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Esprit des lois (1777)/L21/C6

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CHAPITRE VI.

Du commerce des anciens.


Les trésors immenses[1] de Sémiramis, qui ne pouvoient avoir été acquis en un jour, nous font penser que les Assyriens avoient eux-mêmes pillé d’autres nations riches, comme les autres nations les pillerent après.

L’effet du commerce sont les richesses, la suite des richesses le luxe, celle du luxe la perfection des arts. Les arts portés au point où on les trouve du temps de Sémiramis[2], nous marquent un grand commerce déjà établi.

Il y avoit un grand commerce de luxe dans les empires d’Asie. Ce seroit une belle partie de l’histoire du commerce que l’histoire du luxe : le luxe des Perses étoit celui des Medes, comme celui des Medes étoit celui des Assyriens.

Il est arrivé de grands changemens en Asie. La partie de la Perse qui est au nord-est, l’Hyrcanïe, la Margiane, la Bactriane, &c. étoient autrefois pleines de villes florissantes[3] qui ne sont plus ; & le nord[4] de cet empire, c’est-à-dire, l’isthme qui sépare la mer Caspienne du Pont-Euxin, étoit couvert de villes & de nations, qui ne sont plus encore.

Eratosthene[5] & Aristobule tenoient de Patrocle[6], que les marchandises des Indes passoient par l’Oxus dans la mer du Pont. Marc Varron [7] nous dit que l’on apprit, du temps de Pompée dans la guerre contre Mithridate, que l’on alloit en sept jours de l’Inde dans le pays des Bactriens, & au fleuve Icarus qui se jette dans l’Oxus ; que par-là les marchandises de l’Inde pouvoient traverser la mer Caspienne, entrer de-là dans l’embouchure du Cyrus ; que de ce fleuve il ne falloit qu’un trajet par terre de cinq jours pour aller au Phase qui conduisoit dans le Pont-Euxin. C’est sans doute par les nations qui peuploient ces divers pays, que les grands empires des Assyriens, des Medes & des Perses, avoient une communication avec les parties de l’orient & de l’occident les plus reculées.

Cette communication n’est plus. Tous ces pays ont été dévastés par les Tartares[8], & cette nation destructrice les habite encore pour les infester. L’Oxus ne va plus à la mer Caspienne ; les Tartares l’ont détourné pour des raisons particulieres[9] ; il se perd dans des sables arides.

Le Jaxarte, qui formoit autrefois une barriere entre les nations policées & les nations barbares, a été tout de même détourné[10] par les Tartares, & ne va plus jusqu’à la mer.

Séleucus Nicator forma le projet[11] de joindre le Pont-Euxin à la mer Caspienne. Ce dessein qui eût donné bien des facilités au commerce qui se faisoit dans ce temps-là, s’évanouit à sa[12] mort. On ne sait s’il auroit pu l’exécuter dans l’isthme qui sépare les deux mers. Ce pays est aujourd’hui très-peu connu ; il est dépeuplé & plein de forêts ; les eaux n’y manquent pas, car une infinité de rivieres y descendent du Mont Caucase ; mais ce Caucase, qui forme le nord de l’isthme, & qui étend des especes de bras[13] au midi, auroit été un grand obstacle, sur-tout dans ce temps-là, où l’on n’avoit point l’art de faire des écluses.

On pourroit croire que Séleucus vouloit faire la jonction des deux mers dans le lieu même où le czar Pierre I. l’a faite depuis, c’est-à-dire, dans cette langue de terre où le Tanaïs s’approche du Volga : mais le nord de la mer Caspienne n’étoit pas encore découvert.

Pendant que dans les empires d’Asie il y avoit un commerce de luxe, les Tyriens faisoient par toute la terre un commerce d’économie. Bochard a employé le premier livre de son Chanaan à faire l’énumération des colonies qu’ils envoyerent dans tous les pays qui sont près de la mer ; ils passerent les colonnes d’Hercule, & tirent des établissemens[14] sur les côtes de l’océan.

Dans ces temps-là, les navigateurs étoient obligés de suivre les côtes, qui étoient, pour ainsi dire, leur boussole. Les voyages étoient longs & pénibles. Les travaux de la navigation d’Ulysse ont été un sujet fertile pour le plus beau poëme du monde, après celui qui est le premier de tous.

Le peu de connoissance que la plupart des peuples avoient de ceux qui étoient éloignés d’eux, favorisoit les nations qui faisoient le commerce d’économie. Elles mettoient dans leur négoce les obscurités qu’elles vouloient : elles avoient tous les avantages que les nations intelligentes prennent sur les peuples ignorans.

L’Égypte éloignée par la religion & par les mœurs, de toute communication avec les étrangers, ne faisoit guere de commerce au dehors : elle jouissoit d’un terrain fertile & d’une extrême abondance. C’étoit le Japon de ces temps-là : elle se suffisoit à elle-même.

Les Égyptiens furent si peu jaloux du commerce du dehors, qu’ils laisserent celui de la mer rouge à toutes les petites nations qui y eurent quelque port. Ils souffrirent que les Iduméens, les Juifs & les Syriens y eussent des flottes. Salomon[15] employa à cette navigation des Tyriens qui connoissoient ces mers.

Josephe[16] dit que sa nation, uniquement occupée de l’agriculture, connoissoit peu la mer : aussi ne fut-ce que par occasion que les Juifs négocierent dans la mer rouge. Ils conquirent sur les Iduméens Elath & Asiongaber, qui leur donnerent ce commerce : ils perdirent ces deux villes, & perdirent ce commerce aussi.

Il n’en fut pas de même des Phéniciens : ils ne faisoient pas un commerce de luxe, ils ne négocioient point par la conquête ; leur frugalité, leur habileté, leur industrie, leurs périls, leurs fatigues, les rendoient nécessaires à toutes les nations du monde.

Les nations voisines de la mer rouge ne négocioient que dans cette mer & celle d’Afrique. L’étonnement de l’univers à la découverte de la mer des Indes, faite sous Alexandre, le prouve assez. Nous avons[17] dit qu’on porte toujours aux Indes des métaux précieux, & que l’on n’en rapporte[18] point : les flottes Juives qui rapportoient par la mer rouge de l’or & de l’argent, revenoient d’Afrique, & non pas des Indes.

Je dis plus ; cette navigation se faisoit sur la côte orientale de l’Afrique ; & l’état où la étoit la marine pour lors, prouve assez qu’on n’alloit pas dans des lieux bien reculés.

Je sais que les flottes de Salomon & de Jozaphat ne revenoient que la troisieme année ; mais je ne vois pas que la longueur du voyage prouve la grandeur de l’éloignement.

Pline & Strabon nous disent que le chemin qu’un navire des Indes & de la mer rouge, fabriqué de joncs, faisoit en vingt jours, un navire Grec ou Romain le faisoit en sept[19]. Dans cette proportion, un voyage d’un an pour les flottes Grecques & Romaines, étoit à peu près de trois pour celles de Salomon.

Deux navires d’une vîtesse inégale ne font pas leur voyage dans un temps proportionné à leur vîtesse : la lenteur produit souvent une plus grande lenteur. Quand il s’agit de suivre les côtes, & qu’on se trouve sans cesse dans une différente position ; qu’il faut attendre un bon vent pour sortir d’un golfe, en avoir un autre pour aller en avant, un navire bon voilier profite de tous les temps favorables, tandis que l’autre reste dans un endroit difficile, & attend plusieurs jours un autre changement.

Cette lenteur des navires des Indes qui dans un temps égal ne pouvoient faire que le tiers du chemin que faisoient les vaisseaux Grecs & Romains, peut s’expliquer par ce que nous voyons aujourd’hui dans notre marine. Les navires des Indes qui étoient de jonc, tiroient moins d’eau que les vaisseaux Grecs & Romains qui étoient de bois, & joints avec du fer.

On peut comparer ces navires des Indes à ceux de quelques nations d’aujourd’hui dont les ports ont peu de fond : tels sont ceux de Venise, & même en général de l’Italie[20], de la mer Baltique & de la province de Hollande[21]. Leurs navires qui doivent en sortir & y rentrer, sont d’une fabrique ronde & large de fond ; au lieu que les navires d’autres nations qui ont de bons ports, sont par le bas d’une forme qui les fait entrer profondément dans l’eau. Cette mécanique fait que ces derniers navires naviguent plus près du vent, & que les premiers ne navigent presque que quand ils ont le vent en poupe. Un navire qui entre beaucoup dans l’eau, navige vers le même côté à presque tous les vents ; ce qui vient de la résistance que trouve dans l’eau le vaisseau poussé par le vent, qui fait un point d’appui, & de la forme longue du vaisseau qui est présenté au vent par son côté, pendant que par l’effet de la figure du gouvernail on tourne la proue vers le côté que l’on se propose ; ensorte qu’on peut aller très-près du vent, c’est-à-dire, très-près du côté d’où vient le vent. Mais quand le navire est d’une figure ronde & large du fond, & que par conséquent il enfonce peu dans l’eau, il n’y a plus de point d’appui ; le vent chasse le vaisseau, qui ne peut résister, ni guere aller que du côté opposé au vent. D’où il suit que les vaisseaux d’une construction ronde de fond, sont plus lents dans leurs voyages : 1.o ils perdent beaucoup de temps à attendre le vent, sur-tout s’ils sont obligés de changer souvent de direction : 2.o ils vont plus lentement, parce que n’ayant pas de point d’appui, ils ne sauroient porter autant de voiles que les autres. Que si dans un temps où la marine s’est si fort perfectionnée ; dans un temps où les arts se communiquent ; dans un temps où l’on corrige par l’art & les défauts de la nature & les défauts de l’art même ; on sent ces différences, que devoit-ce être dans la marine des anciens ?

Je ne saurois quitter ce sujet. Les navires des Indes étoient petits, & ceux des Grecs & des Romains, si l’on en excepte ces machines que l’ostentation fit faire, étoient moins grands que les nôtres. Or, plus un navire est petit, plus il est en danger dans les gros temps. Telle tempête submerge un navire, qui ne feroit que le tourmenter s’il étoit plus grand. Plus un corps en surpasse un autre en grandeur, plus la surface est relativement petite ; d’où il suit que dans un petit navire il y a une moindre raison, c’est-à-dire, une plus grande différence de la surface du navire au poids ou à la charge qu’il peut porter, que dans un grand. On sait que, par une pratique à peu près générale, on met dans un navire une charge d’un poids égal à celui de la moitié de l’eau qu’il pourroit contenir. Supposons qu’un navire tînt huit cents tonneaux d’eau ; sa charge seroit de quatre cents tonneaux ; celle d’un navire qui ne tiendroit que quatre cents tonneaux d’eau, seroit de deux cents tonneaux. Ainsi la grandeur du premier navire seroit, au poids qu’il porteroit, comme 8 est à 4 ; & celle du second, comme 4 est à 2. Supposons que la surface du grand soit, à la surface du petit, comme 8 est à 6 ; la surface[22] de celui-ci sera, à son poids, comme 6 est à 2 ; tandis que la surface de celui-là ne sera, à son poids, que comme 8 est à 4 ; & les vents & les flots n’agissant que sur la surface, le grand vaisseau résistera plus par son poids à leur impétuosité, que le petit.


  1. Diodore, Liv. II.
  2. Diodore, liv II.
  3. Voyez Pline, liv. VI. chap. xvi ; & Strabon, livre XI.
  4. Strabon, livre XI.
  5. Ibid.
  6. L’autorité de Patrocle est considérable, comme il paroît par un récit de Strabon, liv. II.
  7. Dans Pline, liv. VI. chap. xvii. Voyez aussi Strabon, liv. XI. sur le trajet des marchandises du Phase au Cyrus.
  8. Il faut que depuis le temps de Ptolomée, qui nous décrit tant de rivieres qui se jettent dans la partie orientale de la mer Caspienne, il y ait eu de grands changemens dans ce pays. La carte du czar ne met de ce côté-là que la riviere d’Astrabat ; & celle de M. Bathalsi, rien du tout.
  9. Voyez la relation de Genkinson, dans le recueil des voyages du nord, tome IV.
  10. Je crois que de-là s’est formé le lac Aral.
  11. Claude César, dans Pline, liv. VI. chap, ii.
  12. Il fut tué par Ptolomée Ceranus.
  13. Voyez Strabon, liv. XI.
  14. Ils fonderent Tartèse, & s’établirent à Cadix.
  15. Livre III. des Rois, chap. ix ; Paralip. liv. II. chap. viii.
  16. Contre Appion.
  17. Au chapitre I. de ce Livre.
  18. La proportion établie en Europe entre l’or & l’argent, peut quelquefois faire trouver du profit à prendre dans les Indes de l’or pour de l’argent ; mais c’est peu de chose.
  19. Voyez Pline, liv. VI. chap. xxii ; & Strabon, liv. XV.
  20. Elle n’a presque que des rades ; mais la Sicile a de très-bons ports.
  21. Je dis de la province de Hollande ; car les ports de celle de Zélande sont assez profonds.
  22. C’est-à-dire, pour comparer les grandeurs de même genre : l’action ou la prise du fluide sur le navire, sera à la résistance du même navire, comme, &c.