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Esprit des lois (1777)/L5/C14

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CHAPITRE XIV.

Comment les lois sont relatives aux principes du gouvernement despotique.


Le gouvernement despotique a pour principe la crainte ; mais à des peuples timides, ignorans, abattus, il ne faut pas beaucoup de lois.

Tout y doit rouler sur deux ou trois idées ; il n’en faut donc pas de nouvelles. Quand vous instruisez une bête, vous vous donnez bien de garde de lui faire changer de maître, de leçon & d’allure ; vous frappez son cerveau par deux ou trois mouvemens, & pas davantage.

Lorsque le prince est enfermé, il peut sortir du séjour de la volupté sans désoler tous ceux qui l’y retienent. Ils ne peuvent souffrir que sa personne & son pouvoir passent en d’autres mains. Il fait donc rarement la guerre en personne, & il n’ose guere la faire par ses lieutenans.

Un prince pareil, accoutumé dans son palais à ne trouver aucune résistance, s’indigne de celle qu’on lui fait les armes à la main ; il est donc ordinairement conduit pas la colere ou par la vengeance. D’ailleurs il ne peut avoir d’idée de la vraie gloire. Les guerres doivent donc s’y faire dans toute leur fureur naturelle, & le droit des gens y avoir moins d’étendue qu’ailleurs.

Un tel prince a tant de défauts, qu’il faudroit craindre d’exposer au grand jour sa stupidité naturelle. Il est caché, & l’on ignore l’état où il se trouve. Par bonheur, les hommes sont tels dans ces pays, qu’ils n’ont besoin que d’un nom qui les gouverne.

Charles XII étant à Bender, trouvant quelque résistance dans le sénat de Suede, écrivit qu’il leur enverroit une de ses bottes pour commander. Cette botte auroit commandé comme un roi despotique.

Si le prince est prisonnier, il est censé être mort, & un autre monte sur le trône. Les traités que fait le prisonnier sont nuls, son successeur ne le ratifieroit pas. En effet, comme il est les lois, l’état & le prince, & que si-tôt qu’il n’est plus le prince, il n’est rien ; s’il n’étoit pas censé mort, l’état seroit détruit.

Une des choses qui détermina le plus les Turcs à faire leur paix séparée avec Pierre I, fut que les Moscovites dirent au vizir, qu’en Suede on avoit mis un autre roi sur le trône[1].

La conservation de l’état n’est que la conservation du prince, ou plutôt du palais où il est enfermé. Tout ce qui ne menace pas directement ce palais ou la ville capitale, ne fait point d’impression sur des esprits ignorans, orgueilleux & prévenus : & quant à l’enchaînement des événemens, ils ne peuvent le suivre, le prévoir, y penser même. La politique, ses ressorts & ses lois, y doivent être très-bornés ; & le gouvernement politique y est aussi simple que le gouvernement civil[2].

Tout se réduit à concilier le gouvernement politique & civil avec le gouvernement domestique, les officiers de l’état avec ceux du sérail.

Un pareil état sera dans la meilleure situation, lorsqu’il pourra se regarder comme seul dans le monde, qu’il sera environné de déserts, & séparé des peuples qu’il appellera barbares. Ne pouvant compter sur la milice, il sera bon qu’il détruise une partie de lui-même.

Comme le principe du gouvernement despotique est la crainte, le but en est la tranquillité : mais ce n’est point une paix, c’est le silence de ces villes que l’ennemi est prêt d’occuper.

La force n’étant pas dans l’état, mais dans l’armée qui l’a fondé ; il faudroit, pour défendre l’état, conserver cette armée : mais elle est formidable au prince. Comment donc concilier la sureté de l’état avec la sureté de la personne ?

Voyez, je vous prie, avec quelle industrie le gouvernement Moscovite cherche à sortir du despotisme, qui lui est plus pesant qu’aux peuples même. On a cassé les grands corps de troupes, on a diminué les peines des crimes, on a établi des tribunaux, on a commencé à connoître les lois, on a instruit les peuples. Mais il y a des causes particulieres, qui le rameneront peut-être au malheur qu’il vouloit fuir.

Dans ces états, la religion a plus d’influence que dans aucun autre ; elle est une crainte ajoutée à la crainte. Dans les empires Mahométans, c’est de la religion que les peuples tirent en partie le respect étonnant qu’ils ont pour leur prince.

C’est la religion qui corrige un peu la constitution Turque. Les sujets qui ne sont pas attachés à la gloire & à la grandeur de l’état par honneur, le sont par la force & par le principe de la religion.

De tous les gouvernemens despotiques, il n’y en a point qui s’accable plus lui-même, que celui où le prince se déclare propriétaire de tous les fonds de terre & l’héritier de tous ses sujets. Il en résulte toujours l’abandon de la culture des terres ; & si d’ailleurs le prince est marchand, toute espece d’industrie est ruinée.

Dans ces états, on ne répare, on n’améliore rien[3]. on ne bâtit de maisons que pour la vie ; on ne fait point de fossés, on ne plante point d’arbres ; on tire tout de la terre, on ne lui rend rien ; tout est en friche, tout est désert.

Pensez-vous que des lois qui ôtent la propriété des fonds de terre & la succession des biens, diminueront l’avarice & la cupidité des grands ? Non : elles irriteront cette cupidité & cette avarice. On sera porté à faire mille vexations, parce qu’on ne croira avoir en propre que l’or ou l’argent que l’on pourra voler ou cacher.

Pour que tout ne soit pas perdu, il est bon que l’avidité du prince soit modérée par quelque coutume. Ainsi en Turquie, le prince se contente ordinairement de prendre trois pour cent sur les successions[4] des gens du peuple. Mais comme le grand-seigneur donne la plupart des terres à sa milice, & en dispose à sa fantaisie ; comme il se saisit de toutes les successions des officiers de l’empire ; comme lorsqu’un homme meurt sans enfans mâles, le grand-seigneur a la propriété, & que les filles n’ont que l’usufruit ; il arrive que la plupart des biens de l’état sont possédés d’une maniere précaire.

Par la loi de Bantam[5], le roi prend toute la succession, même la femme, les enfans & la maison. On est obligé, pour éluder la plus cruelle disposition de cette loi, de marier les enfans à huit, neuf ou dix ans, & quelquefois plus jeunes, afin qu’ils ne se trouvent pas faire une malheureuse partie de la succession du pere.

Dans les états où il n’y a point de lois fondamentales, la succession à l’empire ne sauroit être fixe. La couronne y est élective par le prince dans sa famille ou hors de sa famille. En vain seroit-il établi que l’aîné succéderoit ; le prince en pourroit toujours choisir un autre. Le successeur est déclaré par le prince lui-même, ou par ses ministres, ou par une guerre civile. Ainsi cet état a une raison de dissolution de plus qu’une monarchie.

Chaque prince de la famille royale ayant une égale capacité pour être élu, il arrive que celui qui monte sur le trône fait d’abord étrangler ses freres, comme en Turquie ; ou les fait aveugler, comme en Perse ; ou les rend fous, comme chez le Mogol ; ou si l’on ne prend point ces précautions, comme à Maroc, chaque vacance du trône est suivie d’une affreuse guerre civile.

Par les constitutions de Moscovie[6], le czar peut choisir qui il veut pour son successeur, soit dans sa famille, soit hors de sa famille. Un tel établissement de succession cause mille révolutions, & rend le trône aussi chancelant que la succession est arbitraire. L’ordre de succession étant une des choses qu’il importe le plus au peuple de savoir, le meilleur est celui qui frappe le plus les yeux, comme la naissance, & un certain ordre de naissance. Une telle disposition arrête les brigues, étouffe l’ambition ; on ne captive plus l’esprit d’un prince foible, & l’on ne fait point parler les mourans.

Lorsque la succession est établie par une loi fondamentale, un seul prince est le successeur, & ses freres n’ont aucun droit réel ou apparent de lui disputer la couronne. On ne peut présumer ni faire valoir une volonté particuliere du pere. Il n’est donc pas plus question d’arrêter ou de faire mourir le frere du roi, que quelqu’autre sujet que ce soit.

Mais dans les états despotiques, où les freres du prince sont également ses esclaves & ses rivaux, la prudence veut que l’on s’assure de leurs personnes ; sur-tout dans les pays Mahométans, où la religion regarde la victoire ou le succès comme un jugement de Dieu ; de sorte que personne n’y est souverain de droit, mais seulement de fait.

L’ambition est bien plus irritée dans des états où des princes du sang voient que, s’ils ne montent par sur le trône, ils seront enfermés ou mis à mort, que parmi nous où les princes du sang jouissent d’une condition qui, si elle n’est pas si satisfaisante pour l’ambition, l’est peut-être plus pour les désirs modérés.

Les princes des états despotiques ont toujours abusé du mariage. Ils prennent ordinairement plusieurs femmes, sur-tout dans la partie du monde où le despotisme est, pour ainsi dire, naturalisé, qui est l’Asie. Ils en ont tant d’enfans, qu’ils ne peuvent guere avoir d’affection pour eux, ni ceux-ci pour leurs freres.

La famille régnante ressemble à l’état ; elle est trop foible, & son chef est trop fort ; elle paroît étendue, & elle se réduit à rien. Artaxerxès[7] fit mourir tous ses enfans pour avoir conjuré contre lui. Il n’est pas vraisemblable que cinquante enfans conspirent contre leur pere ; & encore moins qu’ils conspirent, parce qu’il n’a pas voulu céder sa concubine à son fils aîné. Il est plus simple de croire qu’il y a là quelque intrigue de ces sérails d’Orient ; de ces lieux où l’artifice, la méchanceté, la ruse regnent dans le silence, & le couvrent d’une épaisse nuit ; où un vieux prince, devenu tous les jours plus imbécille, est le premier prisonnier du palais.

Après tout ce que nous venons de dire, il sembleroit que la nature humaine se souleveroit sans cesse contre le gouvernement despotique. Mais, malgré l’amour des hommes pour la liberté, malgré leur haine contre la violence, la plupart des peuples y sont soumis. Cela est aisé à comprendre. Pour former un gouvernement modéré, il faut combiner les puissances, les régler, les tempérer, les faire agir, donner, pour ainsi dire, un lest à l’une, pour la mettre en état de résister à une autre ; c’est un chef-d’œuvre de législation, que le hasard fait rarement, & que rarement on laisse faire à la prudence. Un gouvernement despotique au contraire, saute, pour ainsi dire, aux yeux ; il est uniforme par tout ; comme il ne faut que des passions pour l’établir, tout le monde est bon pour cela.


  1. Suite de Pussendorf, histoire universelle, au traité de la Suede, chap. X.
  2. Selon M. Chardin, il n’y a point de conseil d’état en Perse.
  3. Voyez Ricaut, état de l’empire Ottoman, page. 196.
  4. Voyez, sur les successions des Turs, Lacédém0ne ancienne & moderne. Voyez aussi Ricaut, de l’empire Ottoman.
  5. Recueil des voyages qui ont servi à l’établissement de la compagnie des Indes, tom. I. La loi de Pégu est moins cruelle ; si l’on a des enfans, le roi ne succede qu’aux deux tiers. Ibid. tom. III. p. 1.
  6. Voyez les différentes constitutions, sur-tout celle de 1722.
  7. Voyez Justin.