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Esprit des lois (1777)/L7/C4

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CHAPITRE IV.

Des lois somptuaires dans les monarchies.


« Les Suions, nation Germanique, rendent honneur aux richesses, dit Tacite[1] ; ce qui fait qu’ils vivent sous le gouvernement d’un seul ». Cela signifie bien que le luxe est singuliérement propre aux monarchies, & qu’il n’y faut point de lois somptuaires.

Comme par la constitution des monarchies, les richesses y sont inégalement partagées, il faut bien qu’il y ait du luxe. Si les riches n’y dépensent pas beaucoup, les pauvres mourront de faim. Il faut même que les riches y dépensent à proportion de l’inégalité des fortunes ; & que, comme nous avons dit, le luxe y augmente dans cette proportion. Les richesses particulieres n’ont augmenté, que parce qu’elles ont ôté à une partie des citoyens le nécessaire physique ; il faut donc qu’il leur soit rendu.

Ainsi, pour que l’état monarchique se soutienne, le luxe doit aller en croissant du laboureur à l’artisan, au négociant, aux nobles, aux magistrats, aux grands seigneurs, aux traitans principaux, aux princes, sans quoi tout seroit perdu.

Dans le sénat de Rome, composé de graves magistrats, de jurisconsultes & d’hommes pleins de l’idée des premiers temps, on proposa sous Auguste la correction des mœurs & du luxe des femmes. Il est curieux de voir dans Dion[2] avec quel art il éluda les demandes importunes de ces sénateurs. C’est qu’il fondoit une monarchie, & dissolvoit une république.

Sous Tibere, les édiles proposerent dans le sénat le rétablissement des anciennes lois somptuaires[3]. Ce prince, qui avoit des lumieres, s’y opposa : « L’état ne pourroit subsister, disoit-il, dans la situation où sont les choses. Comment Rome pourroit-elle vivre ? comment pourroient vivre les provinces ? Nous avions de la frugalité, lorsque nous étions citoyens d’une seule ville ; aujourd’hui nous consommons les richesses de tout l’univers ; on fait travailler pour nous les maîtres & les esclaves ». Il voyoit bien qu’il ne falloit plus de lois somptuaires.

Lorsque sous le même empereur, on propora au sénat de défendre aux gouverneurs de mener leurs femmes dans les provinces, à cause des déréglemens qu’elles y apportoient, cela fut rejeté. On dit, que les exemples de la dureté des anciens avoient été changés en une façon de vivre plus agréable[4]. On sentit qu’il falloit d’autres mœurs.

Le luxe est donc nécessaire dans les états monarchiques ; il l’est encore dans les états despotiques. Dans les premiers, c’est un usage que l’on fait de ce qu’on possede de liberté : dans les autres, c’est un abus qu’on fait des avantages de sa servitude, lorsqu’un esclave choisi par son maître pour tyranniser ses autres esclaves, incertain pour le lendemain de la fortune de chaque jour, n’a d’autre félicité que celle d’assouvir l’orgueil, les désirs & les voluptés de chaque jour.

Tout ceci mene à une réflexion. Les républiques finissent par le luxe ; les monarchies par la pauvreté[5]


  1. De morib. German.
  2. Dion Cassius, liv. LIV.
  3. Tacite, Ann. liv. III.
  4. Multa duritici veterum meliùs & lœtiùs mutate. Tacit. A nal. liv. III.
  5. Opulentia peritura mox egcstatem. Florus, liv. III.