Aller au contenu

Essai philosophique concernant l’entendement humain/Livre 4/Chapitre 7

La bibliothèque libre.


CHAPITRE VII.

Des Propoſitions qu’on nomme Maximes ou Axiome.


§. 1.Les Axiomes ſont évidens par eux-mêmes.
IL y a une eſpèce de Propoſitions qui ſous le nom de Maximes & d’Axiomes ont paſſé pour les Principes des Sciences : & parce qu’elles ſont évidentes par elles-mêmes, on a ſuppoſé qu’elles étoient innées, ſans que perſonne ait jamais tâché (que je ſache) de faire voir la raiſon & le fondement de leur extrême clarté, qui nous force, pour ainſi dire, à leur donner notre conſentement. Il n’eſt pourtant pas inutile d’entrer dans cette recherche, & de voir ſi cette grande évidence eſt particuliére à ces ſeules Propoſitions, comme auſſi d’examiner juſqu’où elles contribuent à nos autres Connoiſſances.

§. 2.En quoi conſiſte cette évidence immédiate. La Connoiſſance conſiſte, comme je l’ai déjà montré, dans la perception de la convenance ou la diſconvenance des Idées. Or par-tout où cette convenance ou diſconvenance eſt apperçuë immédiatment par elle-même, ſans l’intervention ou le ſecours d’aucune autre Idée, notre Connoiſſance eſt évidente par elle-même. C’eſt dequoi ſera convaincu tout homme qui conſiderera une de ces Propoſitions auxquelles il donne ſon conſentement dès la prémiére vûë ſans l’intervention d’aucune preuve ; car il trouvera que la raiſon pourquoi il reçoit toutes ces Propoſitions, vient de la convenance ou de la diſconvenance que l’Eſprit voit dans ces Idées en les comparant immédiatement entr’elles ſelon l’affirmation ou la negation qu’elles emportent dans une telle Propoſition.

§. 3.Elle n’eſt pas particulière aux Propoſitions qui paſſent pour Axiomes. Cela étant ainſi, voyons préſentement ſi cette ([1]) évidence immédiate ne convient qu’à ces Propoſitions auxquelles on donne communément le nom de Maximes, & qui ont l’avantage de paſſer pour Axiomes. Il eſt tout viſible, que pluſieurs autres Véritez qu’on ne reconnoit point pour Axiomes ſont auſſi évidentes par elles-mêmes que ces ſortes de Propoſitions. C’eſt ce que nous verrons bien-tôt, ſi nous parcourons les différentes ſortes de convenance ou de diſconvenance d’Idées que nous avons propoſé ci-deſſus, ſavoir, l’Identité, la relation, la coexiſtence, & l’exiſtence réelle ; par où nous reconnoîtrons que non ſeulement ce peu de Propoſitions qui ont paſſé pour Maximes ſont évidentes par elles-mêmes, mais que quantité, ou plûtôt une infinité d’autres Propoſitions le ſont auſſi.

§. 4.I. À l’égard de l’Identité & de la Diverſité toutes les Propoſitions ſont également évidentes par elles-mêmes. Car prémiérement la perception immédiate d’une convenance ou diſconvenance d’Identité, étant fondée ſur ce que l’Eſprit a des Idées diſtinctes, elle nous fournit autant de Propoſitions évidentes par elles-mêmes que nous avons d’Idées diſtinctes. Quiconque a quelque connoiſſance, a diverſes idées diſtinctes qui ſont comme le fondement de cette Connoiſſance : & le prémier acte de l’Eſprit ſans quoi il ne peut jamais être capable d’aucune connoiſſance, conſiſte à connoître chacune de ſes Idées par elle-même, & à la diſtinguer de toute autre. Chacun voit en lui-même qu’il connoit les idées qu’il a dans l’Eſprit, qu’il connoit auſſi quand c’eſt qu’une Idée préſente à ſon Entendement, & ce qu’elle eſt ; & que lorſqu’il y en a plus d’une, il les connoit diſtinctement, & ſans les confondre l’une avec l’autre. Ce qui étant toûjours ainſi, (car il eſt impoſſible qu’il n’apperçoive point ce qu’il apperçoit) il ne peut jamais douter qu’une Idée qu’il a dans l’Eſprit, n’y ſoit actuellement, & ne ſoit ce qu’elle eſt ; & que deux Idées diſtinctes qu’il a dans l’Eſprit, n’y ſoient effectivement, & ne ſoient deux idées. Ainſi, toutes ces ſortes d’affirmations & de negations ſe font ſans qu’il ſoit poſſible d’héſiter, d’avoir aucun doute ou aucune incertitude à leur égard ; & nous ne pouvons éviter d’y donner notre conſentement, dès que nous les comprenons, c’eſt-à-dire, dès que nous avons dans l’Eſprit les idées déterminées qui ſont déſignées par les mots contenus dans la Propoſition. Et par conſéquent, toutes les fois que l’Eſprit vient à conſiderer attentivement une Propoſition, en ſorte qu’il apperçoive que les deux Idées qui ſont ſignifiées par les termes dont elle eſt compoſée, & affirmées ou niées l’une de l’autre, ne ſont qu’une même idée, ou ſont différentes, dès-là il eſt infailliblement certain de la vérité d’une telle Propoſition ; & cela également, ſoit que ces Propoſitions ſoient compoſées de termes qui ſignifient des idées plus ou moins générales ; par exemple, ſoit que l’idée générale de l’Etre ſoit affirmée d’elle-même, comme dans cette Propoſition, Tout ce qui eſt, eſt ; ou qu’une idée plus particuliére ſoit affirmée d’elle-même, comme Un homme eſt un homme, ou Ce qui eſt blanc, eſt blanc : ſoit que l’idée de l’Etre en général ſoit niée du Non-Etre, qui eſt (ſi j’oſe ainſi parler) la ſeule idée différente de l’Etre, comme dans cette autre Propoſition, Il eſt impoſſible qu’une même choſe ſoit & ne ſoit pas ; ou que l’idée de quelque Être particulier ſoit niée d’une autre qui en eſt différente, comme, Un homme n’eſt pas un cheval, Le Rouge n’eſt pas Bleu. La différence des Idées fait voir auſſi-tôt la vérité de la Propoſition avec une entiére évidence, dès qu’on entend les termes dont on ſe ſert pour les déſigner, & cela avec autant de certitude & de facilité dans une Propoſition moins générale que dans celle qui l’eſt davantage ; le tout par la même raiſon, je veux dire à cauſe que l’Eſprit apperçoit dans toute idée qu’il a, qu’elle eſt la même avec elle-même, & que deux Idées différentes, ſont différentes & non les mêmes. Dequoi il eſt également certain, ſoit que ces Idées ſoient d’une plus petite ou d’une plus grande étenduë, plus ou moins générales, & plus ou moins abſtraites. Par conſéquent, le privilege d’être évident par ſoi-même n’appartient point uniquement, & par un droit particulier, à ces deux Propoſitions générales, Tout ce qui eſt, eſt, &, Il eſt impoſſible qu’une même choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps. La perception d’être, ou de n’être point, n’appartient pas plûtôt aux idées vagues, ſignifiées par ces termes, Tout ce qui, & choſe, qu’à quelque autre idée que ce ſoit. Car ces deux Maximes n’emportent dans le fond autre choſe ſinon que Le même eſt le même, ou que Ce qui eſt le même, n’eſt pas différent : véritez qu’on reconnoit auſſi bien dans des Exemples plus particuliers que dans ces Maximes générales, & qui tirent toute leur force de la Faculté que l’Eſprit a de diſcerner les idées particuliéres qu’il vient à conſiderer. En effet, il eſt tout viſible que l’Eſprit connoit & apperçoit, que l’idée du Blanc eſt l’idée du Blanc, & non celle du Bleu ; & que, lorſque l’idée du Blanc eſt dans l’Eſprit, elle y eſt & n’en eſt pas abſente, qu’il l’apperçoit, dis-je, ſi clairement & le connoit ſi certainement ſans le ſecours d’aucune preuve, ou ſans reflêchir ſur aucune de ces deux Propoſitions générales, que la conſideration de ces Axiomes ne peut rien ajoûter à l’évidence ou à la certitude de la connoiſſance qu’il a de ces choſes. Il en eſt juſtement de même à l’egard de toutes les idées qu’un homme a dans l’Eſprit, comme chacun peut l’éprouver en ſoi-même. Il connoit que chaque Idée eſt cette même idée, & non une autre, & qu’elle eſt dans ſon Eſprit, & non hors de ſon Eſprit, lorſqu’elle y eſt actuellement ; il le connoit, dis-je, avec une certitude qui ne ſauroit être plus grande. D’où il s’enſuit qu’il n’y a point de Propoſition générale dont la vérité puiſſe être connuë avec plus de certitude, ni qui ſoit capable de rendre cette prémiére plus parfaite. Ainſi, notre Connoiſſance de ſimple vûë s’étend auſſi loin que nos Idées par rapport à l’Identité, & nous ſommes capables de former autant de Propoſitions évidentes par elles-mêmes, que nous avons de noms pour déſigner des idées diſtinctes ; ſur quoi j’en appelle à l’Eſprit de chacun en particulier, pour ſavoir ſi cette Propoſition, Un Cercle eſt un Cercle, n’eſt pas une Propoſition auſſi évidente par elle-même que celle-ci qui eſt compoſée de termes plus généraux, Tout ce qui eſt, eſt ; & encore, ſi cette Propoſition, le Bleu n’eſt pas le Rouge, n’eſt point une Propoſition dont l’Eſprit ne peut non plus douter, dès qu’il en comprend les termes, que de cet Axiome, Il eſt impoſſible qu’une même choſe ſoit & ne ſoit pas : & ainſi de toutes les autres Propoſitions de cette eſpèce.

§. 5.II. Par rapport à la coëxiſtence, nous avons fort peu de Propoſitions évidentes par elles-mêmes. En ſecond lieu, pour ce qui eſt de la coëxiſtence, ou d’une connexion entre deux Idées, tellement néceſſaire, que dès que l’une eſt ſuppoſée dans un ſujet, l’autre doive l’être auſſi d’une maniére inévitable, l’Eſprit n’a pas une perception immédiate d’une telle convenance ou diſconvenance qu’à l’égard d’un très-petit nombre d’Idées. C’eſt pourquoi notre Connoiſſance intuitive ne s’étend pas fort loin ſur cet article ; & l’on ne peut former là-deſſus que très-peu de Propoſitions évidentes par elles-mêmes. Il y en a pourtant quelques-unes ; par exemple, l’idée de remplir un lieu égal au contenu de ſa ſurface, étant attachée à notre Idée du Corps, je croi que c’eſt une Propoſition évidente par elle-même, Que deux Corps ne ſauroient être dans le même lieu.

§. 6.III. Nous en pouvons avoir dans les autres Relations. Quant à la troiſiéme ſorte de convenance qui regarde les Relations des Modes, les Mathematiciens ont formé pluſieurs Axiomes ſur la ſeule relation d’Egalité, comme que ſi de choſes égales on en ôte des choſes égales, le reſte eſt égal. Mais encore que cette Propoſition & les autres du même genre ſoient reçuës par les Mathématiciens comme autant de Maximes, & que ce ſoient effectivement des Véritez inconteſtables ; je croi pourtant qu’en les conſiderant avec toute l’attention imaginable, on ne ſauroit trouver qu’elles ſoient plus clairement évidentes par elles-mêmes que celles-ci, Un & un ſont égaux à deux, ſi de cinq doigts d’une Main, vous en ôtez deux, & deux autres des cinq doigts de l’autre Main, le nombre des doigts qui reſtera ſera égal. Ces Propoſitions & mille autres ſemblables qu’on peut former ſur les Nombres, ſe font recevoir néceſſairement dès qu’on les entend pour la prémiére fois, & emportent avec elles une auſſi grande, pour ne pas dire une plus grande évidence que les Axiomes de Mathematique.

§. 7.IV. Touchant l’exiſtence réelle nous n’en avons aucune. En quatriéme lieu, à l’égard de l’exiſtence réelle, comme elle n’a de liaiſon avec aucune autre de nos Idées qu’avec celle de Nous-mêmes & du Prémier Etre, tant s’en faut que nous ayions ſur l’exiſtence réelle de tous les autres Etres une connoiſſance qui nous ſoit évidente par elle-même, que nous n’avons pas même une connoiſſance démonſtrative. Et par conſéquent il n’y a point d’Axiome ſur leur ſujet.

§. 8.Les Axiomes n’ont pas beaucoup d’influence ſur les autres parties de note Connoiſſance. Voyons après cela quelle eſt l’influence que ces Maximes reçuës ſous le nom d’Axiomes, ont ſur les autres parties de notre Connoiſſance. La Règle qu’on poſe dans les Ecoles, Que tout Raiſonnement vient de choſes dejà connuës, & dejà accordées, ex præcognitis & praconceſſis, comme ils parlent ; cette Règle, dis-je, ſemble faire regarder ces Maximes comme le fondement de toute autre connoiſſance, & comme des choſes déja connuës : par où l’on entend, je croi, ces deux choſes ; la prémiére, que ces Axiomes ſont les véritez, les prémiéres connuës à l’Eſprit ; & la ſeconde, que les autres parties de notre Connoiſſance dépendent de ces Axiomes.

§. 9.Parce que ce ne ſont pas les Véritez, les prémiéres connuës.
* Liv.I Ch.I.
Et prémiérement, il paroit évidemment par l’Expérience, que ces Véritez ne ſont pas les prémiéres connuës, comme nous l’avons * deja montré. En effet, qui ne s’apperçoit qu’un Enfant connoit certainement qu’un Etranger n’eſt pas ſa Mére, que la verge qu’il craint n’eſt pas le ſucre qu’on lui préſente, long-temps avant que de ſavoir, Qu’il eſt impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas ? Combien peut-on remarquer de véritez ſur les Nombres, dont on ne peut nier que l’Eſprit ne les connoiſſe parfaitement & n’en ſoit pleinement convaincu, avant qu’il ait jamais penſé à ces Maximes générales, auxquelles les Mathematiciens les rapportent quelquefois dans leurs raiſonnemens ? Tout cela eſt inconteſtable, il n’eſt pas difficile d’en voir la raiſon. Car ce qui fait que l’Eſprit donne ſon conſentement à ces ſortes de Propoſitions, n’étant autre choſe que la perception qu’il a de la convenance ou de la diſconvenance de ſes idées, ſelon qu’il les trouve affirmées ou niées l’une de l’autre par des termes qu’il entend ; & connoiſſant d’ailleurs que chaque Idée eſt ce qu’elle eſt, & que deux Idées diſtinctes ne ſont jamais la même Idée, il doit s’enſuivre neceſſairement de là, que parmi ces ſortes de véritez évidentes par elles-mêmes, celles-là doivent être connuës les prémiéres qui ſont compoſées d’idées qui ſont les prémiéres dans l’Eſprit : & il eſt viſible que les prémiéres idées qui ſont dans l’Eſprit, ſont celles des choſes particuliéres, deſquelles l’Entendement va par des dégrez inſenſibles à ce petit nombre d’idées générales qui étant formées à l’occaſion des Objets des Sens qui ſe préſentent le plus communément, ſont fixées dans l’Eſprit avec les noms généraux dont on ſe ſert pour les déſigner. Ainſi, les idées particuliéres ſont les prémiéres que l’Eſprit reçoit, qu’il diſcerne, & ſur leſquelles il acquiert des connoiſſances. Après cela, viennent les idées moins générales ou les idées ſpecifiques qui ſuivent immédiatement les particuliéres. Car les Idées particuliéres, aux Enfans, ou à un Eſprit qui n’eſt pas encore exercé à cette maniére de penſer. Que ſi elles paroiſſent aiſées à former à des perſonnes faites, ce n’eſt qu’à cauſe du conſtant & du familier uſage qu’ils en font ; car ſi nous les conſiderons exactement, nous trouverons que les Idées générales ſont des fictions de l’Eſprit qu’on peut former ſans quelque peine, & qui ne ſe préſentent pas ſi aiſément que nous ſommes portez à nous le figurer. Prenons, par exemple, l’idée générale d’un Triangle ; quoi qu’elle ne ſoit pas la plus abſtraite, la plus étenduë, & la plus malaiſée à former, il eſt certain qu’il faut quelque peine & quelque addreſſe pour ſe la repréſenter, car il ne doit être ni Oblique, ni Rectangle, ni Equilatére, ni Iſoſcele, ni Scalene, mais tout cela à la fois, & nul de ces Triangles en particulier. Il eſt vrai que dans l’état d’imperfection où ſe trouve notre Eſprit, il a beſoin de ces Idées, & qu’il ſe hâte de les former le plûtôt qu’il peut, pour communiquer plus aiſément ſes penſées & étendre ſes propres connoiſſances, deux choſes auxquelles il eſt naturellement fort enclin. Mais avec tout cela, l’on a raiſon de regarder ces idées comme autant de marques de notre imperfection ; ou du moins, cela ſuffit pour faire voir que les Idées les plus générales & les plus abſtraites ne ſont pas celles que l’Eſprit reçoit les prémiéres & avec le plus de facilité, ni celles ſur qui roule ſa prémiére Connoiſſance.

§. 10. En ſecond lieu, il s’enſuit évidemment de ce que je viens de dire, que ces Maximes tant vantées ne ſont pas les Principes & les Fondemens de toutes nos autres Connoiſſances. Car s’il y a quantité d’autres Véritez qui ſoient autant évidentes par elles-mêmes que ces Maximes, & pluſieurs même qui nous ſont plûtôt connuës qu’elles, il eſt impoſſible que ces Maximes ſoient les Principes d’où nous déduiſons toutes les autres véritez. Ne ſauroit-on voir par exemple, qu’un & deux ſont égaux à trois, qu’en vertu de cet Axiome ou de quelque autre ſemblable, Le tout eſt égal à toutes ſes parties priſes enſemble ? Qui ne voit au contraire qu’il y a bien des gens qui ſavent qu’un & deux ſont égaux à trois, ſans avoir jamais penſé à cet Axiome, ou à aucun autre ſemblable, par où l’on puiſſe le prouver, & qui le ſavent pourtant auſſi certainement qu’aucune autre perſonne puiſſe être aſſurée de la vérité de cet Axiome, Le Tout eſt égale à toutes ſes parties, ou de quelque autre que ce ſoit ; & cela par la même raiſon, qui eſt ** J’ai dit dans une Note, pag. 488. ce qu’il faut entendre par-là. l’évidence immédiate qu’ils voyent dans Propoſition, un & deux ſont égaux à trois ; l’égalité de ces idées leur étant auſſi viſible, & auſſi certaine, ſans le ſecours d’aucun Axiome, que par ſon moyen, puiſqu’ils n’ont beſoin d’aucune preuve pour l’appercevoir ? Et après qu’on vient à ſavoir, Que le Tout eſt égale à toutes ſes parties, on ne voit pas plus clairement ni plus certainement qu’auparavant, Qu’un & deux ſont égaux à trois. Car s’il y a quelque différence entre ces Idées, il eſt viſible que celle de Tout & de Partie ſont plus obſcures, ou qu’au moins elles ſe placent plus difficilement dans l’Eſprit, que celles d’Un, de Deux, & de Trois. Et je voudrois bien demander à ces Meſſieurs qui prétendent que toute Connoiſſance, excepté celle de ces Principes généraux, dépend de Principes généraux, innez, & évidens par eux-mêmes, de quel Principe on a beſoin pour prouver qu’un & un font deux, que deux & deux font quatre, & que trois fois deux font ſix ? Or comme on connoit la vérité de ces Propoſitions ſans le ſecours d’aucune preuve, il s’enſuit de là viſiblement, ou que toute Connoiſſance ne dépend point de certaines véritez dejà connuës, & de ces Maximes générales qu’on nomme Principes, ou bien que ces Propoſitions-là ſont autant de Principes ; & ſi on les met au rang des Principes, il faudra y mettre auſſi une grande partie des Propoſitions qui regardent les Nombres. Si nous ajoûtons à cela toutes les Propoſitions évidentes par elles-mêmes qu’on peut former ſur toutes nos Idées diſtinctes, le nombre des Principes que les hommes viennent à connoître en différens âges, ſera preſque infini, ou du moins innombrable ; & il en faudra mettre dans ce rang quantité qui ne viennent jamais à leur connoiſſance durant tout le cours de leur vie. Mais que ces ſortes de véritez ſe préſentent à l’Eſprit, plûtôt, ou plus tard ; ce qu’on en peut dire véritablement, c’eſt qu’elles ſont très-connuës par leur propre évidence, qu’elles ſont entiérement indépendantes, & qu’elles ne reçoivent & ne ſont capables de recevoir les unes des autres aucune lumiére ni aucune preuve, & moins encore les plus particuliéres des plus générales, ou les plus ſimples des plus compoſées ; car les plus ſimples & les moins abſtraites ſont les plus familiéres & celles qu’on apperçoit plus aiſément & plûtôt. Mais quelles que ſoient les plus claires idées, voici en quoi conſiſte l’évidence & la certitude de toutes ces ſortes de Propoſitions, c’eſt en ce qu’un homme voit que la même idée eſt la même idée, & qu’il apperçoit infailliblement que deux différentes Idées ſont des Idées différentes. Car lorſqu’un homme a dans l’Eſprit les idées d’Un & de Deux, l’idée du Jaune & celle du Bleu, il ne peut que connoître certainement que l’idée d’Un eſt l’idée d’Un, & non celle de Deux ; & que l’idée du Jaune eſt l’idée du Jaune, & non celle du Bleu. Car un homme ne ſauroit confondre dans ſon Eſprit des idées qu’il y voit diſtinctes : ce ſeroit ſuppoſer ces idées confuſes & diſtinctes en même temps, ce qui eſt une parfaite contradiction ; & d’ailleurs n’avoir point d’idées diſtinctes, ce ſeroit être privé de l’uſage de nos Facultez, & n’avoir abſolument aucune connoiſſance. Par conſéquent, toutes les fois qu’une idée eſt affirmée d’elle-même, ou que deux Idées parfaitement diſtinctes ſont niées l’une de l’autre, l’Eſprit ne peut que donner ſon conſentement à une telle Propoſition, comme à une vérité infaillible, dès qu’il entend les termes dont elle eſt compoſée, il ne peut, dis-je, que la recevoir ſans héſiter le moins du monde, ſans avoir beſoin de preuve, ou penſer à ces Propoſitions compoſées de termes plus généraux, auxquelles on donne le nom de Maximes.

§. 11.De quel uſage ſont ces Maximes générales. Que dirons-nous donc de ces Maximes générales ? Sont-elles abſolument inutiles ? Nullement ; quoi que peut-être leur uſage ne ſoit pas tel qu’on s’imagine ordinairement. Mais parce que douter le moins du monde des privileges que certaines gens ont attribuez à ces Maximes, c’eſt une hardieſſe contre laquelle on pourroit ſe recrier, comme contre un attentat horrible qui ne va pas à moins qu’à renverſer toutes les Sciences, il ne ſera pas inutile de conſiderer ces Maximes par rapport aux autres parties de notre Connoiſſance, & d’examiner plus particuliérement qu’on n’a encore fait, à quoi elles ſervent, & à quoi elles ne ſauroient ſervir.

I. IL paroit évidemment par ce qui vient d’être dit, qu’elles ne ſont d’aucun uſage pour prouver, ou pour confirmer des Propoſitions plus particuliéres qui ſont évidentes par elles-mêmes.

II. Il n’eſt pas moins viſible qu’elles ne ſont ni n’ont jamais été les fondemens d’aucune Science. Je ſais bien que ſur la foi des Scholaſtiques, on parle beaucoup de Sciences, & des Maximes, ſur qui ces Sciences ſont fondées. Mais je n’ai point eu encore le bonheur de rencontrer quelqu’une de ces Sciences, & moins encore aucune qui ſoit bâtie ſur ces deux Maximes, Ce qui eſt, eſt, &, Il eſt impoſſible qu’une même choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps. Je ſerois fort aiſé qu’on me montrât où je pourrois trouver quelqu’une de ces Sciences bâties ſur ces Axiomes généraux, ou ſur quelque autre ſemblable ; & je ſeroi bien obligé à quiconque voudroit me faire voir le plan & le ſyſtême de quelque Science, fondée ſur ces Maximes ou ſur quelque autre de cet ordre ; dont on ne puiſſe pas voir qu’elle ſe ſoûtient auſſi bien ſans le ſecours de ces ſortes d’Axiomes. Je demande ſi ces Maximes générales ne peuvent point être du même uſage dans l’Etude de la Théologie & dans les Queſtions Théologiques, que dans les autres Sciences. Il eſt hors de doute qu’elles peuvent ſervir auſſi dans la Théologie à fermer la bouche aux Chicaneurs & à terminer les Diſputes ; mais je ne croi pourtant pas que Perſonne en veuille conclurre que la Religion Chrétienne eſt fondée ſur ces Maximes, ou que la Connoiſſance que nous en avons, découle de ces Principes. C’eſt de la Revelation que nous eſt venuë la connoiſſance de cette Sainte Religion ; & ſans le ſecours de la Revelation qui nous vient de la part de Dieu par la voix de la Raiſon, car dès-lors nous connoiſſons une vérité que nous ne connoiſſions pas auparavant. Quand Dieu nous enſeigne lui-même une vérité, c’eſt une Revelation qui nous eſt communiquée par la voix de ſon Eſprit, & dès-là notre Connoiſſance eſt augmentée. Mais dans l’un ou l’autre de ces cas ce n’eſt point de ces Maximes que notre Eſprit tire ſa lumiére ou ſa connoiſſance ; car dans l’un elle nous vient des choſes mêmes dont nous découvrons la vérité en appercevant leur convenance ou leur disconvenance ; & dans l’autre la Lumiére nous vient immédiatement de Dieu, dont l’infaillible Véracité, ſi j’oſe me ſervir de ce terme nous eſt une preuve évidente de la vérité de la vérité de ce qu’il dit.

III. En troiſiéme lieu, ces Maximes générales ne contribuent en rien à faire faire aux hommes des progrès dans les Sciences, ou des découvertes de véritez auparavant inconnuës. M. Newton a démontré dans ** Intitulé, Philoſophia Naturalis Mathematica. ſon Livre qu’on ne peut aſſez admirer, pluſieurs Propoſitions qui ſont tout autant de nouvelles véritez, inconnuës auparavant dans le Monde, & qui ont porté la connoiſſance des Mathematiques plus avant, qu’elle n’avoit été encore : mais ce n’eſt point en recourant à ces Maximes générales, Ce qui eſt, eſt, Le Tout eſt plus grand que ſa partie, & autres ſemblables, qu’il a fait ces belles découvertes. Ce n’eſt point, dis-je, par leur moyen qu’il eſt venu à connoître la vérité & la certitude de ces Propoſitions. Ce n’eſt pas non plus par leur ſecours qu’il en a trouvé les démonſtrations, mais en découvrant des Idées moyennes qui puſſent lui faire voir la convenance ou la diſconvenance des Idées telles qu’elles étoient exprimées dans les Propoſitions qu’il a démontrées. Voilà l’emploi le plus conſidérable de l’Entendement Humain ; c’eſt là ce qui l'aide le plus à étendre ſes lumieres & à perfectionner les Sciences, en quoi il ne reçoit abſolument aucun ſecours de la conſidération de ces Maximes ou autres ſemblables qu’on fait tant valoir dans les Ecoles. Que ſi ceux qui ont conçu, par tradition, une ſi haute eſtime pour ces ſortes de Propoſitions, qu’ils croyent qu’on ne peut faire un pas dans la Connoiſſance des choſes ſans le ſecours d’un Axiome, & qu’on ne peut poſer aucune pierre dans l’édifice des Sciences ſans une Maxime générale, ſi ces gens-là, dis-je, prenoient ſeulement la peine de diſtinguer entre le moyen d’acquerir la Connoiſſance, & celui de communiquer la connoiſſance qu’on a une fois acquiſe, entre la Méthode d’inventer une Science, & celle de l’enſeigner aux autres, autant qu’elle eſt connuë, ils verroient que ces Maximes générales ne ſont point les fondemens ſur leſquels les prémiers Inventeurs ont élevé ces admirables Edifices, ni les Clefs qui leur ont ouvert les ſecrets de la Connoiſſance. Quoi que dans la ſuite, après qu’on eut érigé des Ecoles & établi des Profeſſeurs pour enſeigner les Sciences que d’autres avoient déja inventées, ces Profeſſeurs ſe ſoient ſouvent ſervi de Maximes, c’eſt-à-dire, qu’ils ayent établi certaines Propoſitions évidentes par elles-mêmes, ou qu’on ne pouvoit éviter de recevoir pour véritables après les avoir examinées avec quelque attention ; de ſorte que les ayant une fois imprimées dans l’Eſprit de leurs Ecoliers comme autant de véritez inconteſtables, ils les ont employées dans l’occaſion pour convaincre ces Ecoliers de quelques véritez particuliéres qui ne leur étoient pas ſi familiéres que ces Axiomes généraux qui leur avoient été auparavant inculquez, & fixez ſoigneuſement dans l’Eſprit. Du reſte, ces exemples particuliers, conſiderez avec attention, ne paroiſſent pas moins évidens par eux-mêmes à l’Entendement, que ces Maximes générales qu’on propoſe pour les confirmer ; & c’eſt dans ces exemples particuliers que les prémiers Inventeurs ont trouvé la Vérité ſans le ſecours de ces Maximes générales ; & tout autre qui prendra la peine de les conſiderer attentivement, pourra faire encore la même choſe.

Pour venir donc à l’uſage qu’on fait de ces Maximes, prémiérement elles peuvent ſervir, dans la Méthode qu’on employe ordinairement pour enſeigner les Sciences, juſqu’où elles ont été avancées, mais elles ne ſervent que fort peu, ou rien du tout pour porter les Sciences plus avant.

En ſecond lieu, elles peuvent ſervir dans les Diſputes, à fermer la bouche à des Chicaneurs opiniâtres, & à terminer ces ſortes de conteſtations. Sur quoi je prie mes Lecteurs de m’accorder la liberté d’examiner ſi la néceſſité d’employer ces Maximes dans cette vûë, n’a pas été introduite de la maniére qu’on va voir. Les Ecoles ayant établi la Diſpute comme la pierre-de-touche de l’habileté des gens, & comme la preuve de leur Science, elles adjugeoient la victoire à celui à qui le champ de bataille demeuroit, & qui parloit le dernier, de ſorte qu’on en concluoit, que s’il n’avoit pas ſoûtenu le meilleur parti, il avoit eu du moins l’avantage de mieux argumenter. Mais parce que ſelon cette Méthode il pouvoit arriver que la Diſpute ne pourroit point être décidée entre deux Combattans également experts, tandis que l’un auroit toûjours un terme moyen pour prouver une certaine Propoſition, & que l’autre par une diſtinction ou ſans diſtinction pourroit nier conſtamment la majeure ou la mineure de l’Argument qui lui ſeroit objecté ; pour éviter que la Diſpute ne s’engageât dans une ſuite infinie de Syllogiſmes, on introduiſit dans les Ecoles certaines Propoſitions générales dont la plûpart ſont évidentes par elles-mêmes, & qui étant de nature à être reçuës de tous les hommes avec un entier conſentement, devoient être regardées, comme des meſures générales de la Vérité, & tenir lieu de Principes (lorsque les Diſputans n’en avoient point poſé d’autres entr’eux) au delà deſquels on ne pouvoit point aller, & auxquels on ſeroit obligé de ſe tenir de part & d’autre. Ainſi, ces Maximes ayant reçu le nom de Principes qu’on ne pouvoit point nier dans la Diſpute, ils les prirent, par erreur, pour l’origine & la ſource d’où toute la Connoiſſance avoit commencé à s’introduire dans l’Eſprit, & pour les fondemens ſur leſquels les Sciences étoient bâties ; parce que lorſque dans leurs Diſputes ils en venoient à quelqu’une de ces Maximes, ils s’arrêtoient ſans aller plus avant, & la queſtion étoit terminée. Mais j’ai déjà fait voir que c’eſt-là une grande erreur.

Cette Methode étant en vogue dans les Ecoles qu’on a regardé comme les ſources de la Connoiſſance, a introduit le même uſage de ces Maximes dans la plûpart des Converſations hors des Ecoles, & cela pour fermer la bouche aux Chicaneurs avec qui l’on eſt excuſé de raiſonner plus longtemps dès qu’ils viennent à nier ces Principes généraux, évidens par eux-mêmes & admis par toutes les perſonnes raiſonnables qui y ont une fois fait quelque reflexion. Mais encore un coup, ils ne ſervent dans cette occaſion qu’à terminer les Diſputes. Car au fond ſi l’on en preſſe la ſignification dans ces mêmes cas, ils ne nous enſeignent rien de nouveau. Cela a été déja fait par les Idées moyennes dont on s’eſt ſervi dans la Diſpute & dont on peut voir la liaiſon ſans le ſecours de ces Maximes, de ſorte que par le moyen de ces Idées la Vérité peut être connuë avant que la Maxime ait été produite, & que l’Argument ait été pouſſé juſqu’au premier Principe. Car les hommes n’auroient pas de peine à connoître & à quitter un méchant Argument avant que d’en venir-là, ſi dans leurs Diſputes ils avoient en vûë de chercher & d’embraſſer la Vérité, & non de conteſter pour obtenir la victoire. C’eſt ainſi que les Maximes ſervent à réprimer l’opiniâtreté de ceux que leur propre ſincerité devroit obliger à ſe rendre plûtôt. Mais la Méthode des Ecoles ayant autoriſé & encouragé les hommes à s’oppoſer & à réſiſter à des véritez évidentes, juſqu’à ce qu’ils ſoient battus, c’eſt-à-dire, qu’ils ſoient réduits à ſe contredire eux-mêmes, ou à combattre des Principes établis, il ne faut pas s’étonner que dans la converſation ordinaire ils n’ayent pas honte de faire ce qui eſt un ſujet de gloire & paſſe pour vertu dans les Ecoles, je veux dire, de ſoûtenir opiniâtrement & juſqu’à la derniére extrémité le côté de la Queſtion qu’ils ont une fois embraſſé, vrai ou faux, même après qu’ils ſont convaincus : Etrange moyen de parvenir à la Vérité & à la Connoiſſance, & qui l’eſt à tel point que les gens raiſonnables repandus dans le reſte du Monde, qui n’ont pas été corrompus par l’Education, auroient, je penſe, bien de la peine à croire qu’une telle méthode eût jamais été ſuivie par des perſonnes qui font profeſſion d’aimer la Vérité, & qui paſſent leur vie à étudier la Religion ou la Nature, ou qu’elle eût été admiſe dans des Seminaires établis pour enſeigner les Véritez de la Religion ou de la Philoſophie à ceux qui les ignorent entiérement ! Je n’examinerai point ici combien cette maniére d’inſtruire eſt propre à détourner l’Eſprit des Jeunes-gens de l’amour & d’une recherche ſincére de la Vérité, ou plûtôt, à les faire douter s’il y a effectivement quelque Vérité dans le Monde, ou du moins qui mérite qu’on s’y attache. Mais ce que je croi fortement, c’eſt qu’excepté les Lieux qui ont admis la Philoſophie Peripateticienne dans leurs Ecoles, où elle a regné pluſieurs ſiécles ſans enſeigner autre choſe au monde que l’art de diſputer, on n’a regardé nulle part ces Maximes, dont nous parlons préſentement, comme les fondemens des Sciences, & comme des ſecours importans pour avancer dans la Connoiſſance des choſes.

Ces Maximes générales ſont donc d’un grand uſage dans les Diſputes, comme j’ai déja dit, pour fermer la bouche aux Chicaneurs, mais elles ne contribuent pas beaucoup à la découverte des Véritez inconnuës, ou à fournir à l’Eſprit le moyen de faire de nouveaux progrès dans la recherche de la Vérité. Car qui eſt-ce, je vous prie, qui a commencé de fonder ſes connoiſſances ſur cette Propoſition générale, Ce qui eſt, eſt, ou, il eſt impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps ? Qui eſt-ce qui ayant pris pour principe l’une ou l’autre de ces Maximes, en a déduit un Syſtême de Connoiſſances utiles ? L’une de ces Maximes peut fort bien ſervir comme pierre-de-touche, pour faire voir où aboutiſſent certaines fauſſes opinions qui renferment ſouvent de pures contradictions ; mais quelque propres qu’elles ſoient à dévoiler l’abſurdité ou la fauſſeté du raiſonnement ou de l’opinion particuliére d’un homme, elles ne ſauroient contribuer beaucoup à éclairer l’Entendement, & l’on ne trouvera pas que l’Eſprit en reçoive beaucoup de ſecours à l’égard du progrès qu’il fait dans la Connoiſſance des choſes ; progrès qui ne ſauroit ni plus ni moins certain, quand bien l’Eſprit n’auroit jamais penſé à ces deux Propoſitions générales. A la vérité, elles peuvent ſervir dans l’Argumentation, comme j’ai déja dit, pour réduire un Chicaneur au ſilence, en lui faiſant voir l’abſurdité de ce qu’il dit, & en l’expoſant à la honte de contredire ce que tout le monde voit, & dont il ne peut s’empêcher lui-même de reconnoître la vérité. Mais autre choſe eſt de montrer à un homme qu’il eſt dans l’erreur, & autre choſe de l’inſtruire de la Vérité. Et je voudrois bien ſavoir quelles véritez ces Propoſitions peuvent nous faire connoître par leur influence, que nous ne connuſſions pas auparavant, ou que nous ne puiſſions connoître ſans leur ſecours. Tirons-en toutes les conſéquences que nous pourrons ; ces conſéquences ſe réduiront toûjours à des Propoſitions purement ([2]) identiques ; & toute l’influence de ces Maximes, ſi elle en a aucune, ne tombera ſur ces ſortes de Propoſitions. Chaque Propoſition particuliére qui regarde l’Identité ou la Diverſité, eſt connuë auſſi clairement & auſſi certainement par elle-même, ſi on la conſidere avec attention, qu’aucune de ces deux Propoſitions générales, avec cette ſeule différence, que ces derniéres pouvant être appliquées à tous les cas, on y inſiſte davantage. Quant aux autres Maximes moins générales, il y en a pluſieurs qui ne ſont que des Propoſitions purement verbales, & qui ne nous apprennent autre choſe que le rapport que certains noms ont entr’eux. Telle eſt celle-ci, Le Tout eſt égale à toutes ſes parties ; car, je vous prie, quelle vérité réelle nous eſt enſeignée par cette Maxime ? Que contient-elle de plus que ce qu’emporte par ſoi-même la ſignification du mot Tout ? Et comprend-on que celui qui fait que le mot Tout ſignifie ce qui eſt compoſé de toutes ſes parties, ſoit fort éloigné de ſavoir, que le Tout eſt égal à toutes ſes parties ? Je croi ſur le même fondement que cette Propoſition, Une Montagne eſt plus haute qu’une Vallée, & pluſieurs autres ſemblables peuvent auſſi paſſer pour des Maximes. Cependant lorſque les Profeſſeurs en Mathematique veulent apprendre aux autres ce qu’ils ſavent eux-mêmes de cette Science, ils font très-bien de poſer à l’entrée de leurs Syſtêmes cette Maxime & quelques autres ſemblables, afin que dès le commencement leurs Ecoliers s’étant rendu tout-à-fait familières ces ſortes de Propoſitions, exprimées en termes généraux, ils puiſſent s’accoûtumer aux reflexions qu’elles renferment & à regarder ces Propoſitions plus générales comme autant de ſentences & de règles établies, qu’ils ſoient en état d’appliquer à tous les cas particuliers ; non qu’à les conſiderer avec une égale application elles paroiſſent plus claires & plus évidentes que les exemples particuliers pour la confirmation deſquels on les propoſe, mais parce qu’étant plus familiéres à l’Eſprit, il ſuffit de les nommer pour convaincre l’Entendement. Cela, dis-je, vient plûtôt, à mon avis, de la coûtume que nous avons de les mettre à cet uſage, & de les fixer dans notre Eſprit à force d’y penſer ſouvent, que de la différence évidence qui ſoit dans les Choſes. En effet, avant que la coûtume ait établi dans notre Eſprit des méthodes de penſer & de raiſonner, je m’imagine qu’il en eſt tout autrement, & qu’un Enfant à qui l’on ôte une partie de ſa pomme, le connoit mieux dans cet exemple particulier que par cette Propoſition générale, Le Tout eſt égale à toutes ſes parties, & que ſi l’une de ces choſes a beſoin de lui être confirmée par l’autre, il eſt plus néceſſaire que la Propoſition générale ſoit introduite dans ſon Eſprit, à la faveur de la Propoſition particuliére, que la particuliére par le moyen de la générale ; car c’eſt par des choſes particuliéres que commence notre Connoiſſance, qui s’étend enſuite par dégrez à des idées générales. Cependant, notre Eſprit prend après cela un chemin tout différent, car réduiſant ſa Connoiſſance à des Propoſitions auſſi générales qu’il peut, il ſe les rend familiéres & s’accoûtume à y recourir comme à des modèles du Vrai & du Faux, & les faiſant ſervir ordinairement de Règles pour meſurer la vérité des autres Propoſitions, il vient à ſe figurer dans la ſuite, que les Propoſitions plus particuliéres empruntent leur vérité & leur évidence de la conformité qu’elles ont avec ces Propoſitions plus générales, ſur leſquelles on appuye ſi ſouvent en Converſation & dans les Diſputes, & qui ſont ſi conſtamment reçuës. C’eſt-là, je penſe, la raiſon pourquoi parmi tant de Propoſitions évidentes par elles-mêmes, on n’a donné le nom de Maximes qu’aux plus générales.

§. 12.Si l’on ne prend pas garde à l’uſage qu’on fait des mots, ces Maximes peuvent prouver des contradictions. Exemple dans le Vuide. Une autre choſe qu’il ne ſera pas, je croi, mal à propos d’obſerver ſur ces Maximes générales, c’eſt qu’elles ſont ſi éloignées d’avancer, ou de confirmer notre Eſprit dans la vraye Connoiſſance, que, ſi nos notions ſont fauſſes, vagues ou incertaines, & que nous attachions nos penſées au ſon des mots, au lieu de les fixer ſur les idées conſtantes & déterminées des Choſes, ces Maximes générales ſerviront à nous confirmer dans des erreurs ; & ſelon cette méthode ſi ordinaire d’employer les Mots ſans aucun rapport aux choſes, elles ſerviront même à prouver des contradictions. Par exemple, celui qui avec Deſcartes ſe forme dans ſon Eſprit une idée de ce qu’il appelle Corps, comme d’une choſe qui n’eſt qu’Etenduë, peut démontrer aiſément par cette Maxime, Ce qui eſt, eſt, qu’il n’y point de Vuide, c’eſt à dire, d’Eſpace ſans Corps. Car l’idée à laquelle il connoit clairement & diſtinctement ſa propre idée d’Etenduë, & il fait qu’elle eſt ce qu’elle eſt, & non une autre idée, quoi qu’elle ſoit déſignée par ces trois noms Etenduë, Corps, & Eſpace : trois mots qui ſignifiant une ſeule & même idée, peuvent ſans doute être affirmez l’un de l’autre avec la même évidence & la même certitude que chacun de ces termes peut être affirmé de ſoi-même : & il eſt auſſi certain, que, tandis que je les employe tous pour ſignifier une ſeule & même idée, cette affirmation, le Corps eſt Eſpace eſt auſſi véritable & auſſi identique dans ſa ſignification que celle-ci, le Corps eſt Corps, l’eſt tant à l’égard de ſa ſignification qu’à l’égard de ſon.

§. 13. Mais ſi une autre perſonne vient à ſe repréſenter la choſe ſous une idée différente de celle de Deſcartes, ſe ſervant pourtant avec Deſcartes du mot de Corps, mais regardant l’idée qu’il exprime par ce mot, comme une choſe qui eſt étenduë & ſolide tout enſemble, il démontrera auſſi aiſément qu’il peut y avoir du Vuide, ou un Eſpace ſans Corps, que Deſcartes a démontré le contraire ; parce que l’idée à laquelle il donne le nom d’Eſpace n’étant qu’une idée ſimple d’Extenſion, & celle à laquelle il donne le nom de Corps étant une idée compoſée d’extenſion & de reſiſtibilité ou ſolidité jointes enſemble dans le même Sujet, les Idées de Corps & d’Eſpace ne ſont pas exactement une ſeule & même idée, mais ſont auſſi diſtinctes dans l’Entendement que les Idées d’Un & de Deux, de Blanc & de Noir, ou de que celle de Corporeïté & ** Voyez ci-deſſus pag. 384, 385 d’Humanité, ſi j’oſe me ſervir de ces termes barbares : d’où il s’enſuit que l’une n’eſt pas affirmée de l’autre ni dans notre Eſprit, ni par les paroles dont on ſe ſert pour les déſigner, mais que cette Propoſition negative qu’on en peut former, l’Extenſion ou l’Eſpace n’eſt pas le Corps, eſt auſſi véritable & auſſi évidemment certaine qu’aucune Propoſition qu’on puiſſe prouver par cette Maxime, Il eſt impoſſible qu’une même choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps.

§. 14.Ces Maximes ne prouvent point l’exiſtence de choſes hors de nous. Mais quoi qu’on puiſſe également démontrer ces deux Propoſitions, il y a du Vuide, & il n’y en a point, par le moyen de ces deux Principes indubitables, Ce qui eſt, eſt, & Il eſt impoſſible qu’une même choſe ſoit & ne ſoit pas ; cependant nul de ces Principes ne pourra jamais ſervir à nous prouver qu’il y ait de Corps actuellement exiſtans, ou quels ſont ces Corps. Car pour cela, il n’y a que nos Sens qui puiſſent nous l’apprendre autant qu’il eſt en leur pouvoir. Quant à ces Principes univerſels & évidens par eux-mêmes, comme ils ne ſont autre choſe que la connoiſſance conſtante, claire & diſtincte que nous avons de nos Idées les plus générales & les plus étenduës, ils ne peuvent nous aſſûrer de rien qui ſe paſſe hors de notre Eſprit : leur certitude n’eſt fondée que ſur la connoiſſance que nous avons de chaque Idée conſiderée en elle-même, & de ſa diſtinction d’avec les autres, ſur quoi que nous ne ſaurions nous méprendre, tandis que ces Idées ſont dans notre Eſprit : quoi que nous puiſſions nous tromper, & que ſouvent nous nous trompions effectivement, lorſque nous retenons les noms ſans les Idées, ou que nous les employons confuſément, pour deſigner tantôt une idée, & tantôt une autre. Dans ces cas-là, la force de ces Axiomes ne portant que ſur le ſon, & non ſur la ſignification des Mots, elle ne ſert qu’à nous jetter dans la confuſion & dans l’erreur. J’ai fait cette Remarque pour montrer aux hommes, que ces Maximes, quelque fort qu'on les exalte comme les grands boulevards de la Vérité, ne les mettront pas à couvert de l’Erreur, s’ils employent les mots dans un ſens vague & indéterminé. Du reſte, dans tout ce qu’on vient de voir ſur le peu qu’elles contribuent à l’avancement de nos Connoiſſances, ou ſur leur dangereux uſage lors qu’on les applique à des idées indéterminées, j’ai été fort éloigné de dire ou de prétendre qu’elles doivent être[3] laiſſées à l’écart, comme certaines gens ont été un peu trop prompts à me l’imputer. Je les reconnois pour des véritez, & des véritez évidentes par elles-mêmes, & en cette qualité elles ne peuvent point être laiſſées à l’écart. Juſques où que s’étende leur influence, c’eſt en vain qu’on voudroit tâcher de la reſſerrer, & c’eſt à quoi je ne ſongeai jamais. Je puis pourtant avoir raiſon de croire, ſans faire aucun tort à la Vérité, que, quelque grand fond qu’il ſemble qu’on faſſe ſur ces Maximes, leur uſage ne répond point à cette idée ; & je puis avertir les hommes de n’en pas faire un mauvais uſage pour ſe confirmer eux-mêmes dans l’Erreur.

§. 15.Leur uſage eſt dangereux à l’égard des Idées complexes. Mais qu’elles ayent tel uſage qu’on voudra dans des Propoſitions Verbales, elles ne ſauroient nous faire voir, ou nous prouver la moindre connoiſſance qui appartienne à la nature des Subſtances telles qu’elles ſe trouvent & qu’elles exiſtent hors de nous, au delà de ce que l’Expérience nous enſeigne. Et quoi que la conſéquence de ces deux Propoſitions qu’on nomme Principes, ſoit fort claire, & que leur uſage ne ſoit ni nuiſible ni dangereux pour prouver des choſes, où le ſecours de ces Maximes n’eſt nullement néceſſaire pour en établir la preuve, parce qu’elles ſont aſſez claires par elles-mêmes ſans leur entremiſe, c’eſt-à-dire, où nos Idées ſont déterminées & connuës par le moyen des noms qu’on employe pour les déſigner ; cependant lorſqu’on ſe ſert de ces Principes, Ce qui eſt, eſt, &, Il eſt impoſſible qu’une même choſe ſoit & ne ſoit pas, pour prouver des Propoſitions où il a des Mots, qui ſignifient des Idées complexes, comme ceux-ci, Homme, Chevale, Or, Vertu, &c. alors ces Principes ſont extrêmement dangereux, & engagent ordinairement les hommes à regarder & à recevoir la Fauſſeté comme une Vérité manifeſte, & des choſes fort incertaines comme des Démonſtrations, ce qui produit l’erreur, l’opiniâtreté, & tous les malheurs où peuvent s’engager les hommes en raiſonnant mal. Ce n’eſt pas, que ces Principes ſoient moins véritables, ou qu’ils ayent moins de force pour prouver des Propoſitions compoſées de termes qui ſignifient des Idées complexes, que des Propoſitions qui ne roulent que ſur des Idées ſimples ; mais lorſqu’on retient les mêmes termes, les Propoſitions roulent ſur les mêmes choſes, quoi que dans le fond les idées que ces termes ſignifient, ſoient différentes. Ainſi, l’on ſe ſert de ces Maximes pour ſoûtenir des Propoſitions qui par le ſon & par l’apparence ſont viſiblement contradictoires, comme on l’a pu voir clairement dans les Démonſtrations que je viens de propoſer ſur le Vuide. De ſorte que, tandis que les hommes prennent des mots pour des choſes, comme ils le ſont ordinairement, ces Maximes peuvent ſervir & ſervent communément à prouver des propoſitions contradictoires, comme je vais le faire voir encore plus au long.

§. 16.Exemple dans l’Homme. Par exemple, que l’homme ſoit le ſujet ſur lequel on veut démontrer quelque choſe par le moyen de ces prémiers Principes, & nous verrons que tant que la Démonſtration dépendra de ces Principes, elle ne ſera que verbale, & ne nous fournira aucune Propoſition certaine, véritable, & univerſelle, ni aucune connoiſſance de quelque Etre exiſtant hors de nous. Prémiérement, un Enfant s’étant formé l’Idée d’un homme, il eſt probable que ſon idée eſt juſtement ſemblable au Portrait qu’un Peintre fait des apparences viſibles qui jointes enſemble conſtituent la forme extérieure d’un homme ; de ſorte qu’une telle complication d’Idée unies dans ſon Entendement compoſe cette particuliére idée complexe qu’il appelle homme ; & comme le Blanc ou la couleur de Chair fait partie de cette Idée, l’Enfant peut vous démontrer qu’un Negre n’eſt pas un homme, parce que la Couleur blanche eſt une des idées ſimples qui entrent conſtamment dans l’idée complexe qu’il appelle homme, il peut, dis-je, démontrer en vertu de ce Principe, Il eſt impoſſible qu’une même choſe ſoit & ne ſoit pas, qu’un Négre n’eſt pas un homme, ſa certitude n’étant pas fondée ſur cette Propoſition univerſelle, dont il n’a peut-être jamais ouï parler, ou à laquelle il n’a jamais penſé, mais ſur la perception claire & diſtincte qu’il a de ſes idées ſimples de noir & de blanc, qu’il ne peut confondre enſemble, ou prendre l’une pour l’autre, ſoit qu’il ſoit, ou ne ſoit pas inſtruit de cette Maxime. Vous ne ſauriez non plus démontrer à cet Enfant, ou à quiconque a une telle idée qu’il déſigne par le nom d’Homme, qu’un homme aît une Ame, parce que ſon Idée d’Homme ne renferme en elle-même aucune telle notion ; & par conſéquent c’eſt un point qui ne peut lui être prouvé par le Principe, Ce qui eſt, eſt, mais qui dépend de conſéquences & d’obſervations, par le moyen deſquelles il doit former ſon idée complexe, déſignée par le mot Homme.

§. 17. En ſecond lieu, un autre qui en formant la collection de l’idée complexe qu’il appelle Homme, eſt allé plus avant, & qui a ajoûté à la forme extérieure le rire & le diſcours raiſonnable, peut démontrer que les Enfans qui ne font que de naître, & les Imbecilles, ne ſont pas des hommes, par le moyen de cette Maxime, Il eſt impoſſible qu’une même choſe ſoit & ne ſoit pas. Et en effet il m’eſt arrivé de diſcourir avec des perſonnes fort raiſonnables qui m’ont nié actuellement, que les Enfans & les imbecilles fuſſent hommes.

§. 18. En troiſiéme lieu, peut-être qu’un autre ne compoſe ſon idée complexe qu’il appelle Homme, que des idées de Corps en général, & de la puiſſance de parler & de raiſonner, & en exclut entiérement la forme extérieure. Et un tel homme peut démontrer qu’un homme peut n’avoir point de mains & avoir quatre piés ; puiſqu’aucune de ces deux choſes ne ſe trouve enfermée dans ſon idée d’Homme : & dans quelque Corps ou Figure qu’il trouve la faculté de parler jointe à celle de raiſonner, c’eſt là un homme, à égard ; par ce qu’ayant une connoiſſance évidente d’une telle Idée complexe, il eſt certain que Ce qui eſt, eſt.

§. 19.Combien ces Maximes ſervent peu à prouver quelque choſe, lorſque nous avons des idées claires & diſtinctes. De ſorte qu’à bien conſiderer la choſe, je croi que nous pouvons aſſûrer, que, lorſque nos Idées ſont déterminées dans notre Eſprit, & déſignées par des noms fixes & connus que nous leur avons attachez ſous ces déterminations préciſes, ces Maximes ſont fort peu néceſſaires, ou plûtôt ne ſont abſolument d’aucun uſage, pour prouver la convenance ou la diſconvenance d’aucune de ces Idées. Quiconque ne peut pas diſcerner la vérité, ou la fauſſeté de ces ſortes de Propoſitions ſans le ſecours de ces Maximes ou autres ſemblables, ne pourra le faire par leur entremiſe ; puiſqu’on ne ſauroit ſuppoſer qu’il connoiſſe ſans preuve la vérité de ces Maximes mêmes, s’il ne peut connoître ſans preuve la vérité de ces autres Propoſitions qui ſont auſſi évidentes par elles-mêmes que ces Maximes. C’eſt ſur ce fondement que la Connoiſſance Intuitive n’exige ou n’admet aucune preuve, dans une de ſes parties plûtôt que dans l’autre. Quiconque ſuppoſe qu’elle en a beſoin, renverſe le fondement de toute Connoiſſance & de toute Certitude ; & celui à qui il faut une preuve pour être aſſûré de cette Propoſition, Deux ſont égaux à Deux, & pour y donner ſon conſentement, aura auſſi beſoin d’une preuve pour pouvoir admettre celle-ci, Ce qui eſt, eſt. De même, tout homme qui a beſoin d’une preuve pour être convaincu que Deux ne ſont pas Trois, que le Blanc n’eſt pas Noir, qu’un Triangle n’eſt pas un Cercle, &c. ou que deux autres Idées déterminées & diſtinctes, quelles qu’elles ſoient, ne ſont pas une ſeule & même idée, aura auſſi beſoin d’une Démonſtration pour pouvoir être convaincu, Qu’il eſt impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas.

§. 20.Leur uſage eſt dangereux, lors que nos Idées ſont confuſes. Or comme ces Idées ſont d’un fort petit uſage lorſque nous avons des Idées déterminées, elles ſont d’ailleurs d’un uſage fort dangereux, comme je viens de le montrer, lorſque nos Idées ne ſont pas déterminées, & que nous nous ſervons de Mots qui ne ſont pas attachez à des Idées déterminées, mais qui ont une ſignification vague & inconſtante, ſignifiant tantôt une idée, & tantôt une autre ; d’où s’enſuivent des mépriſes, & des erreurs que ces Maximes citées en preuve pour établir des Propoſitions dont les termes ſignifient des idées indéterminées, ſervent à confirmer, & à graver plus fortement dans l’Eſprit par leur autorité.


  1. Self-evidence : mot expreſſif Anglois, qu’on ne peut rendre en François, ſi je ne me trompe, que par periphraſe. C’eſt la propriété qu’a une Propoſition, d’être évidente par elle-même ; ce que j’appelle évidence immédiate, pour ne pas embarraſſer le diſcours d’une longue circonlocution. Après ce que l’Auteur vient de dire dans le Paragraphe précedent, il étoit aiſé d’entendre ici ce que j’ai voulu dire par cette expreſſion. Mais comme j’en aurai peut-être beſoin dans la ſuite, j’ai crû qu’il ne ſerait pas inutile d’avertir le Lecteur que c’eſt-là le ſens que je lui donnerai conſtamment.
  2. C’eſt-à-dire, où une idée eſt affirmée d’elle-même. Comme le mot identique eſt tout-à-fait inconnu dans notre Langue, je me ſerois contenté d’en mettre l’explication dans le Texte, s’il ne fût rencontré que dans cet endroit. Mais parce que je ſerai bientôt indispenſablement obligé de me ſervir de ce terme, autant vaut-il que je l’employe préſentement. Le lecteur s’y accoûtumera plûtôt en le voyant plus ſouvent.
  3. Ce ſont les propres termes d’un Auteur qui a attaqué ce que Mr. Locke a dit du peu d’uſage qu’on peut tirer des Maximes. On ne voit pas trop bien ce qu’il entend par Lai aside, laiſſer à l’écart. Peut-être a-t-il voulu dire par-là négliger, mépriser. Quoi qu’il en ſoit, on ne peut mieux faire que de rapporter ſes propres termes.