Esprit des lois (1777)/L21/C14

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CHAPITRE XIV.

Du génie des Romains pour le commerce.


On n’a jamais remarqué aux Romains de jalousie sur le commerce. Ce fut comme nation rivale, & non comme nation commerçante, qu’ils attaquerent Carthage. Ils favoriserent les villes qui faisoient le commerce, quoiqu’elles ne fussent pas sujettes ; ainsi ils augmenterent par la cession de plusieurs pays la puissance de Marseille. Ils craignoient tout des barbares, & rien d’un peuple négociant. D’ailleurs leur génie, leur gloire, leur éducation militaire, la forme de leur gouvernement, les éloignoient du commerce.

Dans la ville, on n’étoit occupé que de guerres, d’élections, de brigues & de procès ; à la campagne, que d’agriculture ; & dans les provinces un gouvernement dur & tyrannique étoit incompatible avec le commerce.

Que si leur constitution politique y étoit opposée, leur droit des gens n’y répugnoit pas moins. « Les peuples, dit le jurisconsulte Pomponius[1], avec lesquels nous n’avons ni amitié, ni hospitalité, ni alliance, ne sont point nos ennemis : cependant si une chose qui nous appartient, tombe entre leurs mains, ils en sont propriétaires, les hommes libres deviennent leurs esclaves ; & ils sont dans les mêmes termes à notre égard ».

Leur droit civil n’étoit pas moins accablant. La loi de Constantin, après avoir déclaré bâtards les enfans des personnes viles qui se sont mariées avec celles d’une condition relevée, confond les femmes qui ont une boutique[2] de marchandises, avec les esclaves, les cabaretieres, les femmes de théâtre, les filles d’un homme qui tient un lieu de prostitution, ou qui a été condamné à combattre sur l’arene : ceci descendoit des anciennes institutions des Romains.

Je sais bien que des gens pleins de ces deux idées ; l’une que le commerce est la chose du monde la plus utile à un état ; & l’autre, que les Romains avoient la meilleure police du monde, ont cru qu’ils avoient beaucoup encouragé & honoré le commerce : mais la vérité est qu’ils y ont rarement pensé.


  1. Leg. V. §. 2. ff. de captivis.
  2. Quæ mercimoniis publicè prœsuit. Leg. I. cod. de natural. liberis.