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Esprit des lois (1777)/L5/C15

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CHAPITRE XV.

Continuation du même sujet.


Dans les climats chauds, où regne ordinairement le despotisme, les passions se font plutôt sentir, & elles sont aussi plutôt amorties[1] ; l’esprit y est plus avancé ; les périls de la dissipation des biens y sont moins grands ; il y a moins de facilité de se distinguer, moins de commerce entre les jeunes gens renfermés dans la maison ; on s’y marie de meilleure heure. On y peut donc être majeur plutôt que dans nos climats d’Europe. En Turquie, la majorité commence à quinze ans[2].

La cession de biens n’y peut avoir lieu ; dans un gouvernement où personne n’a de fortune assurée, on prête plus à la personne qu’aux biens.

Elle entre naturellement dans les gouvernements modérés[3], & sur-tout dans les républiques, à cause de la plus grande confiance que l’on doit avoir dans la probité des citoyens, & de la douceur que doit inspirer une forme de gouvernement que chacun semble s’être donnée lui-même.

Si dans la république Romaine les législateurs avoient établi la cession de biens[4], on ne seroit pas tombé dans tant de séditions & de discordes civiles, & on n’auroit point essuyé les dangers des maux, ni les périls des remedes.

La pauvreté & l’incertitude des fortunes dans les états despotiques, y naturalisent l’usure, chacun augmentant le prix de son argent à proportion du péril qu’il y a à le pénétrer. La misere vient donc de toutes parts dans ces pays malheureux ; tout y est ôté, jusqu’à la ressource des emprunts.

Il arrive de-là qu’un marchand n’y sauroit faire un grand commerce ; il vit au jour la journée : s’il se chargeoit de beaucoup de marchandises, il perdroit plus par les intérêts qu’il donneroit pour les payer, qu’il ne gagneroit sur les marchandises. Aussi les lois sur le commerce n’y ont-elles guere de lieu ; elles se réduisent à sa simple police.

Le gouvernement ne sauroit être injuste, sans avoir des mains qui exercent ses injustices : or il est impossible que ces mains ne s’emploient pour elles-mêmes. Le péculat est donc naturel dans les état despotiques.

Ce crime y étant le crime ordinaire, les confiscations y sont utiles. Par-là on console le peuple ; l’argent qu’on en tire est un tribut considérable, que le prince leveroit difficilement sur des sujets abymés : il n’y a même dans ce pays aucune famille qu’on veuille conserver.

Dans les états modérés, c’est toute autre chose. Les confiscations rendroient la propriété des biens incertaine ; elle dépouilleroient des enfans innocens ; elles détruiroient une famille, lorsqu’il ne s’agiroit que de punir un coupable. Dans les républiques, elles seroient le mal d’ôter l’égalité qui en fait l’ame, en privant un citoyen de son nécessaire physique[5]

Une loi Romaine veut[6] qu’on ne confisque que dans le cas du crime de lese-Majesté au premier chef. Il seroit souvent très-sage de suivre l’esprit de cette loi, & de borner les confiscations à de certains crimes. Dans les pays où une coutume locale a disposé des propres, Bodin[7] dit très-bien qu’il ne faudroit confisquer que les acquêts.


  1. Voyez le livre des lois, dans le rapport avec la nature du climat.
  2. La Guilletiere, Lacédémone ancienne & nouvelle, pag. 463.
  3. Il en est de mêmes des atermoyemens dans les banqueroutes de bonne foi.
  4. Elle ne fut établie que par la loi Julie, De cessione bonorum. On évitoit la prison & la section ignominieuse des biens.
  5. Il me semble qu’on aimoit trop les confiscations dans la république d’Athenes.
  6. Authent. Bona damnatorum. Cod. de bon. proscript. feu damn.
  7. Liv. V. ch. III.