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Esprit des lois (1777)/L31/C8

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CHAPITRE VIII.

Comment les alleux furent changés en fiefs.


La maniere de changer un alleu en fief se trouve dans une formule de Marculfe[1]. On donnoit sa terre au roi ; il la rendoit au donateur en usufruit ou bénéfice, & celui-ci désignoit au roi ses héritiers.

Pour découvrir les raisons que l’on eut de dénaturer ainsi son alleu, il faut que je cherche, comme dans des abymes, les anciennes prérogatives de cette noblesse, qui depuis onze siecles est couverte de poussiere, de sang & de sueur.

Ceux qui tenoient des fiefs avoient de très-grands avantages. La composition pour les torts qu’on leur faisoit étoit plus forte que celle des hommes libres. Il paroît par les formules de Marculfe, que c’étoit un privilege du vassal du roi, que celui qui le tueroit payeroit six cents sous de composition. Ce privilege étoit établi par la loi salique[2] & par celle des Ripuaires[3] ; &, pendant que ces deux lois ordonnoient six cents sous pour la mort du vassal du roi, elles n’en donnoient[4] que deux cents pour la mort d’un ingénu, Franc, barbare, ou homme vivant sous la loi salique ; & que cent pour celle d’un Romain.

Ce n’étoit pas le seul privilege qu’eussent les vassaux du roi. Il faut savoir que, quand un homme[5] étoit cité en jugement, & qu’il ne se présentoit point ou n’obéissoit pas aux ordonnances des juges, il étoit appellé devant le roi ; & s’il persistoit dans sa contumace, il étoit mis hors de la protection du roi[6], & personne ne pouvoit le recevoir chez soi, ni même lui donner du pain : or, s’il étoit d’une condition ordinaire, ses biens étoient confisqués[7] ; mais, s’il étoit vassal du roi, ils ne l’étoient pas[8]. Le premier, par sa contumace, étoit censé convaincu du crime ; & non pas le second. Celui-là[9], dans les moindres crimes, étoit soumis à la preuve par l’eau bouillante ; celui-ci[10] n’y étoit condamné que dans le cas du meurtre. En un vassal du roi[11] ne pouvoit être contraint de jurer en justice contre un autre vassal. Ces privileges augmenterent toujours ; & le capitulaire de Carloman[12] fait cet honneur aux vassaux du roi, qu’on ne peut les obliger de jurer eux-mêmes, mais seulement par la bouche de leurs propres vassaux. De plus, lorsque celui qui avoit les honneurs ne s’étoit pas rendu à l’armée, sa peine étoit de s’abstenir de chair & de vin, autant de temps qu’il avoit manqué au service : mais l’homme libre[13], qui n’avoit pas suivi le comte, payoit une composition[14] de soixante sous, & étoit mis en servitude jusqu’à ce qu’il l’eût payée.

Il est donc aisé de penser que les Francs qui n’étoient point vassaux du roi, & encore plus les Romains, chercherent à le devenir ; & qu’afin qu’ils ne fussent pas privés de leurs domaines, on imagina l’usage de donner son alleu au roi, de le recevoir de lui en fief, & de lui désigner ses héritiers. Cet usage continua toujours ; & il eut sur-tout lieu dans les désordres de la seconde race, où tout le monde avoit besoin d’un protecteur, & vouloit faire corps[15] avec d’autres seigneurs ; & entrer, pour ainsi dire, dans la monarchie féodale, parce qu’on n’avoit plus la monarchie politique.

Ceci continua dans la troisieme race, comme on le voit par plusieurs[16] chartres ; soit qu’on donnât son alleu, & qu’on le reprît par le même acte ; soit qu’on le déclarât alleu, & qu’on le reconnût en fief. On appelloit ces fiefs, fiefs de reprise.

Cela ne signifie par que ceux qui avoient des fiefs les gouvernassent en bons peres de familles ; &, quoique les hommes libres cherchassent beaucoup à avoir des fiefs, ils traitoient ce genre de biens comme on administre aujourd’hui les usufruits. C’est ce qui fit faire à Charlemagne, prince le plus vigilant & le plus attentif que nous ayons eu, bien des réglemens[17], pour empêcher qu’on ne dégradât les fiefs en faveurs de ses propriétés. Cela prouve seulement que de son temps, la plupart des bénéfices étoient encore à vie ; & que, par conséquent, on prenoit plus de soin des alleus que des bénéfices : mais cela n’empêche pas que l’on n’aimât encore mieux être vassal du roi qu’homme libre. On pouvoit avoir des raisons pour disposer d’une certaine portion particuliere d’un fief ; mais on ne vouloit pas perdre sa dignité même.

Je sais bien encore que Charlemagne se plaint, dans un capitulaire[18], que, dans quelques lieux, il y avoit des gens qui donnoient leurs fiefs en propriété, & les rachetoient ensuite en propriété. Mais je ne dis point qu’on n’aimât mieux une propriété qu’un usufruit : Je dis seulement que, lorsqu’on pouvoit faire d’un alleu un fief qui passât aux héritiers, ce qui est le cas de la formule dont j’ai parlé, on avoit de grands avantages à le faire.


  1. Liv. I, formule 13.
  2. Tit. 44. Voyez aussi les titres 66, §. 3 & 4 ; & le titre 74.
  3. Titre II.
  4. Voyez la loi des Ripuaires, tit. 7 ; & la loi salique, tit. 44, art. I & 4.
  5. Loi salique, tit. 59 & 76.>
  6. Extrà sermonem regis, loi salique, tit. 59 & 76.
  7. Ibid. tit. 59, §. I.
  8. Ibid. tit. 76, §. I.
  9. Loi salique, tit. 56 & 59.
  10. Ibid. tit. 76, §. I.
  11. Ibid. tit. 76, §. 2.
  12. Apud vernis palatium, de l’an 883, art. 4 & II.
  13. Capitul. de Charlemagne, qui est le second de l’an 812, art. I & 3.
  14. Heribannum.
  15. Non infirmis reliquit hæredibus, dit Lambert d’Ardres, dans du Cange, au mot alodis.
  16. Voyez celles que du Cange cite au mot alodis ; & celles que rapporte Galland, traité du franc alleu, page 14 & suiv.
  17. Capitulaire II, de l’an 802, art. 10 ; & le capitul. vii de l’an 803, art. 3 ; & le capitulaire I, incerti anni, art. 49 ; & le capitul. de l’an 806, art. 7.
  18. Le cinquieme de l’an 806, art. 8.