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Esprit des lois (1777)/L21/C16

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CHAPITRE XVI.

Du commerce des Romains avec l’Arabie & les Indes.


Le négoce de l’Arabie heureuse & celui des Indes furent les deux branches, & presque les seules, du commerce extérieur. Les Arabes avoient de grandes richesses : ils les tiroient de leurs mers & de leurs forêts ; & comme ils achetoient peu, & vendoient beaucoup, ils attiroient[1] à eux l’or & l’argent de leurs voisins. Auguste[2] connut leur opulence, & il résolut de les avoir pour amis, ou pour ennemis. Il fit passer Elius Gallus d’Égypte en Arabie. Celui-ci trouva des peuples oisifs, tranquilles & peu aguerris. Il donna des batailles, fit des sieges, & ne perdit que sept soldats : mais la perfidie de ses guides, les marches, le climat, la faim, la soif, les maladies, des mesures mal prises, lui firent perdre son armée.

Il fallut donc se contenter de négocier avec les Arabes comme les autres peuples avoient fait, c’est-à-dire, de leur porter de l’or & de l’argent pour leurs marchandises. On commerce encore avec eux de la même maniere ; la caravane d’Alep & le vaisseau royal de Suez y portent des sommes immenses[3].

La nature avoit destiné les Arabes au commerce ; elle ne les avoit pas destinés à la guerre : mais lorsque ces peuples tranquilles se trouverent sur les frontieres des Parthes & des Romains, ils devinrent auxiliaires des uns & des autres. Elius Gallus les avoit trouvés commerçans ; Mahomet les trouva guerriers : il leur donna de l’enthousiasme, & les voilà conquérans.

Le commerce des Romains aux Indes étoit considérable. Strabon[4] avoit appris en Égypte qu’ils y employoient cent vingt navires : ce commerce ne se soutenoit encore que par leur argent. Ils y envoyoient tous les ans cinquante millions de sesterces. Pline[5] dit que les marchandises qu’on en rapportoit, se vendoient à Rome le centuple. Je crois qu’il parle trop généralement : ce profit fait une fois, tout le monde aura voulu le faire, & dès ce moment personne ne l’aura fait.

On peut mettre en question s’il fut avantageux aux Romains de faire le commerce de l’Arabie & des Indes. Il falloit qu’ils y envoyassent leur argent ; & ils n’avoient pas comme nous, la ressource de l’Amérique, qui supplée à ce que nous envoyons. Je suis persuadé qu’une des raisons qui fit augmenter chez eux la valeur numéraire des monnoies, c’est-à-dire, établir le billon, fut la rareté de l’argent, causée par le transport continuel qui s’en faisoit aux Indes. Que si les marchandises de ce pays se vendoient à Rome le centuple, ce profit des Romains se faisoit sur les Romains mêmes, & n’enrichissoit point l’empire.

On pourra dire, d’un autre côté, que ce commerce procuroit aux Romains une grande navigation, c’est-à-dire, une grande puissance ; que des marchandises nouvelles augmentoient le commerce intérieur, favorisoient les arts, entretenoient l’industrie ; que le nombre des citoyens se multiplioit à proportion des nouveaux moyens qu’on avoit de vivre ; que ce nouveau commerce produisoit le luxe que nous avons prouvé être aussi favorable au gouvernement d’un seul, que fatal à celui de plusieurs ; que cet établissement fut de même date que la chute de leur république ; que le luxe à Rome étoit nécessaire ; & qu’il falloit bien qu’une ville qui attiroit à elle toutes les richesses de l’univers, les rendit par son luxe.

Strabon[6] dit que le commerce des Romains aux Indes étoit beaucoup plus considérable que celui des rois d’Égypte : & il est singulier que les Romains, qui connoissoient peu le commerce, ayent eu pour celui des Indes plus d’attention que n’en eurent les rois d’Égypte, qui l’avoient, pour ainsi dire, sous les yeux. Il faut expliquer ceci.

Après la mort d’Alexandre, les rois d’Égypte établirent aux Indes un commerce maritime, & les rois de Syrie, qui eurent les provinces les plus orientales de l’empire, & par conséquent les Indes, maintinrent ce commerce dont nous avons parlé au chapitre VI, qui se faisoit par les terres & par les fleuves, & qui avoit reçu de nouvelles facilités par l’établissement des colonies Macédoniennes : de sorte que l’Europe communiquoit avec les Indes, & par l’Égypte, & par le royaume de Syrie. Le démembrement qui se fit du royaume de Syrie, d’où se forma celui de Bactriane, ne fit aucun tort à ce commerce. Marin Tyrien, cité par Ptolomée[7], parle des découvertes faites aux Indes par le moyen de quelques marchands Macédoniens. Celles que les expéditions des rois n’avoient pas faites, les marchands les firent. Nous voyons dans Ptolomée[8], qu’ils allerent depuis la tour de Pierre[9] jusqu’à Sera : & la découverte faite par les marchands d’une étape si reculée, située dans la partie orientale & septentrionale de la Chine, fut une espece de prodige. Ainsi, sous les rois de Syrie & de Bactriane, les marchandises du midi de l’Inde passoient, par l’Indus, l’Oxus & la mer Caspienne, en Occident ; & celles des contrées plus orientales & plus septentrionales étoient portées depuis Sera, la tour de Pierre, & autres étapes, jusqu’à l’Euphrate. Ces marchands faisoient leur route, tenant, à peu près, le quarantieme degré de latitude nord, par des pays qui sont au couchant de la Chine, plus policés qu’ils ne sont aujourd’hui, parce que les Tartares ne les avoient pas encore infectés.

Or, pendant que l’empire de Syrie étendoit si fort son commerce du côté des terres, l’Égypte n’augmenta pas beaucoup son commerce maritime.

Les Parthes parurent, & fonderent leur empire : & lorsque l’Égypte tomba sous la puissance des Romains, cet empire étoit dans sa force, & avoit reçu son extension.

Les Romains & les Parthes furent deux puissances rivales, qui combattirent, non pas pour savoir qui devoit regner, mais exister. Entre les deux empires, il se forma des déserts ; entre les deux empires, on fut toujours sous les armes : bien loin qu’il y eût de commerce, il n’y eut pas même de communication. L’ambition, la jalousie, la religion, la haine, les mœurs, séparerent tout. Ainsi le commerce entre l’occident & l’orient, qui avoit eu plusieurs routes, n’en eut plus qu’une ; & Alexandrie étant devenue la seule étape, cette étape grossit.

Je ne dirai qu’un mot du commerce intérieur. Sa branche principale fut celle des blés qu’on faisoit venir pour la subsistance du peuple de Rome : ce qui étoit une matiere de police, plutôt qu’un objet de commerce. À cette occasion, les nautoniers reçurent quelques privileges[10], parce que le salut de l’empire dépendoit de leur vigilance.


  1. Pline, liv. VII. chapitre xxviii ; & Strabon, liv. XVI.
  2. Ibid.
  3. Les caravanes d’Alep & de Suez y portent deux millions de notre monnoie, & il en passe autant en fraude ; le vaisseau royal de Suez y porte aussi deux millions.
  4. Liv. II. pag 81.
  5. Liv. VI. ch. xxiii.
  6. Il dit, au liv. XII, que les Romains y employoient cent vingt navires ; & au liv. XVII, que les rois Grecs y en envoyoient à peine vingt.
  7. Liv. I. ch. II.
  8. Liv. VI. ch. xiii
  9. Nos meilleures cartes placent la tour de Pierre au centieme degré de longitude, & environ le quarantieme de latitude.
  10. Suet. in Claudio. Leg. VII, cod. Théodos. de naviculariis.