôle néfaste de certains chefs militaires, leur despotisme exercé sur les indigènes, parce que sont révélés les agissements coupables de quelques officiers ou sous-officiers à Madagascar, je m’attends à être taxé d’anti-militarisme. Il suffira au lecteur, pour juger mes intentions, de constater que je rends hommage à ceux, nombreux, ayant montré que le courage et la discipline militaires sont compatibles avec le souci de la justice et de l’humanité.

Je m’attends encore à un autre reproche. Les événements survenus en 1904 à Madagascar se sont déroulés alors que le général Gallieni était gouverneur général. Ne vais-je pas attenter à la gloire coloniale de Gallieni ?

Si j’avais trouvé, dans les actes incriminés, la responsabilité de Gallieni, je ne l’aurais pas dissimulée, soucieux uniquement et constamment de la vérité ; mais l’étude des faits m’a imposé la con- viction que Gallieni a ignoré les agissements de ses subordonnés, agissements qu’il eût certainement blâmés et fait cesser, s’il les eut connus.

À quoi bon, dira-t-on, rappeler des actes commis à Madagascar, il y a si longtemps ? Ne sont-ce pas là des faits isolés, spéciaux à une région de la Grande Île ? En quoi cela intéresse-t-il notre politique coloniale générale ?

Ce qui s’est passé à Madagascar s’est passé ailleurs. Mon expérience personnelle ne porte pas seulement sur Madagascar, mais plus récemment sur l’Afrique équatoriale. Je ne suis pas convaincu que quelques fonctionnaires coloniaux soient, en ce moment encore, bien persuadés que la justice et l’humanité à l’égard des indigènes constituent les plus habiles moyens de colonisation, qu’ils ne tiennent encore pour la manière forte. Il n’est pas inutile de les rappeler à la pratique d’une saine autorité.

J’ai succédé au général Gallieni et suis arrivé à Madagascar le 14 décembre 1905. De 1895 à 1905, pendant les dix premières années de notre occupation, il ne s’était jamais écoulé six mois, sans que des troubles aient, sur un point quelconque de la Grande Île, mis en branle une colonne de répression.

Du jour de mon arrivée à Madagascar, jusqu’aujourd’hui, il n’a plus été tiré un seul coup de fusil.

Je n’ai pas l’insoutenable prétention d’avoir, par un coup de baguette magique, modifié l’âme indigène ; j’ai simplement changé les procédés d’administration. Je me suis efforcé d’imposer à tous des pratiques de justice. J’ai décidé que tout chef de poste, dans le ressort duquel éclateraient des troubles, serait immédiatement relevé de son com- mandement, et je n’ai eu qu’une seule fois à sévir.

Je suis arrivé à Brazzaville en août 1920. Quelques semaines auparavant une tournée de police avait, d’après le journal de route des officiers la commandant, exterminé cinq cent trente-huit indigènes : hommes, femmes et enfants. (En A E F la tournée de police était de règle ; plusieurs chaque année se promenaient dans des régions diverses.)

Cette hécatombe n’avait ému personne, ni le gouverneur de la colonie, ni le gouverneur général intérimaire, ni le général commandant supérieur des troupes. Bien au contraire, les autorités militaires demandaient au ministère de la guerre des récompenses pour les officiers ayant commandé cette tuerie.

D’août 1920 à mon départ de l’A E F, en 1924, les tournées de police ont été complètement interdites et ne devraient être jamais reprises. Bien plus, j’ai fait supprimer onze compagnies de tirailleurs ; l’administration militaire a été remplacée par l’administration civile. Des fonctionnaires civils sont établis dans cette région jusqu’ici considérée comme irréductible, où se déroula la dernière tournée de police en 1921. Ces fonctionnaires ont les meilleurs rapports avec les indigènes au terrible renom, au milieu desquels ils vivent. Et cela durera tant que de nouvelles brutalités n’auront pas été commises.[1].




MARCHE DE L’INSURRECTION DANS LE CERCLE DE FORT-DAUPHIN

Poste Commandement Nombre de fusils au
commencement des hostilités
Begogo Serg. Alphonsi
Isoanala Lieut. Garrou 16
Bekily Serg. Feitsch 23
Imanombo Lieut. Boulangé 34
Bekitro Lieut. Masson 20

Amparihy Serg. Vinay
Manantenina Serg. Malaspina 8
Esira Serg. Piétri 9
Mahaly Serg. Priat-Peyré 13
Tsivory Cap. Bieau 39
Tsilamahana Serg. Steninger 11
Ranomainty Lieut. Amoux 11
Ifotaka Serg. Sinampieri 16

Ranomafana Hartmann (civil) 6
Behara Cap. Maurillain 38
Ampasimpolaka Adj. Cuenin 11
Manambaro de Villèle (civil) 5
Fort-Dauphin Cdt Leblanc 44
  1. Au moment où je termine cette préface, j’apprends que les Bayas de la région de Boda, exaspérés par les procédés de l’administration chargée de recruter des travailleurs par la force, travailleurs expédiés loin de chez eux et succombant dans la proportion de 50 0/0 des recrutés, se sont révoltés et ont pris la brousse, après avoir tué et mangé les miticiens recruteurs. Voilà où aboutit la manière forte. Depuis cinq ans, cette région aujourd’hui révoltée était absolument, calme.