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Esprit des lois (1777)/L30/C14

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CHAPITRE XIV.

De ce qu’on appelloit census.


Lorsque les barbares sortirent de leur pays, ils voulurent rédiger par écrit leurs usages : mais, comme on trouva de la difficulté à écrire des mots Germains avec des lettres Romaines, on donna ces lois en latin.

Dans la confusion de la conquête & de ses progrès, la plupart des choses changerent de nature ; il fallut, pour les exprimer, se servir des anciens mots latins qui avoient le plus de rapport aux nouveaux usages. Ainsi, ce qui pouvoit réveiller l’idée de l’ancien cens[1] des Romains, on le nomma census, tributum ; & quand les choses n’y eurent aucun rapport quelconque, on exprima comme on put les mots Germains avec des lettres Romaines : ainsi on forma le mot fredum, dont je parlerai beaucoup dans les chapitres suivants.

Les mots census & tributum ayant été ainsi employés d’une maniere arbitraire, cela a jeté quelqu’obscurité dans la signification qu’avoient ces mots dans la premiere & dans la seconde race : & des auteurs modernes[2] qui avoient des systêmes particuliers, ayant trouvé ce mot dans les écrits de ces temps-là, ils ont jugé que ce qu’on appelloit census étoit précisément le cens des romains ; & ils en ont tiré cette conséquence, que nos rois des deux premieres races s’étoient mis à la place des empereurs Romains, & n’avoient rien changé à leur administration[3]. Et comme de certains droits levés dans la seconde race ont été par quelques hasards & par de certaines modifications[4] convertis en d’autres, ils en ont conclu que ces droits étoient le cens des Romains : & comme depuis les réglemens modernes ils ont vu que le domaine de la couronne étoit absolument inaliénable, ils ont dit que ces droits qui représentoient le cens des Romains, & qui ne forment pas une partie de ce domaine, étoient de pures usurpations. Je laisse les autres conséquences.

Transporter dans des siecles reculés toutes les idées du siecle où l’on vit, c’est des sources de l’erreur celle qui est la plus féconde. À ces gens qui veulent rendre modernes tous les siecles anciens, je dirai ce que les prêtres d’Égypte dirent à Solon : « Ô Athéniens, vous n’êtes que des enfans » !


  1. Le census étoit un mot si générique, qu’on s’en servit pour exprimer les péages des rivieres, lorsqu’il y avoit un pont ou un bas à passer. Voyez le capitul. III de l’an 803, édition de Baluze, page 395, cat. I, & le V de l’an 819, p. 616. On appella encore de ce nom les voitures fournies par les hommes libres au roi ou à ses envoyés, comme il paroît par le capitulaire de Charles le chauve, de l’an 865, art. 8.
  2. M. l’abbé Dubos, & ceux qui l’ont suivi.
  3. Voyez la foiblesse des raisons de M. l’abbé Dubos, établissement de la monarchie Françoise, tome III, liv. VI, ch. xiv ; sur-tout l’induction qu’il tire d’un passage de Grégoire de Tours, sur un démêlé de son église avec le roi Charibert.
  4. Par exemple, par les affranchissemens.