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Esprit des lois (1777)/L31/C9

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CHAPITRE IX.

Comment les biens ecclésiastiques furent convertis en fiefs.


Les biens fiscaux n’auroient dû avoir d’autre destination que de servir aux dons que les rois pouvoient faire pour inviter les Francs à de nouvelles entreprises, lesquelles augmentoient d’un autre côté les biens fiscaux ; & cela étoit, comme j’ai dit, l’esprit de la nation : mais les dons prirent un autre cours. Nous avons un discours[1] de Chilpéric, petit-fils de Clovis, qui se plaignoit déjà que ces biens avoient été presque tous donnés aux églises. « Notre fisc est devenu pauvre, disoit-il ; nos richesses ont été transportées aux églises[2] : Il n’y a plus que les évêques qui regnent ; ils sont dans la grandeur, & nous n’y sommes plus ».

Cela fit que les maires, qui n’osoient attaquer les seigneurs, dépouillerent les églises : & une des raisons qu’allégua Pépin pour entrer en Neustrie[3], fut qu’il y avoit été invité par les ecclésiastiques, pour arrêter les entreprises des rois, c’est-à-dire des maires, qui privoient l’église de tous ses biens.

Les maires d’Austrasie, c’est-à-dire, la maison des Pépins, avoit traité l’église avec plus de modération qu’on n’avoit fait en Neustrie & en Bourgogne ; & cela est bien clair par nos chroniques[4], où les moines ne peuvent se lasser d’admirer la dévotion & la libéralité des Pépins. Ils avoient occupé eux-mêmes les premieres places de l’église. « Un corbeau ne creve pas les yeux à un corbeau », comme disoit Chilpéric aux évêques[5].

Pépin soumit la Neustrie & la Bourgogne : mais ayant pris, pour détruire les maires & les rois, le prétexte de l’oppression des églises, il ne pouvoit plus les dépouiller, sans contredire son titre, & faire voir qu’il se jouoit de la nation. Mais la conquête de deux grands royaumes & la destruction du parti opposé, lui fournirent assez de moyens de contenter ses capitaines.

Pépin se rendit maître de la monarchie, en protégeant le clergé : Charles Martel son fils ne put se maintenir qu’en l’opprimant. Ce prince, voyant qu’une partie des biens royaux & des biens fiscaux avoient été donnés à vie ou en propriété à la noblesse ; & que le clergé, recevant des mains des riches & des pauvres, avoit acquis une grande partie des allodiaux même ; il dépouilla les églises : & les fiefs du premier partage ne subsistant plus, il forma[6] une seconde fois des fiefs. Il prit, pour lui & pour ses capitaines, les biens des églises & les églises mêmes : & fit cesser un abus qui, à la différence des maux ordinaires, étoit d’autant plus facile à guérir, qu’il étoit extrême.


  1. Dans Grégoire de Tours, liv. I, chap. xlvi.
  2. Cela fit qu’il annulla les testamens faits en faveur des églises, & fit même de nouveaux dons. Grégoire de Tours, liv. VII, ch. vii.
  3. Voyez les annales de Metz, sur l’an 687. Excitor imprimis querelis sacerdotum & servorum Dei, qui me sœpiùs adierunt, ut pro sublatis injustè patrimoniis, &c.
  4. Ibid.
  5. Dans Grégoire de Tours.
  6. Karolus plurima juri ecclesiastico detrahens, prœdia fisco sociavit, ac deinde militibus dispertivit, ex chronico Centulensi, liv. II.