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Esprit des lois (1777)/L31/C23

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CHAPITRE XXIII.

Continuation du même sujet.


Le clergé eut sujet de se repentir de la protection qu’il avoit accordée aux enfans de Louis le débonnaire. Ce prince, comme j’ai dit, n’avoit jamais donné de préceptions[1] des biens de l’église aux laïques : mais bientôt Lothaire en Italie, & Pépin en Aquitaine, quitterent le plan de Charlemagne, & reprirent celui de Charles Martel. Les ecclésiastiques eurent recours à l’empereur contre ses enfans ; mais ils avoient affoibli eux-mêmes l’autorité qu’ils réclamoient. En Aquitaine, on eut que condescendance ; en Italie, on n’obéit pas.

Les guerres civiles qui avoient troublé la vie de Louis le débonnaire, furent le germe de celles qui suivirent sa mort. Les trois freres, Lothaire, Louis & Charles, chercherent chacun de leur côté, à attirer les grands dans leur parti, & à se faire des créatures. Ils donnerent, à ceux qui voulurent les suivre, des préceptions des biens de l’église ; & pour gagner la noblesse, ils lui livrerent le clergé.

On voit, dans les capitulaires[2], que ces princes furent obligés de céder à l’importunité des demandes, & qu’on leur arracha souvent ce qu’ils n’auroient pas voulu donner : on y voit que le clergé se croyoit plus opprimé par la noblesse que par les rois. Il paroît encore que Charles le chauve[3] fut celui qui attaqua le plus le patrimoine du clergé ; soit qu’il fût le plus irrité contre lui, parce qu’il avoit dégradé son pere à son occasion ; soit qu’il fût le plus timide. Quoi qu’il en soit, on voit dans les capitulaires[4] des querelles continuelles entre le clergé qui demandoit ses biens, & la noblesse qui refusoit, qui éludoit, ou qui différoit de les rendre ; & les rois entre deux.

C’est un spectacle digne de pitié, de voir l’état des choses en ces temps-là. Pendant que Louis le débonnaire faisoit aux églises des dons immenses de ses domaines, ses enfants distribuoient les biens du clergé aux laïques. Souvent la même main qui fondoit des abbayes nouvelles, dépouilloit les anciennes. Le clergé n’avoit point un état fixe. On lui ôtoit ; il regagnoit : mais la couronne perdoit toujours.

Vers la fin du regne de Charles le chauve, & depuis ce regne, il ne fut plus guere question des démêlés du clergé & des laïques sur la restitution des biens de l’église. Les évêques jeterent bien encore quelques soupirs dans leurs remontrances à Charles le chauve, que l’on trouve dans le capitulaire de l’an 856, & dans la lettre[5] qu’il écrivirent à Louis le Germanique l’an 858 : mais ils proposoient des choses, & ils réclamoient des promesses tant de fois éludées, que l’on voit qu’ils n’avoient aucune espérance de les obtenir.

Il ne fut plus question[6] que de réparer en général les torts faits dans l’église & dans l’état. Les rois s’engageoient de ne point ôter aux leudes leurs hommes libres, & de ne plus donner des biens ecclésiastiques par des préceptions[7] ; de sorte que le clergé & la noblesse parurent s’unir d’intérêts.

Les étranges ravages des Normands, comme j’ai dit, contribuerent beaucoup à mettre fin à ces querelles.

Les rois tous les jours moins accrédités, & par les causes que j’ai dites & par celles que je dirai, crurent n’avoir d’autre parti à prendre que de se mettre entre les mains des ecclésiastiques. Mais le clergé avoit affoibli les rois, & les rois avoient affoibli le clergé.

En vain Charles le chauve & des successeurs appellerent-ils le clergé[8] pour soutenir l’état, & en empêcher la chute ; en vain se servirent-ils[9] du respect que les peuples avoient pour ce corps, pour maintenir celui qu’on devoit avoir pour eux ; en vain chercherent-ils à donner de l’autorité à leurs lois par l’autorité des canons[10] ; en vain joignirent-ils les peines ecclésiastiques aux peines civiles[11] ; en vain, pour contrebalancer l’autorité du comte, donnerent-ils à chaque évêque la qualité de leur envoyé dans les provinces[12] : il fut impossible au clergé de réparer le mal qu’il avoit fait ; & un étrange malheur, dont je parlerai bientôt, fit tomber la couronne à terre.


  1. Voyez ce que disent les évêques dans le synode de l’an 845, apud Teudonis villam, art. 4.
  2. Voyez le synode de l’an 845, apud Teudonis villam, art. 3 & 4, qui décrit très-bien l’état des choses, aussi bien que celui de la même année tenu au palais de Vernes, art. 12 ; & le synode de Beauvais, encore de la même année, art. 3, 4 & 6 ; & le capitulaire in villâ Sparnaco, de l’an 846, art. 20 ; & la lettre que les évêques assemblés à Rheims écrivirent, l’an 858, à Louis le Germanique, art. 8.
  3. Voyez le capitulaire in villâ Sparnaco, de l’an 846. La noblesse avoit irrité le roi contre les évêques, de sorte qu’il les chassa de l’assemblée ; on choisit quelques canons des synodes, & on leur déclara que ce seroient les seuls qu’on observeroit ; on ne leur accorda que ce qu’il étoit impossible de leur refuser. Voyez les articles 20, 21 & 22. Voyez aussi la lettre que les évêques assemblés écrivirent, l’an 858, à Louis le Germanique, art. 8 ; & l’édit de Pistes, de l’an 864, art. 5.
  4. Voyez le même capitulaire de l’an 846, in villà Sparnaco. Voyez aussi le capitulaire de l’assemblée tenue apud Marsnam, de l’an 847, art. 4, dans laquelle le clergé se retrancha à demander qu’on le remît en possession de tout ce dont il avoit joui sous le regne de Louis le débonnaire. Voyez aussi le capitulaire de l’an 851, apud Marsnam, art. 6 & 7, qui maintient la noblesse & le clergé dans leurs possessions : & celui apud Bozoilum, de l’en 856, qui est une remontrance des évêques au roi sur ce que les maux, après tant de lois faites, n’avoient pas été réparés : & enfin la lettre que les évêques assemblés à Rheims écrivirent, l’an 858, à Louis le Germanique, art. 8.
  5. Article 8.
  6. Voyez le capitulaire de l’an 851, art. 6 & 7.
  7. Charles le chauve, dans le synode de Soissons, dit « qu’il avoit promis aux évêques de ne plus donner de préceptions des biens de l’église. » Capitulaire de l’an 853, art. II, édit. de Baluze, tome II, p. 56.
  8. Voyez dans Nitard, liv. IV, comment, après la fuite de Lothaire, les rois Louis & Charles consulterent les évêques, pour savoir s’ils pourroient prendre & partager le royaume qu’il avoit abandonné. En effet, comme les évêques formoient entr’eux un corps plus uni que les leudes, il convenoit à ces princes d’assurer leurs droits par une résolution des évêques, qui pourroient engager tous les autres seigneurs à les suivre.
  9. Voyez le capitulaire de Charles le chauve, apud Saponarias, de l’an 859, art. 3. « Venilon, que j’avois fait archevêque de Sens, m’a sacré ; & je ne devois être chassé du royaume par personne, saltem sine audientiâ & judicio episcoporum, quorum ministerio in regem sum consecratus, & qui throni Dâ sunt dicti, in quibus Deus sedet, & per quos sua decernit judicia ; quorum paternis correctionibus & castigatoriis judiciis me subdere fui paratus, & in præsenti sum subditus. »
  10. Voyez le capitulaire de Charles le chauve, de Carisiaco, de l’an 857, édit. de Baluze, tome II, p. 88, art. 1, 2, 3, 4 & 7.
  11. Voyez le synode de Pistes, de l’an 862, art. 4 ; & le capitulaire de Carloman & de Louis II, apud Vernis Palotium, de l’an 883, art. 4 & 5.
  12. Capitulaire de l’an 876, sous Charles le chauve, in synodo Pontigonensi, édit. de Baluze, art. 12.