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Esprit des lois (1777)/L30/C13

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CHAPITRE XIII.

Quelles étoient les charges des Romains & des Gaulois dans la monarchie des Francs.


Je pourrois examiner si les Gaulois & les Romains vaincus continuerent de payer les charges auxquelles ils étoient assujettis sous les empereurs. Mais, pour aller plus vîte, je me contenterai de dire que, s’ils les payerent d’abord, ils en furent bientôt exemptés, & que ces tributs furent changés en un service militaire ; & j’avoue que je ne conçois gueres comment les Francs auroient été d’abord si amis de la maltôte, & en auroient paru tout à coup si éloignés.

Un capitulaire[1] de Louis le débonnaire nous explique très-bien l’état où étoient les hommes libres dans la monarchie des Francs. Quelques bandes[2] de Goths ou d’Iberes fuyant l’oppression des Maures, furent reçus dans les terres de Louis. La convention qui fut faite avec eux porte que, comme les autres hommes libres, ils iroient à l’armée avec leur comte ; que, dans la marche, ils feroient la garde & les patrouilles sous les ordres du même comte[3] ; & qu’ils donneroient aux envoyés du roi, & aux ambassadeurs qui partiroient de sa cour ou iroient vers lui, des chevaux & des chariots pour les voitures[4] ; que d’ailleurs ils ne pourroient être contraints à payer d’autres cens, & qu’ils seroient traités comme les autres hommes libres.

On ne peut pas dire que ce fussent de nouveaux usages introduits dans le commencement de la seconde race, cela devoit appartenir au moins au milieu ou à la fin de la premiere. Un capitulaire de l’an 864[5] dit expressément que c’étoit une coutume ancienne, que les hommes libres fissent le service militaire, & payassent de plus les chevaux & les voitures dont nous avons parlé ; charges qui leur étoient particulieres, & dont ceux qui possédoient les fiefs étoient exempts, comme je le prouverai dans la suite.

Ce n’est pas tout, il y avoit un règlement[6] qui ne permettoit guere de soumettre ces hommes libres à des tributs. Celui qui avoit quatre manoirs étoit toujours obligé de marcher à la guerre[7] ; celui qui n’en avoit que trois étoit joint à un homme libre qui n’en avoit qu’un ; celui-ci le défrayoit pour un quart, & restoit chez lui. On joignoit de même deux hommes libres qui avoient chacun deux manoirs : celui des deux qui marchoit étoit défrayé de la moitié par celui qui restoit.

Il y a plus : nous avons une infinité de chartres où l’on donne les privileges des fiefs à des terres ou districts possédés par des hommes libres, & dont je parlerai beaucoup dans la suite[8]. On exempte ces terres de toutes les charges qu’exigeoient sur elles les comtes & autres officiers du roi ; & comme on énumere en particulier toutes ces charges, & qu’il n’y est point question de tributs, il est visible qu’on n’en levoit pas.

Il étoit aisé que la maltôte Romaine tombât d’elle-même dans la monarchie des Francs : c’étoit un art très-compliqué, & qui n’entroit ni dans les idées ni dans le plan de ces peuples simples. Si les Tartares inondoient aujourd’hui l’Europe, il faudroit bien des affaires pour leur faire entendre ce que c’est qu’un financier parmi nous.

L’auteur[9] incertain de la vie de Louis le débonnaire, parlant des comtes & autres officiers de la nation des Francs que Charlemagne établit en Aquitaine, dit qu’il leur donna la garde de la frontiere, le pouvoir militaire, & l’intendance des domaines qui appartenoient à la couronne. Cela fait voir l’état des revenus du prince dans la seconde race. Le prince avoit gardé des domaines, qu’il faisoit valoir par ses esclaves. Mais les indictions, la capitation & autres impôts levés du temps des empereurs sur la personne ou les biens des hommes libres, avoient été changés en une obligation de garder la frontiere, ou d’aller à la guerre.

On voit, dans la même histoire[10], que Louis le débonnaire ayant été trouver son pere en Allemagne, ce prince lui demanda comment il pouvoit être si pauvre, lui qui étoit roi : que Louis lui répondit qu’il n’étoit roi que de nom, & que les seigneurs tenoient presque tous ses domaines : que Charlemagne, craignant que ce jeune prince ne perdît leur affection s’il reprenoit lui-même ce qu’il avoit inconsidérément donné, il envoya des commissaires pour rétablir les choses.

Les évêques écrivant à Louis[11], frere de Charles le chauve, lui disoient : « Ayez soin de vos terres, afin que vous ne soyez pas obligé de voyager sans cesse par les maisons des ecclésiastiques, & de fatiguer leurs serfs par des voitures. Faites ensorte, disoient-ils encore, que vous ayez de quoi vivre & recevoir des ambassades. » Il est visible que les revenus des rois consistoient alors dans leurs domaines[12].


  1. De l’an 815, chap. i. Ce qui est conforme au capitulaire de Charles le chauve, de l’an 844, art. I & 2.
  2. Pro Hispanis in partibus Aquitaniæ, Septimaniæ & Provinciæ consistentibus. Ibid.
  3. Excubias & explorationes quas wactas dicunt. Ibid.
  4. Ils n’étoient pas obligés d’en donner au comte, ibid. art. 5.
  5. Ut pagenses Franci, qui caballos habent, cim suis comitibus in hostem pergant. Il est défendu aux comtes de les priver de leurs chevaux ; ut hostem sacere, & debitos paraveredos secundùm antiquam consuetudinem exsolvere possint. Edit de Pistes, dans Baluze, page 186.
  6. Capitulaire de Charlemagne, de l’an 812, ch. i. Edit de Pistes, l’an 864. art. 27.
  7. Quaturo mansos. Il me semble que ce qu’on appelloit mansus étoit une certaine portion de terre attachée à une cense où il y avoit des esclaves ; témoin le capitulaire de l’an 853, apud Sylvacum, tit. 14, contre ceux qui chassoient les esclaves de leur mansus.
  8. Voyez ci-dessous le chapitre XX de ce livre, page 66.
  9. Dans Duchesne, tome II, page 287.
  10. Ibid. page 89.
  11. Voyez le capitulaire dans l’an 858, art. 14.
  12. Ils levoient encore quelques droits sur les rivieres, lorsqu’il y avoit un pont ou un passage.