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Esprit des lois (1777)/L21/C7

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CHAPITRE VII.

Du commerce des Grecs.


Les premiers Grecs étoient tous pirates. Minos, qui avoit eu l’empire de la mer, n’avoit eu peut-être que de plus grands succès dans les brigandages : son empire étoit borné aux environs de son île. Mais lorsque les Grecs devinrent un grand peuple, les Athéniens obtinrent le véritable empire de la mer, parce que cette nation commerçante & victorieuse donna la loi au monarque[1] le plus puissant d’alors, & abattit les forces maritimes de la Syrie, de l’île de Chypre & de la Phénicie.

Il faut que je parle de cet empire de la mer qu’eut Athenes. « Athenes, dit Xénophon[2], a l’empire de la mer : mais comme l’Attique tient à la terre, les ennemis la ravagent, tandis qu’elle fait les expéditions au loin. Les principaux laissent détruire leurs terres, & mettent leurs biens en sureté dans quelqu’île : la populace qui n’a point de terres, vit sans aucune inquiétude. Mais si les Athéniens habitoient une île, & avoient outre cela l’empire de la mer, ils auroient le pouvoir de nuire aux autres sans qu’on pût leur nuire, tandis qu’ils seroient les maîtres de la mer ». Vous diriez que Xénophon a voulu parler de l’Angleterre.

Athenes remplie de projets de gloire ; Athenes qui augmentoit la jalousie, au lieu d’augmenter l’influence ; plus attentive à étendre son empire maritime, qu’à en jouir ; avec un tel gouvernement politique, que le bas peuple se distribuoit les revenus publics, tandis que les riches étoient dans l’oppression ; ne fit point ce grand commerce que lui promettoient le travail de ses mines, la multitude de ses esclaves, le nombre de ses gens de mer, son autorité sur les villes Grecques, & plus que tout cela, les belles institutions de Solon. Son négoce fut presque borné à la Grece & au Pont-Euxin, d’où elle tira sa subsistance.

Corinthe fut admirablement bien située : elle sépara deux mers, ouvrit & ferma le Péloponese, & ouvrit & ferma la Grece. Elle fut une ville de la plus grande importance, dans un temps où le peuple Grec étoit un monde, & les villes Grecques des nations : elle fit un plus grand commerce qu’Athenes. Elle avoit un port pour recevoir les marchandises d’Asie ; elle en avoit un autre pour recevoir celles d’Italie ; car, comme il y avoit de grandes difficultés à tourner le promontoire Malée, où des vents[3] opposés se rencontrent & causent des naufrages, on aimoit mieux aller à Corinthe, & l’on pouvoit même faire passer par terre ses vaisseaux d’une mer à l’autre. Dans aucune ville on ne porta si loin les ouvrages de l’art. La religion acheva de corrompre ce que son opulence lui avoit laissé de mœurs. Elle érigea un temple à Venus, où plus de mille courtisanes furent consacrées. C’est de ce séminaire que sortirent la plupart de ces beautés célebres dont Athénée a osé écrire l’histoire.

Il paroît que, du temps d’Homere, l’opulence de la Grece étoit à Rhodes, à Corinthe & à Orcomene. « Jupiter, dit-il[4], aima les Rhodiens, & leur donna de grandes richesses ». Il donna à Corinthe[5] l’épithete de riche. De même, quand il veut parler des villes qui ont beaucoup d’or, il cite Orcomene[6], qu’il joint à Thebes d’Égypte. Rhodes & Corinthe conserverent leur puissance, & Orcomene la perdit. La position d’Orcomene, près de l’Hellespont, de la Propontide & du Pont-Euxin, fait naturellement penser qu’elle tiroit ses richesses d’un commerce sur les côtes de ces mers, qui avoit donné lieu à la fable de la toison d’or : Et effectivement le nom de Miniares est donné à Orcomene[7] & encore aux Argonautes. Mais comme dans la suite ces mers devinrent plus connues ; que les Grecs y établirent un très-grand nombre de colonies ; que ces colonies négocierent avec les peuples barbares ; qu’elles communiquerent avec leur métropole ; Orcomene commença à déchoir, & elle rentra dans la foule des autres villes Grecques.

Les Grecs, avant Homere, n’avoient guere négocié qu’entr’eux, & chez quelque peuple barbare ; mais ils étendirent leur domination, à mesure qu’ils formerent de nouveaux peuples. La Grece étoit une grande péninsule dont les caps sembloient avoir fait reculer les mers & les golfes s’ouvrir de tous côtés, comme pour les recevoir encore. Si l’on jette les yeux sur la Grece, on verra, dans un pays assez resserré, une vaste étendue de côtes. Ses colonies innombrables faisoient une immense circonférence autour d’elle ; & elle y voyoit, pour ainsi dire, tout le monde qui n’étoit pas barbare. Pénétra-t-elle en Sicile & en Italie ? elle y forma des nations. Navigua-t-elle vers les mers du Pont, vers les côtes de l’Asie mineure, vers celle d’Afrique ? elle en fit de même. Ses villes acquirent de la prospérité, à mesure qu’elles se trouverent près de nouveaux peuples. Et ce qu’il y avoit d’admirable, des îles sans nombre, situées comme en premiere ligne, l’entouroient encore.

Quelle cause de prospérité pour la Grece, que des jeux qu’elle donnoit pour ainsi dire, à l’univers ; des temples, où tous les rois envoyoient des offrandes ; des fêtes, où l’on s’assembloit de toutes parts ; des oracles, qui faisoient l’attention de toute la curiosité humaine ; enfin, le goût & les arts portés à un point, que de croire les surpasser sera toujours ne les pas connoître ?


  1. Le roi de Perse.
  2. De republ. Athen.
  3. Voyez Strabon, liv. VIII.
  4. Iliade, liv. II.
  5. Ibid.
  6. Ibid. liv. I. v. 381. Voyez Stabon, liv. IX. p. 414, édition de 1620.
  7. Strabon, liv. IX, p.414.