Aller au contenu

Essai philosophique concernant l’entendement humain/Livre 4/Chapitre 8

La bibliothèque libre.


CHAPITRE VIII.

Des Propoſitions Frivoles.


§. 1.Certaines Propoſitions n’ajoûtent rien à notre Connoiſſance.
JE laiſſe préſentement à d’autres à juger ſi les Maximes dont je viens de parler dans le Chapitre précédent, ſont d’un auſſi grand uſage pour la Connoiſſance réelle, qu’on le ſuppoſe généralement. Ce que je croi pouvoir aſſûrer hardiment, c’eſt qu’il y a des Propoſitions univerſelles, qui, quoi que certainement véritables, ne répandent aucune lumiére dans l’Entendement, & n’ajoûtent rien à notre Connoiſſance.

§. 2.I. Les Propoſitions Identiques. Telles ſont, prémierement, toutes les Propoſitions purement identiques. On reconnoit d’abord & à la prémiére vûë qu’elles ne renferment aucune inſtruction. Car lorſque nous affirmons le même terme de lui-même, ſoit qu’il ne ſoit qu’un ſimple ſon, ou qu’il contienne quelque idée claire & réelle, une telle Propoſition ne nous apprend rien que ce que nous devons dejà connoître certainement, ſoit que nous la formions nous-mêmes, ou que d’autres nous la propoſent. A la vérité, cette Propoſition ſi générale, Ce qui eſt, eſt, peut ſervir quelquefois à faire voir à un homme l’abſurdité où il s’eſt engagé lorſque par des circonlocutions ou des termes équivoques, il veut, dans des exemples particuliers, nier la même choſe d’elle-même ; parce que perſonne ne peut ſe déclarer ouvertement contre le bon ſens que de ſoûtenir des contradictions viſibles & directes en termes évidens, ou s’il le fait, on eſt excuſable de rompre tout entretien avec lui. Mais avec tout cela je croi pouvoir dire que ni cette Maxime ni aucune autre Propoſition identique, ne nous apprend rien du tout : & quoi que dans ces ſortes de Propoſitions, cette célèbre Maxime qu’on fait ſi fort valoir comme le fondement de la Démonſtration, puiſſe être & ſoit ſouvent employée pour les confirmer, tout ce qu’elle prouve n’emporte dans le fond autre choſe que ceci, c’eſt Que le même mot peut être affirmé de lui-même avec une entiére certitude, ſans qu’on puiſſe douter de la vérité d’une telle Propoſition, & permettez-moi d’ajoûter, ſans qu’on puiſſe auſſi arriver par-là à aucune connoiſſance réelle.

§. 3. Car à ce compte, le plus ignorant de tous les hommes qui peut ſeulement former une Propoſition & qui fait ce qu’il penſe quand il dit oui ou non, peut faire un million de Propoſitions de la vérité deſquelles il peut être infailliblement aſſûré ſans être pourtant inſtruit de la moindre choſe par ce moyen, comme, Ce qui eſt Ame, eſt Ame, c’eſt-à-dire, une Ame eſt Ame, un Eſprit eſt un Eſprit, une Fetiche eſt une Fetiche, &c. toutes Propoſitions équivalentes à celle-ci, Ce qui eſt, eſt, c’eſt-à-dire, Ce qui a de l’exiſtence, a de l’exiſtence, ou celui qui a une Ame a une Ame. Qu’eſt-ce autre choſe que ſe jouer des mots ? C’eſt faire juſtement comme un Singe qui s’amuſeroit à jetter une Huitre d’une main à l’autre, & qui, s’il avoit des mots, pourroit ſans doute dire, l’Huitre dans la main droite eſt le ſujet, & l’Huitre dans la main gauche eſt ** Ce qu’on nomme autrement dans les Ecoles prædicatum. l’attribut, & former par ce moyen cette Propoſition évidente par elle-même, l’Huitre eſt l’Huitre, ſans avoir pour tout cela le moindre grain de connoiſſance de plus. Cette maniére d’agir pourroit tout auſſi bien ſatisfaire la faim du Singe que l’Entendement d’un homme, & elle ſerviroit autant à faire croître le prémier en groſſeur, qu’à faire avancer le dernier en Connoiſſance.

Je ſai qu’il y a des gens, qui s’intereſſent beaucoup pour les Propoſitions Identiques, & qui s’imaginent qu’elles rendent de grands ſervices à la Philoſophie, parce qu’elles ſont évidentes en elles-mêmes. Ils les exaltent comme ſi elles renfermoient tout le ſecret de la Connoiſſance, & que l’Entendement fût conduit uniquement par leur moyen dans toutes les véritez qu’il eſt capable de comprendre. J’avoûë auſſi librement que qui que ce ſoit, que toutes ces Propoſitions ſont véritables & évidentes par elles-mêmes. Je conviens de plus que le fondement de toutes nos Connoiſſances dépend de la Faculté que nous avons d’appercevoir que la même Idée eſt la même, & de la diſcerner de celles qui ſont différentes, comme je l’ai fait voir dans le Chapitre précedent. Mais je ne vois pas comment cela empêche que l’uſage qu’on prétendroit faire des Propoſitions Identiques pour l’avancement de la Connoiſſance ne ſoit juſtement traité de frivole. Qu’on repete auſſi ſouvent qu’on voudra, Que la volonté eſt la volonté, & qu’on faſſe ſur cela autant de fond qu’on jugera à propos ; de quel uſage ſera cette Propoſition, & une infinité d’autres ſemblables pour étendre nos Connoiſſances ? Qu’un homme forme autant de ces ſortes de Propoſitions que les mots qu’il fait pourront lui permettre d’en faire, comme celles-ci, Une Loi eſt une Loi, & l’Obligation eſt l’Obligation, le Droit eſt le Droit, & l’Injuſte eſt l’Injuſte ; ces Propoſitions & autres ſemblables lui ſeront-elles d’aucun uſage pour apprendre la Morale ? Lui feront-elles connoître à lui ou aux autres les devoirs de la vie ? Ceux qui ne ſavent & ne ſauront peut-être jamais ce que c’eſt que Juſte & Injuſte, ni les meſures de l’un & de l’autre, peuvent former avec autant d’aſſûrance toutes ces ſortes de Propoſitions, & en connoître auſſi infailliblement la vérité, que celui qui eſt le mieux inſtruit des véritez de la Morale. Mais quel progrès font-ils par le moyen de ces Propoſitions dans la Connoiſſance d’aucune choſe néceſſaire ou utile à leur conduite ?

On regarderoit ſans doute comme un pur badinage les efforts d’un homme qui pour éclairer l’Entendement ſur quelque Science, s’amuſeroit à entaſſer des Propoſitions Identiques & à inſiſter ſur des Maximes comme celle-ci, La Subſtance eſt la Subſtance, le Corps eſt le Corps, le Vuide eſt le Vuide, un Tourbillon eſt un Tourbillon, un Centaure eſt un Centaure, & une Chimère eſt une Chimère, &c. Car toutes ces Propoſitions & autres ſemblables ſont également véritables, également certaines, & également évidentes par elles-mêmes. Mais avec tout cela, elles ne peuvent paſſer que pour des Propoſitions frivoles, ſi l’on vient à s’en ſervir comme de Principes d’inſtruction, & à s’y appuyer comme ſur des moyens pour parvenir à la Connoiſſance ; puisqu’elles ne nous enſeignent rien que ce que tout homme, qui eſt capable de diſcourir, fait lui-même ſans que perſonne le lui diſe, ſavoir, que le même terme eſt le même terme, & que la même Idée eſt la même Idée. Et c’eſt ſur ce fondement que j’ai crû & que je crois encore, que de mettre en avant & d’inculquer ces ſortes de Propoſitions dans le deſſein de répandre de nouvelles lumiéres dans l’Entendement, ou de lui ouvrir un chemin vers la Connoiſſance des choſes, c’eſt une imagination tout-à-fait ridicule. L’inſtruction conſiſte en quelque choſe de bien différent. Quiconque veut entrer lui-même, ou faire entrer les autres dans des véritez qu’il ne connoit point encore, doit trouver des Idées moyennes, & les ranger l’une auprès de l’autre dans un tel ordre que l’Entendement puiſſe voir la convenance ou la diſconvenance des Idées en queſtion. Les Propoſitions qui ſervent à cela, ſont veritablement inſtructives, mais elles ſont bien différentes de celles où l’on affirme le même terme de lui-même, par où nous ne pouvons jamais parvenir ni faire parvenir les autres à aucune eſpèce de Connoiſſance. Cela n’y contribuë pas plus, qu’il ſerviroit à une perſonne qui voudroit apprendre à lire, qu’on lui inculquât ces Propoſitions, un A eſt un A, un B eſt un B, &c. Ce qu’un homme peut ſavoir auſſi bien qu’aucun Maître d’Ecole, ſans être pourtant jamais capable de lire un ſeul mot durant tout le cours de ſa vie, ces Propoſitions & autres ſemblables purement Identiques, ne contribuant en aucune maniére à lui apprendre à lire, quelque uſage qu’il en puiſſe faire.

Si ceux qui déſapprouvent que je nomme Frivoles ces ſortes de Propoſitions, avoient lû & pris la peine de comprendre ce que j’ai écrit ci-deſſus en termes fort intelligibles, ils n’auroient pû s’empêcher de voir par Propoſitions Identiques je n’entens que celles-là ſeulement où le même terme emportant la même Idée, eſt affirmé de lui-même. C’eſt là, à mon avis, ce qu’il faut entendre proprement par des Propoſitions Identiques ; & je croi pouvoir continuer de dire ſurement à l’égard de toutes ces ſortes de Propoſitions, que de les propoſer comme des moyens d’inſtruire l’Eſprit, c’eſt un vrai badinage. Car perſonne qui a l’uſage de la Raiſon, ne peut éviter de les rencontrer toutes les fois qu’il eſt néceſſaire qu’il en prenne connoiſſance, & lorſqu’il en prend connoiſſance, il ne ſauroit douter de leur vérité.

Que ſi certaines gens veulent donner le nom d’Identique à des Propoſitions où le même terme n’eſt pas affirmé de lui-même, c’eſt à d’autres à juger s’ils parlent plus proprement que moi. Ce qu’il y a de certain, c’eſt que tout ce qu’ils diſent des Propoſitions qui ne ſont pas Identiques, ne tombe point ſur moi, ni ſur ce que j’ai dit ; puiſque tout ce que j’ai dit, ſe rapporte à ces Propoſitions où le même terme eſt affirmé de lui-même ; & je voudrois bien voir un exemple où l’on pût ſe ſervir d’une telle Propoſition pour avancer dans quelque Connoiſſance que ce ſoit. Quant aux Propoſitions d’une autre Eſpèce, tout l’uſage qu’on peut en faire, ne m’intereſſe en aucune maniére, parce qu’elles ne ſont pas du nombre de celles que je nomme Identiques.

§. 4.II. Lorſqu’on affirme une partie d’une Idée complexe du nom du Tout. En ſecond lieu, une autre Eſpèce de Propoſitions Frivoles, c’eſt quand une partie de l’Idée complexe eſt affirmée du nom du Tout, ou ce qui eſt la même choſe, quand on affirme une partie d’une définition du mot défini. Telles ſont toutes les Propoſitions où le Genre eſt affirmé de l’Eſpéce, & où des termes plus généraux ſont affirmez de termes qui le ſont moins. Car quelle inſtruction, quelle connoiſſance produit cette Propoſition, Le Plomb eſt un Metal, dans l’Eſprit d’un homme qui connoit l’Idée complexe que le mot de Plomb ſignifie, puiſque toutes les Idées ſimples qui conſtituent l’Idée complexe qui eſt ſignifiée par le mot de Metal, ne ſont autre choſe que ce qu’il comprenoit auparavant ſous le nom de Plomb. Il eſt bien vrai qu’à l’égard d’un homme qui connoit la ſignification du mot de Metal, & non pas celle du mot de Plomb, il eſt plus court de lui expliquer la ſignification du mot de Plomb, en lui diſant que c’eſt un Metal (ce qui déſigne tout d’un coup pluſieurs de ſes Idées ſimples) que de les compter une à une, en lui diſant que c’eſt un Corps fort peſant, fuſible, & malléable.

§. 5.Comme lorſqu’une partie de la Définition eſt affirmée du mot défini. C’eſt encore ſe jouer ſur des mots que d’affirmer quelque partie d'une Définition du terme défini, ou d’affirmer une des Idées dont eſt formée une Idée complexe, comme Tout Or eſt fuſible ; car la fuſibilité étant une des Idées ſimples qui compoſent l’Idée complexe que le mot Or ſignifie, affirmer du nom d’Or ce qui eſt déja compris dans ſa ſignification reçuë, qu’eſt-ce autre choſe que ſe jouer ſur des ſons ? On trouveroit beaucoup plus ridicule d’aſſûrer gravement comme une vérité fort importante que l’Or eſt jaune, mais je ne vois pas comment c’eſt une choſe plus importante de dire que l’Or eſt fuſible, ſi ce n’eſt que cette Qualité n’entre point dans l’idée complexe dont le mot or eſt le ſigne dans le diſcours ordinaire. De quoi peut-on inſtruire un homme en lui diſant ce qu'on lui a déja dit, ou qu’on ſuppoſe qu’il fait auparavant ? car on doit ſuppoſer que je ſai la ſignification du mot dont un autre ſe ſert en me parlant, ou bien il doit me l’apprendre. Que ſi je ſai que le mot Or ſignifie cette idée complexe de Corps jaune, peſant, fuſible, malléable, ce ne fera pas m’apprendre grand’ choſe que de réduire enſuite cela ſolemnellement en une Propoſition, & de me dire gravement, Tout Or eſt fuſible. De telles Propoſitions ne ſervent qu’à faire voir le peu de ſincerité d’un homme qui veut me faire accroire qu’il dit quelque choſe de nouveau en ne faiſant que repaſſer ſouvent ſur la définition des termes qu’il a déja expliquez. Mais quelque certaines qu’elles ſoient, elles n’emportent point d’autre connoiſſance que celle de la ſignification même des Mots.

§. 6.Exemples. Homme & Palefroi. Eclairciſſons ceci par d’autres exemples : Chaque homme eſt un animal ou un Corps vivant, eſt une Propoſition auſſi certaine qu’il puiſſe y en avoir, mais qui ne contribuë pas plus à la connoiſſance des Choſes, que ſi l’on diſoit, Un Palefroi eſt un Cheval, ou un Animal qui va l’amble & qui hennit ; car ces deux Propoſitions roulent également ſur la ſignification des Mots, la prémiere ne me faiſant connoître autre choſe, ſinon que le Corps, le ſentiment & le mouvement, ou la puiſſance de ſentir & de ſe mouvoir, ſont trois idées que je comprens toûjours ſous le mot d’Homme, & que je déſigne par ce nom-là ; de ſorte que le nom d’Homme ne ſauroit appartenir aux choſes où ces Idées ne ſe trouvent point enſemble ; comme d’autre part quand on me dit qu’un Palefroi eſt un Animal qui va l’amble & qui hennit, on ne m’apprend par-là autre choſe, ſinon que l’idée de Corps, le ſentiment, & une certaine maniére d’aller avec une certaine eſpèce de voix ſont quelques-unes des Idées que je renferme toûjours ſous le terme de Palefroi, de ſorte que le nom de Palefroi n’appartient point aux choſes où ces Idées ne ſe trouvent point enſemble. Il en eſt juſtement de même, lorſqu’un terme concret qui ſignifie une ou pluſieurs idées ſimples qui compoſent enſemble l’Idée complexe qu’on déſigne par le nom d’Homme eſt affirmé du mot Homme : ſuppoſez par exemple qu’un Romain eût ſignifié par le mot Homo toutes ces idées diſtinctes unies dans un ſeul ſujet, copreitas, ſenſibilitas, potentia ſe movendi, rationabilitas, riſibilitas ; il auroit pu ſans doute affirmer très certainement, & univerſellement du mot Homo une ou pluſieurs de ces idées, ou toutes enſemble, mais par-là il n’auroit dit autre choſe, ſinon que dans ſon Païs le mot Homo comprenoit dans ſa ſignification toutes ces idées. De même un Chevalier de Roman qui par le mot de Palefroi ſignifieroit les idées ſuivantes, un Corps d’une certaine figure, qui a quatre jambes, du ſentiment & du mouvement, qui va l’amble, qui hennit, & eſt accoûtumé à porter une femme ſur ſon dos, pourroit avec autant de certitude affirmer univerſellement une de ces Idées du mot de Palefroi ou toutes enſemble, mais il ne nous enſeigneroit par-là autre choſe ſi ce n’eſt que le mot de Palefroi en termes de Roman ſignifie toutes ces Idées, & ne doit être appliqué à aucune choſe en qui l’une de ces idées ne ſe rencontre pas. Mais ſi quelqu’un me dit que tout Etre en qui le ſentiment, le mouvement, la Raiſon & le rire ſont unis enſemble, a actuellement une notion de Dieu, ou peut être aſſoupi par l’opium, une telle perſonne avance ſans doute une Propoſition inſtructive, parce qu’avoir une notion de Dieu ou être plongé dans le ſommeil par l’opium, étant deux choſes qui ne ſe trouvent pas renfermées dans l’idée que le mot d’Homme ſignifie, nous ſommes inſtruits, par ces Propoſitions, de quelque choſe de plus que de ce que le mot d’Homme ſignifie ſimplement ; & par conſéquent la connoiſſance que ces Propoſitions renferment, eſt plus que verbale.

§. 7.On n’apprend par-là que la ſignification des mots. On doit ſuppoſer qu’avant qu’un homme forme une Propoſition, il entend les termes dont elle eſt compoſée : autrement, il parle comme un Perroquet, ne ſongeant qu’à faire du bruit, & à former certains ſons qu’il a appris de quelque autre, & qu’il prononce après lui, ſans ſavoir pourquoi, & non comme une Créature raiſonnable qui employe ces ſons comme autant de ſignes des idées qu’elle a dans l’Eſprit. Il faut ſuppoſer auſſi que celui qui écoute, entend les termes dans le même ſens que s’en ſert celui qui parle ; ou bien, ſon diſcours n’eſt qu’un vrai jargon, un bruit confus & inintelligible. C’eſt-pourquoi, c’eſt ſe jouer des mots que de faire une Propoſition qui ne contienne rien de plus que ce qui eſt renfermé dans l’un des termes, & qu’on ſuppoſe être déja connu de celui à qui l’on parle, comme, Un Triangle a trois côtez, ou Le ſaffran eſt jaune. Ce qui ne peut être ſouffert que, lorſqu’un homme veut expliquer à un autre les termes dont il ſe ſert, parce qu’il ſuppoſe que la ſignification lui en eſt inconnuë, ou lorſque la perſonne avec qui il s’entretient, lui déclare qu’il ne les entend point : auquel cas il lui enſeigne ſeulement la ſignification de ce mot, & l’uſage de ce ſigne.

§. 8.Et non, aucune connoiſſance réelle. Il y a donc deux ſortes de Propoſitions dont nous pouvons connoître la vérité avec une entiére certitude, l’une eſt de ces Propoſitions frivoles qui ont de la certitude, mais une certitude purement verbale, & qui n’apporte aucune inſtruction dans l’Eſprit. En ſecond lieu, nous pouvons connoître la vérité, & par ce moyen être certains des Propoſitions qui affirment quelque choſe d’une autre qui eſt une conſéquence néceſſaire de ſon idée complexe, mais qui n’y eſt pas renfermée, comme Que l’Angle extérieur de tout Triangle eſt plus grand que l’un des Angles intérieurs oppoſez ; car comme ce rapport de l’Angle extérieur à l’un des Angles intérieurs oppoſez ne fait point partie de l’Idée complexe qui eſt ſignifiée par le mot de Triangle, c’eſt là une vérité réelle qui emporte une connoiſſance réelle & inſtructive.

§. 9.Les Propoſitions générales concernant les Subſtances, ſont ſouvent frivoles. Comme nous n’avons que peu ou point de connoiſſance des Combinaiſons d’Idées ſimples qui exiſtent enſemble dans les Subſtances, que par le moyen de nos Sens, nous ne ſaurions faire ſur leur ſujet aucunes Propoſitions univerſelles, qui ſoient certaines au delà du terme où leurs Eſſences nominales nous conduiſent ; & comme ces Eſſences nominales ne s’étendent qu’à un petit nombre de véritez, très-peu importantes, eu égard à celles qui dépendent de leurs conſtitutions réelles, il arrive de là que les Propoſitions générales qu’on forme ſur les Subſtances, ſont pour la plûpart frivoles, ſi elles ſont certaines ; & que ſi elles ſont inſtructives, elles ſont incertaines, & de telle nature que nous ne pouvons avoir aucune connoiſſance de leur vérité réelle, quelque ſecours que de conſtantes obſervations & l’analogie puiſſe nous fournir pour former des conjectures. D’où il arrive qu’on peut ſouvent rencontrer des diſcours fort clairs & fort ſuivis qui ſe réduiſent pourtant à rien. Car il eſt viſible que les noms des Êtres ſubſtantiels, auſſi bien que les autres étant conſiderez dans toute l’étenduë de la ſignification relative qui leur eſt aſſignée, peuvent être joints, avec beaucoup de vérité, par des Propoſitions affirmatives & negatives, ſelon que leurs Définitions reſpectives les rendent propres à être unis enſemble, & que les Propoſitions, compoſées de ces ſortes de termes, peuvent être déduites l’une de l’autre avec autant de clarté que celles qui fourniſſent à l’Eſprit les véritez les plus réelles ; & tout cela ſans que nous ayions aucune connoiſſance de la nature ou de la réalité des choſes exiſtantes hors de nous. Selon cette méthode, l’on peut faire en paroles des démonſtrations & des Propoſitions indubitables, ſans pourtant avancer par-là le moins du monde dans la connoiſſance de la vérité des choſes : par exemple, celui qui a appris les mots ſuivans, avec leurs ſignifications ordinaires & reſpectives qu’on leur a attaché, Subſtance, homme, animal, forme, ame vegetative, ſenſitive, raiſonnable : peut former pluſieurs Propoſitions indubitables touchant l’Ame ſans ſavoir en aucune maniére ce que l’Ame eſt réellement. Chacun peut voir une infinité de Propoſitions, de raiſonnemens & de concluſions de cette ſorte dans des Livres de Metaphyſique, de Théologie Scholaſtique, & d’une certaine eſpèce de Phyſique dont la lecture ne lui apprendra rien de plus de Dieu, des Eſprits & des Corps, que ce qu’il en ſavoit avant que d’avoir parcouru ces Livres.

§. 10.Et Pourquoi. Celui qui a la liberté de définir, c’eſt-à-dire, de déterminer la ſignification des noms qu’il donne aux Subſtances, (ce que tout homme qui les établit ſignes de ſes propres idées ſait certainement) & qui détermine ces ſignifications au hazard ſur ſes propres imaginations ou ſur celles des autres hommes, & non ſur un ſerieux examen de la nature des choſes mêmes, peut démontrer facilement ces différentes ſignifications l’une à l’égard de l’autre ſelon les différens rapports & les mutuelles relations qu’il a établi entre elles, auquel cas ſoit que les choſes conviennent ou diſconviennent, telles qu’elles ſont en elles-mêmes, il n’a beſoin que de reflêchir ſur ſes propres idées & ſur les noms qu’il leur a impoſé. Mais auſſi par ce moyen il n’augmente pas plus ſa connoiſſance que celui-là augmente ſes richeſſes qui prenant un ſac de jettons, nomme l’un placé dans un certain endroit un Ecu, l’autre placé dans un autre une Livre, & l’autre dans un troiſiéme endroit un Sou ; il peut ſans doute en continuant toûjours de même compter fort exactement, & aſſembler une groſſe ſomme, ſelon que ſes jettons ſeront placez, & qu’ils ſignifieront plus ou moins comme il le trouvera à propos, ſans être pourtant plus riche d’une pite, & ſans ſavoir même combien vaut un Ecu, une Livre ou un Sou, mais ſeulement que l’un eſt contenu trois fois dans l’autre, & contient l’autre vingt fois, ce qu’un homme peut faire auſſi dans la ſignification des Mots en leur donnant plus ou moins d’étenduë conſiderez l’un par rapport à l’autre.

§. 11.III. Employer les Mots en divers ſens, c’eſt ſe jouer ſur des ſons. Mais à l’occaſion les Mots qu’on employe dans les Diſcours & ſurtout dans ceux de Contreverſes, & où l’on diſpute ſelon la méthode établie dans les Ecoles, voici une maniére de ſe jouer des mots qui eſt d’une conſéquence encore plus dangereuſe, & qui nous éloigne beaucoup plus de la certitude que nous eſperons trouver dans les Mots ou à laquelle nous prétendons arriver par leur moyen ; c’eſt que la plûpart des Ecrivains, bien loin de ſonger à nous inſtruire dans la connoiſſance des choſes telles qu’elles ſont en elles-mêmes, employent les mots d’une maniére vague & incertaine, de ſorte que ne tirant pas même de leurs mots des déductions claires & évidentes l’une par rapport à l’autre, en prenant conſtamment les mêmes mots dans la même ſignification, il arrive que leurs diſcours, qui ſans être fort inſtructifs pourroient être du moins ſuivis & faciles à entendre, ne le ſont point du tout ; ce qui ne leur ſeroit pas fort mal-aiſé, s’ils ne trouvoient à propos de couvrir leur ignorance ou leur opiniâtreté ſous l’obſcurité & l’embarras des termes, à quoi peut-être l’inadvertance & une mauvaise habitude contribuent beaucoup à l’égard de pluſieurs perſonnes.

§. 12.Marques des Propoſitions verbales. I. Lorſqu’elles ſont compoſées de deux termes abſtraits affirmez l’un de l’autre. Prémiérement, toutes les Propoſitions où deux termes abſtraits ſont affirmez l’un de l’autre, ne concernent que la ſignification des ſons. Car nulle idée abſtraite ne pouvant être la même, avec aucune autre qu’avec elle-même, lorſque ſon nom abſtrait eſt affirmé d’un autre terme abſtrait, il ne peut ſignifier autre choſe ſi ce n’eſt que cette idée peut ou doit être appellée de ce nom ; ou que ces deux noms ſignifient la même idée. Ainſi, qu’un homme diſe, que l’Epargne eſt Frugalité, que la Gratitude eſt Juſtice, ou que telle ou telle action eſt ou n’eſt pas Temperance ; quelque ſpécieuſes que ces Propoſitions & autres ſemblables paroiſſent du premier coup d’œuil, cependant ſi l’on vient à en preſſer la ſignification & à examiner exactement ce qu’elles contiennent, on trouvera que tout cela n’emporte autre choſe que la ſignification de ces termes.

§. 13.Lorſqu’une partie de la définition eſt affirmée du terme défini. En ſecond lieu, toutes les Propoſitions où une partie de l’idée complexe qu’un certain terme ſignifie, eſt affirmé de ce terme, ſont purement verbales, comme ſi je dis que l’Or eſt un metal ou qu’il eſt peſant. Et ainſi toute Propoſition où les Mots de la plus grande étenduë qu’on appelle Genres ſont affirmez de ceux qui leur ſont ſubordonnez ou qui ont moins d’étenduë, qu’on nomme Eſpèces ou Individus, eſt purement verbale.

Si nous examinons ſur ces deux Règles les Propoſitions qui compoſent les Diſcours écrits ou non écrits, nous trouverons peut-être qu’il y en a beaucoup plus qu’on ne croit communément qui ne roulent que ſur la ſignification des mots, & qui ne renferment rien que l’uſage & l’application de ces ſignes.

En un mot, je croi pouvoir poſer pour une Règle infaillible, Que partout où l’idée qu’un mot ſignifie, n’eſt pas diſtinctement connuë & préſente à l’Eſprit, & où quelque choſe qui n’eſt pas déja contenu dans cette Idée, n’eſt pas affirmé ou nié, dans ce cas-là nos penſées ſont uniquement attachées à des ſons, & n’enferment ni vérité ni fauſſeté réelle. Ce qui, ſi l’on y prenoit bien garde, pourroit peut-être épargner bien de vains amuſemens & des diſputes, & abreger extrêmement la peine que nous prenons, les tours & détours que nous faiſons pour parvenir à une Connoiſſance réelle & véritable.