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Essai sur le Mérite et la Vertu/Notice préliminaire

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Essai sur le Mérite et la Vertu
Principes de la Philosophie morale ou Essai sur le Mérite et la Vertu, traduit de l’anglais, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierŒuvres complètes de Diderot, I (p. 5-8).
NOTICE PRÉLIMINAIRE


La première édition de l’Essai sur le mérite et la vertu parut en 1745, Amsterdam (Paris), in-8o ; on a vu dans les Mémoires de Mme de Vandeul par suite de quelle circonstance. L’ouvrage de Shaftesbury venait d’être traduit à peu près sous le même titre : Principes de la philosophie morale ou Essai de M. S… sur le mérite et la vertu, avec des réflexions, Amsterdam, Z. Chatelain, 1744, in-8o, et Quérard attribue cette traduction à un M. Paillet. Celle de Diderot l’emporta et eut seule l’honneur d’être plusieurs fois réimprimée ; en 1751, sous un nouveau titre : Philosophie morale, réduite à ses principes ou Essai, etc., Venise, (Paris) ; en 1772, sous le premier, Amsterdam, in-12 ; en 1780 dans la traduction des Characteristicks of man, de Shaftesbury par Pascal et J.-B. Robinet, Amsterdam et Leipzig, 3 vol. in-8o. Elle avait été placée, en 1773, dans la Collection complète des œuvres philosophiques, littéraires et dramatiques de M. Diderot, Londres, 5 vol. in-8o, avec un autre ouvrage portant le titre de Principes de philosophie morale, qui n’est pas de Diderot, mais d’Étienne Beaumont, lequel l’avait fait paraître à Genève en 1754, ainsi que l’a démontré M. Senebier dans son Histoire littéraire de Genève, t. III, p. 92.

Nous rappelons ce fait parce que les erreurs d’attribution ont beaucoup servi aux ennemis de Diderot pour l’attaquer. Diderot ne signa jamais ses ouvrages, à l’exception de deux, et tout ce qui paraissait d’un peu hardi passait pour être de lui. Il dédaignait le plus souvent de rétablir la vérité et laissait ainsi se perpétuer des erreurs que les bibliographes du commencement de notre siècle ont eu beaucoup de peine à détruire. A.-A. Barbier, l’honnête, le consciencieux et le très savant auteur du Dictionnaire des anonymes, a dû lutter à ce sujet vigoureusement contre La Harpe qui, dès qu’il ne fut plus l’enfant chéri de Voltaire, devint le plus violent et le moins scrupuleux des ennemis des philosophes. Il sortit même à ce propos de ses habitudes de critique modéré pour s’exprimer ainsi dans son Examen de plusieurs assertions hasardées par J.-F.  de La Harpe dans sa Philosophie du XVIIIe siècle.

« Dans le long article consacré à calomnier Diderot et à le peindre des couleurs les plus odieuses et les plus fausses, M. de La Harpe lui attribue trois ouvrages dont il n’est pas l’auteur.

« Au moment où il a composé cet article, dicté par une haine aveugle et par un coupable abus de la confiance de ses lecteurs, il n’existait que des éditions clandestines et imparfaites des Œuvres de Diderot. M. Naigeon a publié en 1798 la seule édition authentique que nous ayions des ouvrages de ce philosophe célèbre…

« Ayant revu son article Diderot en 1799, comme le prouve une note de la page 171 du tome XVI du Cours de littérature, M. de La Harpe devait donc comparer les informes compilations dont il s’était servi, à cette édition authentique…

« On va voir combien la haine et l’envie qui ont si souvent dicté les jugements de M. de La Harpe, ont corrompu, égaré sa raison et dans quelles graves erreurs l’a entraîné la fureur de calomnier un philosophe, qui, à la vérité, estimait peu le talent de M. de La Harpe, mais qui avait eu la bonne foi de louer publiquement le seul de ses nombreux ouvrages dont il fît quelque cas (l’Éloge de Fénélon). »

Les trois ouvrages sur lesquels s’appuie La Harpe pour « calomnier » Diderot sont justement dans cette Collection complète de 1773 ; ce sont les Principes de philosophie morale d’Étienne Beaumont, le Code de la nature de Morelly et la Lettre au P. Berthier sur le matérialisme de l’abbé Coyer. La Harpe est oublié, on ne lit plus son Cours de littérature, mais il nous fallait encore protester contre ses jugements, dont l’influence s’est perpétuée par les Dictionnaires à l’usage de la jeunesse et des gens du monde, dictionnaires qui, à notre époque, sont la principale source de la science de la majorité des lecteurs, des journalistes et même des hommes de lettres.

Le livre de Shaftesbury était intitulé : An inquiry concerning virtue and merit. Il avait paru une première fois en 1699 pendant un voyage de l’auteur en Hollande, où il fréquenta Bayle assidûment, par suite d’une indiscrétion de Toland, un autre philosophe anglais dont d’Holbach n’a pas dédaigné de populariser quelques-unes des productions en France. Il reparut complété en 1713. C’est une œuvre qui appartient entièrement à l’école dite de la philosophie écossaise. En la traduisant Diderot s’est affirmé déiste ou théiste, si l’on veut, la différence est mince. Il n’en faut pas conclure, comme M. de La Harpe, qu’il était alors de mauvaise foi, parce que plus tard il s’est déclaré athée ; on peut seulement supposer que, débutant dans la littérature philosophique, il était encore hésitant et n’avait pas secoué l’influence de la première éducation toute religieuse qu’il avait reçue. Naigeon explique ainsi ce début :

« Le premier des ouvrages de Diderot est une traduction faite à sa manière d’un traité du lord Shaftesbury, auquel il joignit des notes en général plus chrétiennes que philosophiques. Ce moment de ferveur ou plutôt cette espèce de fièvre religieuse ne dura pas longtemps. Il en fut quitte pour quelques accès dont il n’eut aucun ressentiment depuis cette époque. Comme la crise avait été parfaite pour parler un moment la langue des médecins et que toute la matière superstitieuse avait été évacuée, la guérison fut complète et s’annonça même par un symptôme non équivoque, je veux dire par les Pensées philosophiques, qu’il publia un an après l’Essai sur le mérite et la vertu. » (Encyclopédie méthodique ; Philosophie ancienne et moderne, tome II, page 154, article Diderot.)

Naigeon ajoute dans ses Mémoires historiques et philosophiques sur la vie et les ouvrages de Diderot, que le philosophe « eut le courage et la sincérité, également rares, de réfuter plus d’une fois par lui-même, et très-directement, quelques-unes des assertions qui se trouvent dans les notes de cet essai ». Cependant M. Damiron (Mémoires pour servir à l’histoire de la philosophie au xviiie siècle, Paris, 1858) et M. Karl Rosenkranz (Diderot’s Leben und Werke, Leipzig, 1866) ont su retrouver dans les œuvres postérieures de Diderot des preuves qu’il ne fut pas aussi complètement purgé de la matière superstitieuse que le pensait Naigeon et qu’il n’atteignit jamais à la rigidité de principes de son élève et de son éditeur[1]. Nous nous en apercevrons à notre tour.

Nous n’avons donc pas, dans cet écrit, le vrai Diderot, et, pour donner notre opinion sur l’Essai, nous aurions à discuter plutôt Shaftesbury que son traducteur. Or, quoi que dise Voltaire de la hardiesse du philosophe anglais, cette hardiesse n’approche pas de celle que montrera plus tard son disciple ; il nous faut donc nous réserver et renvoyer, pour la biographie de Shaftesbury, ainsi que pour celles de Tindal et de Toland nommés dans le Discours préliminaire, au Dictionnaire de Chauffepié, en ajoutant que M. Cousin (Philosophie écossaise) a discuté les doctrines du premier, que les deux autres ont un peu dépassées.

Malgré ce que Diderot dit lui-même de la liberté de sa traduction, il s’est trouvé des critiques pour lui en reprocher la servilité. Palissot, entre autres, dans ses Petites Lettres sur de grands philosophes (1757), écrivait : « Des savants modestes vont bientôt prouver que l’Essai sur le mérite et la vertu n’est pas, comme on l’a dit, une imitation, mais une traduction servile et fautive de mylord Shaftesbury ». Il est vrai qu’on n’a entendu parler que cette fois-là de ces « savants modestes. »

  1. Une des anecdotes que l’on raconte sur Naigeon prouve à quel point il poussait la conviction. « C’était en 1793 : un jour, au plus fort de la Terreur, il arrive dans une famille qui lui portait un sincère attachement ; il entre, la figure bouleversée, et donnant tous les signes du plus profond désespoir. On accourt, on s’alarme, on l’interroge : qu’y a-t-il, quel malheur le menace ? Point de réponse. Sans doute sa vie est en danger ; … il faut le cacher. Où le mettra-t-on ? « Car vous êtes décrété, lui dit-on, vous êtes sur la liste des victimes ? — Non, c’est bien pis. — Et quoi donc ? — Ce monstre de Robespierre !… il vient de décréter « l’Être suprême. » (Genin, Vie de Diderot.)