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Essai sur le Mérite et la Vertu/À mon frère

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Essai sur le Mérite et la Vertu
Principes de la Philosophie morale ou Essai sur le Mérite et la Vertu, traduit de l’anglais, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierŒuvres complètes de Diderot, I (p. 9-10).
À MON FRÈRE


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Oui, mon frère, la religion bien entendue et pratiquée avec un zèle éclairé, ne peut manquer d’élever les vertus morales. Elle s’allie même avec les connaissances naturelles ; et quand elle est solide, les progrès de celles-ci ne l’alarment point pour ses droits. Quelque difficile qu’il soit de discerner les limites qui séparent l’empire de la foi de celui de la raison, le philosophe n’en confond pas les objets : sans aspirer au chimérique honneur de les concilier, en bon citoyen il a pour eux de l’attachement et du respect. Il y a, de la philosophie à l’impiété, aussi loin que de la religion au fanatisme ; mais du fanatisme à la barbarie, il n’y a qu’un pas. Par barbarie, j’entends, comme vous, cette sombre disposition qui rend un homme insensible aux charmes de la nature et de l’art, et aux douceurs de la société. En effet, comment appeler ceux qui mutilèrent les statues qui s’étaient sauvées des ruines de l’ancienne Rome, sinon des barbares ? Et quel autre nom donner à des gens qui, nés avec cet enjoûment qui répand un coloris de finesse sur la raison, et d’aménité sur les vertus, l’ont émoussé, l’ont perdu, et sont parvenus, rare et sublime effort ! jusqu’à fuir comme des monstres ceux qu’il leur est ordonné d’aimer ? Je dirais volontiers que les uns et les autres n’ont connu de la religion que le spectre. Ce qu’il y a de vrai, c’est qu’ils ont eu des terreurs paniques, indignes d’elle ; terreurs qui furent jadis fatales aux lettres, et qui pouvaient le devenir à la religion même. « Il est certain qu’en ces premiers temps, dit Montaigne, que nostre religion commencea de gaigner auctorité avecques les loix, le zele en arma plusieurs contre toutes sortes de livres payens ; de quoy les gens de lettres souffrent une merveilleuse perte ; i’estime que ce desordre ayt plus porté de nuisance aux lettres, que tous les feux des barbares : Cornelius Tacitus en est un bon tesmoing ; car quoique l’empereur Tacitus, son parent, en eust peuplé, par ordonnances expresses, toutes les librairies du monde, toutesfois un seul exemplaire entier n’a pu eschapper la curieuse recherche de ceux qui désiroient l’abolir pour cinq ou six vaines clauses contraires à nostre créance[1]. » Il ne faut pas être grand raisonneur pour s’apercevoir que tous les efforts de l’incrédulité étaient moins à craindre que cette inquisition. L’incrédulité combat les preuves de la religion ; cette inquisition tendait à les anéantir. Encore si le zèle indiscret et bouillant ne s’était manifesté que par la délicatesse gothique des esprits faibles, les fausses alarmes des ignorants, ou les vapeurs de quelques atrabilaires ! Mais rappelez-vous l’histoire de nos troubles civils, et vous verrez la moitié de la nation se baigner, par piété, dans le sang de l’autre moitié, et violer, pour soutenir la cause de Dieu, les premiers sentiments de l’humanité ; comme s’il fallait cesser d’être homme pour se montrer religieux ! La religion et la morale ont des liaisons trop étroites pour qu’on puisse faire contraster leurs principes fondamentaux. Point de vertu sans religion ; point de bonheur sans vertu : ce sont deux vérités que vous trouverez approfondies dans ces réflexions que notre utilité commune m’a fait écrire. Que cette expression ne vous blesse point ; je connais la solidité de votre esprit et la bonté de votre cœur. Ennemi de l’enthousiasme et de la bigoterie, vous n’avez point souffert que l’un se rétrécît par des opinions singulières, ni que l’autre s’épuisât par des affections puériles. Cet ouvrage sera donc, si vous voulez, un antidote destiné à réparer en moi un tempérament affaibli, et à entretenir en vous des forces encore entières. Agréez-le, je vous prie, comme le présent d’un philosophe et le gage de l’amitié d’un frère.

D. D…
  1. Essais, liv. II, chap. xix.