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Esprit des lois (1777)/L31/C24

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CHAPITRE XXIV.

Que les hommes libres furent rendus capables de posséder des fiefs.


J’ai dit que les hommes libres alloient à la guerre sous leur comte, & les vassaux sous leur seigneur. Cela faisoit que les ordres de l’état se balançoient les uns les autres ; & quoique les leudes eussent des vassaux sous eux, ils pouvoient être contenus par le comte, qui étoit à la tête de tous les hommes de la monarchie.

D’abord[1] ces hommes libres ne purent pas se recommander pour un fief, mais ils le purent dans la suite ; & je trouve que ce changement se fit dans le temps qui s’écoula depuis le regne de Gontran jusqu’à celui de Charlemagne. Je le prouve par la comparaison qu’on peut faire du traité d’Andely[2] passé entre Gontran, Childebert & la reine Brunehault, & le partage[3] fait par Charlemagne à ses enfans, & un partage pareil fait par Louis le débonnaire. Ces trois actes contiennent des dispositions à peu près pareilles à l’égard des vassaux ; & comme on y regle les mêmes points, & à peu près dans les mêmes circonstances, l’esprit & la lettre de ces trois traités se trouvent à peu près les mêmes à cet égard.

Mais, pour ce qui concerne les hommes libres, il s’y trouve une différence capitale. Le traité d’Andely ne dit point qu’ils pussent se recommander pour un fief ; au lieu qu’on trouve, dans les partages de Charlemagne & de Louis le débonnaire, des clauses expresses pour qu’ils pussent s’y recommander : ce qui fait voir que, depuis le traité d’Andely, un nouvel usage s’introduisit, par lequel les hommes libres étoient devenus capables de cette grande prérogative.

Cela dut arriver lorsque Charles Martel ayant distribué les biens de l’église à ses soldats, & les ayant donnés, partie en fief, partie en aleu, il se fit une espece de révolution dans les lois féodales. Il est vraisemblable que les nobles qui avoient déjà des fiefs trouverent plus avantageux de recevoir les nouveaux dons en aleu, & que les hommes libres se trouverent encore trop heureux de les recevoir en fief.


  1. Voyez ce que j’ai dit ci-dessus au livre XXX, chapitre dernier, vers la fin.
  2. De l’an 587, dans Grégoire de Tours, liv. IX.
  3. Voyez le chapitre suivant, où je parle plus au long de ces partages, & les notes où ils sont cités.