Fécondité (Zola)/Livre II/Chapitre III

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Eugène Fasquelle (p. 148-170).


III


Quelques jours plus tard, comme Mathieu s’était oublié un matin près de sa femme, et qu’il se hâtait de se rendre à son bureau, vers neuf heures, en traversant le petit jardin qui séparait le pavillon de la cour de l’usine, il s’y rencontra avec Constance et Maurice, habillés de fourrures, sortant à pied pour une promenade, dans l’air glacé de la belle matinée d’hiver.

Beauchêne, qui les accompagnait jusqu’à la grille, nu-tête, toujours solide et vainqueur, cria gaiement :

— Et fais-le-moi marcher rondement, ce petit bonhomme ! Qu’il respire le grand air ! Il n’y a que ça et la soupe pour faire un homme !

Mathieu s’était arrêté.

— Est-ce qu’il a été de nouveau souffrant ?

— Oh ! non, s’empressa de répondre la mère, très gaie elle aussi, peut-être par un besoin inconscient de se cacher certaines craintes. Seulement le docteur veut qu’il prenne de l’exercice, et le ciel est si beau, ce matin, que nous partons en expédition. C’est amusant ce grand froid.

— Ne prenez pas les quais, cria encore Beauchêne, remontez vers les Invalides… Ah ! il en verra bien d’autres, quand il sera soldat !

Et, lorsque, la mère et l’enfant partis, il rentra dans l’usine avec Mathieu, il ajouta de son air de certitude triomphante, en s’adressant à ce dernier :

— Vous savez qu’il est solide comme un chêne, ce petit. Mais, que voulez-vous ? les femmes s’inquiètent toujours… Moi, vous me voyez, je suis bien tranquille.

Puis, avec un gros rire :

— Quand on n’en a qu’un, on le garde.

Ce matin-là, une heure plus tard, une furieuse dispute qui éclata, dans l’atelier des femmes, entre les deux sœurs Norine et Euphrasie, mit en révolution toute l’usine. Norine, grosse de six mois, avait pu jusque-là cacher cette grossesse, en se serrant à étouffer, dans la crainte d’être battue par son père et de se voir forcée de quitter l’atelier. Mais sa sœur Euphrasie, couchant avec elle, était forcément au courant, et dans l’âpreté de son exécrable caractère, dans la jalousie mauvaise dont elle la poursuivait, elle ne se gênait pas pour lancer des allusions désobligeantes, qui faisaient trembler l’autre, toujours à la veille d’être ainsi vendue. Matin et soir, la belle fille en pleurait toutes les larmes de son corps, d’avoir eu la bêtise de s’être laissé faire cet enfant par un homme qui la lâchait, devant lequel elle n’osait seulement pas bouger, et de se trouver maintenant à la merci de son laideron de sœur, si rageuse, si sèche et si dure. Et l’éclat qu’elle redoutait tant, qu’elle sentait venir, inévitable, se produisit, ce matin-là, à propos de rien, pour une bêtise.

Dans la salle vaste et longue, les petites meules ronflaient, les cinquante et quelques polisseuses se courbaient sur leurs établis lorsqu’un bruit de querelle leur fit lever la tête. D’abord, Euphrasie avait accusé Norine, à demi-voix, de lui avoir pris un morceau de papier de verre.

— Je te dis qu’il était là et que je t’ai vu allonger la main. Puisque je ne le trouve plus, ça ne peut être que toi ; bien sûr.

Norine ne répondait pas, haussait les épaules. Elle n’avait rien pris du tout. Aussi l’autre s’enragea-t-elle, élevant la voix.

— Hier, tu m’avais pris mon huile. Tu me prends tout, tu es une voleuse, oui ! une voleuse, tu entends !

Des voisines s’étaient mises à ricaner, habituées aux querelles des deux sœurs, qui étaient un divertissement pour toutes. Et l’aînée, alors, perdit patience, s’emporta, elle aussi.

— Ah ! tu m’embêtes à la fin ! Ce n’est pas ma faute si, d’être maigre ça te rend insupportable… Qu’est-ce que tu veux que j’en fiche de ton papier ?

Frappée au cœur, Euphrasie devint livide. Sa maigreur, sa laideur chétive, lorsqu’elle se comparait à son aînée, si fraîche et si grasse, était la plaie vive dont elle souffrait. Elle lâcha tout, hors d’elle.

— Dame ! mon papier, si c’est pour t’en frotter le ventre, ca l’empêchera peut-être de grossir davantage.

Une huée, mêlée à des rires, s’éleva de l’atelier entier. À son tour, Norine était devenue très pâle. C’était donc fait, tout le monde allait savoir sa grossesse ! Et c’était à sa terrible cadette qu’elle devait cet irréparable malheur, devant lequel elle frissonnait depuis des semaines ! Elle perdit tout sang-froid, elle lui allongea une gifle. Euphrasie, aussitôt, sauta sur elle, lui laboura le visage à coups de griffes, comme une chatte en fureur. Et il y eut une bataille féroce, les deux sœurs tombées par terre, se dévorant, hurlant, au milieu d’un tel vacarme, que Beauchêne, Mathieu et Morange, dont les bureaux étaient voisins, accoururent.

Des ouvrières criaient :

— Si c’est vrai, tout de même, qu’elle est grosse, l’autre va le lui crever, son enfant.

Mais le plus grand nombre s’amusaient trop pour intervenir, se déclarant contre la malheureuse, par une lâcheté de femmes, qui étaient fières de leur adresse à ne pas se laisser mettre dans un pareil cas. Elles voulaient bien rire, mais des enfants, ah ! non !

« Qu’elles se battent ! ça les regarde. Sûrement qu’elle est grosse, ça se voyait assez, et c’est tant pis pour elle ! »

Les trois hommes se précipitèrent, écartèrent les curieuses, afin de séparer les combattantes. Mais la ruée devenait telle, si chaude, si passionnée, que la présence du patron lui-même n’arrêtait rien. On ne le voyait pas, le tumulte grandissait. Et, pour le dominer, il dut clamer de sa voix de basse-taille :

« Tonnerre ! qu’est-ce que c’est que ça ? Qui est-ce qui m’a fichu de pareilles bougresses ?… Voulez-vous bien finir votre sabbat, ou je vous flanque toutes à la porte ! »

Déjà, Mathieu et Morange s’étaient jetés sur les deux sœurs, en s’efforçant d’arrêter les coups. Mais ce fut la voix tonnante, la menace olympienne de Beauchêne, qui ramena brusquement le calme. Effrayées, domptées, les ouvrières reculèrent, se rassirent sournoisement devant leurs établis ; tandis que Norine et Euphrasie se relevaient haletantes, les cheveux arrachés, les vêtements déchirés, aveuglées encore d’une telle rage, qu’elles reconnaissaient à peine les personnes présentes.

« Vous êtes donc folles ! continuait Beauchêne, avec l’ampleur magistrale de son autorité. A-t-on jamais vu deux sœurs se battre ainsi, comme des portefaix ! Et vous choisissez l’atelier, c’est aux heures du travail que vous vous prenez aux cheveux !… Voyons qu’y a-t-il ? Qu’est-ce qu’il vous arrive ? »

À ce moment, le père Moineaud, que quelque bonne âme avait dû descendre chercher, en lui contant que ses deux filles se dévoraient, là-haut, entra de son air lent et désintéressé d’ouvrier vieillissant, que vingt-cinq années de dur travail engourdissaient déjà. Mais personne ne l’aperçut, et la rageuse Euphrasie, qui lui tournait le dos, obéit à un nouvel accès de colère frénétique sanglotant, craignant d’être punie, désirant s’innocenter, criant dans la face de Norine :

« Oui, je t’ai accusée de m’avoir pris mon papier de verre, et c’est vrai que tu me l’as pris, et je n’ai pas menti en disant que tu pouvais t’en frotter le ventre, si tu ne voulais pas qu’il grossisse davantage ! »

Des rires étouffés coururent de nouveau parmi les ouvrières. Puis, un grand silence se fit. Norine enceinte ! Cette révélation brusque saisit tellement Mathieu, l’emplit d’un tel soupçon, qu’il regarda Beauchêne. Mais celui-ci avait reçu gaillardement le coup, à peine un léger tressaillement, l’ennui d’entendre divulguer, dans des circonstances si imprévues, un fait qui devait forcément devenir public, un jour ou l’autre. Il resta beau et solide, il prit un air très digne, pendant qu’Euphrasie continuait à confondre sa sœur affolée.

« Hein ? ose donc dire que tu n’es pas grosse, sale bête ! Il y a beau temps que je le sais, moi, que tu es grosse… Et tu ne vas pas dire le contraire, n’est-ce pas ? Tenez ! voyez-moi ça ! »

D’un geste violent, elle avait saisi la blouse de Norine, la longue blouse de travail qui avait, jusque-là, permis à celle-ci de dissimuler sa taille et, passant la main dans une déchirure, survenue pendant la bataille, elle fendit la serge d’un bout à l’autre ; de sorte que le ventre de Norine apparut, ce ventre dolent de pauvre fille séduite, qu’elle se désespérait à regarder grossir, qu’elle aurait voulu écraser de toute la force de ses poings. Il n’y avait pas à nier, des agrafes de la robe s’étaient rompues, le ventre s’échappait et débordait. Norine, frissonnante, se couvrit la face, éclata en larmes.

« C’est un scandale, un scandale intolérable ! se hâta de reprendre Beauchêne, en haussant encore la voix. Mademoiselle Euphrasie, je vous ordonne de vous taire, je ne supporterai pas un mot de plus ! »

Il bégayait un peu, car la crainte devait lui venir que cette enragée ne sût l’histoire et ne se mît à la conter tout haut, dans la frénésie où elle était. Mais l’aînée se défiait trop de la cadette pour lui confier ses secrets. Il en eut la sensation, lorsque son regard eut rencontré celui de la misérable fille en larmes, un regard de pauvre être faible, se sentant si humble, si perdu, promettant tout encore, s’il voulait ne pas l’abandonner complètement. Sa tranquille carrure de maître tout-puissant reparut, tandis qu’Euphrasie concluait, de sa petite voix sèche :

« Oh ! moi ! monsieur Beauchêne, je n’ai plus rien à dire. Ça m’étouffait, de savoir ça, et tant pis si papa l’apprend ! »

Le papa, il était resté derrière elle, il venait d’entendre toute la vilaine histoire. Quel guignon, qu’on fût allé le chercher ! C’était un homme qui n’aimait pas les tracas, si las déjà des embêtements du pauvre monde, se disant qu’il aurait beau travailler, qu’il n’arriverait jamais à vaincre les saletés de la vie. Il avait fini par accepter les choses inévitables, n’ignorant pas que les fils et les filles tournaient mal le plus souvent, s’arrangeant un coin de tranquillité, en fermant les yeux. Mais voilà qu’on le forçait de se fâcher ! Et, quand il comprit qu’on l’avait vu, il se montra vraiment très bien, saisi d’une véritable indignation, à être ainsi déshonoré devant le monde. Il se jeta sur Norine, le poing levé, la voix tremblante.

« C’est donc vrai, tu ne dis pas non ?… Ah ! la malheureuse, je la tuerai ! »

De nouveau, Mathieu et Morange intervinrent, arrêtèrent le père, qui cria encore :

« Qu’elle s’en aille, qu’elle s’en aille tout de suite, ou je fais un malheur ! Et qu’elle ne remette pas les pieds chez nous, que je ne la retrouve pas ce soir en rentrant, si elle ne veut pas que je la jette par la fenêtre ! »

Norine, épouvantée, se sauva, sous la malédiction paternelle. Elle renouait ses beaux cheveux, elle ramenait sur elle les lambeaux de sa blouse, et, d’un bond, elle fut à la porte, elle disparut au milieu du silence glacé de l’atelier.

Alors, Beauchêne se fit conciliant.

— Voyons, mon brave Moineaud, calmez-vous, soyez courageux. Après un tel scandale, évidemment, je ne puis pas garder Norine, que son état aurait d’ailleurs forcée à quitter l’atelier… Mais vous savez combien nous vous estimons tous. Ce qui arrive, n’est-ce pas ? ça ne vous empêche pas d’être tout de même un bon ouvrier et un brave homme. 

Moineaud parut très touché.

— Sans doute, monsieur Beauchêne. Seulement, c’est tout de même dur à digérer, une saleté pareille. 

Mais le patron insista.

— Bah ! ce n’est pas votre faute, vous n’êtes pas le coupable… Tenez ! donnez-moi la main. 

Et Beauchêne serra la main de Moineaud, qui s’en alla, très flatté, ému aux larmes. Euphrasie, triomphante, avait repris sa place devant son établi. Toutes les ouvrières, menacées d’un renvoi immédiat, au moindre bruit, travaillaient sans un souffle, le nez sur leurs petites meules.

Mathieu resta tout bouleversé, gardant pour lui ses réflexions, mais hanté de questions nombreuses, dont il n’osait se faire à lui-même les réponses. Il avait suivi des yeux, avec une surprise croissante, Beauchêne qui se retirait majestueusement, en homme de poigne, satisfait d’avoir rétabli l’ordre. Puis, comme, pour retourner à son bureau, il traversait celui de Morange, il eut encore l’étonnement de voir le comptable se laisser tomber sur son fauteuil, d’un air désespéré, gagné presque par les larmes.

« Qu’avez-vous donc, mon ami ? »

Dans l’atelier des femmes, pendant la scène atroce, Morange n’avait pas prononcé un mot ; mais sa pâleur, ses mains tremblantes disaient la part d’émotion qu’il y prenait.

« Ah ! mon cher, murmura-t-il enfin, vous n’avez pas l’idée de l’effet que me produisent ces histoires de grossesse. J’en ai les bras et les jambes cassés. »

Alors, Mathieu se souvint de la confidence désolée que Valérie était venue faire à Marianne, et que celle-ci, le soir même, lui avait répétée. Le pauvre homme le navrait, à ce point anéanti sous la menace d’un second enfant, et, malgré son étonnement qu’on pût tant souffrir d’une si joyeuse et vivante espérance, il voulut le réconforter.

« Oui, je sais, ma femme m’a dit la nouvelle que lui a donne la vôtre. Vous n’avez plus de doute, la chose est donc certaine ?

— Oh ! mon cher, tout à fait certaine. C’est notre ruine, comment pourrais-je maintenant quitter l’usine et tenter la fortune au Crédit national, en y acceptant d’abord une situation moindre ? Nous voilà pour toujours dans la crotte, comme le dit ma pauvre femme… Elle pleure du matin au soir. Ce matin encore, je l’ai laissée dans les larmes, et ça me retourne le cœur. Moi, j’en aurais déjà pris mon parti, mais elle m’a rendu ambitieux pour elle, en mettant si haut sa confiance en moi, que je souffre de ne pouvoir lui donner le luxe et les plaisirs qu’elle désire tant… Puis, il y a notre petite Reine. Comment la doter, comment la marier, cette chère enfant, si intelligente, si gentille, digne d’un prince ?… Voyez-vous, je n’en dors plus la nuit, ma femme est toujours à me répéter des choses qui me roulent dans le cerveau, à ce point que je ne sais plus si j’existe. »

Et le pauvre homme, si tendre, de cœur si faible et de volonté si médiocre, eut un geste éperdu, comme pour dire son égarement, sous l’entêtement d’ambition, sous le besoin exaspéré de fortune, dont sa femme le torturait.

« Bah ! tout s’arrange, dit obligeamment Mathieu. Vous l’adorerez, ce petit. »

Morange se récria, l’air terrifié.

« Non, non ! ne dites pas ça ! Ah ! bien ! si Valérie vous entendait, elle croirait que vous allez lui porter malheur… Elle ne veut pas admettre qu’il vienne. »

Puis, baissant la voix, comme si quelqu’un eût pu l’entendre, il ajouta avec un frisson de mystère :

« Vous savez que je ne suis pas sans crainte. Elle est capable d’un malheur, dans son égarement. »

Mais il s’arrêta, craignant d’avoir trop parlé. Depuis le matin, après les discussions et les larmes de la nuit entière, passée à se débattre dans l’alcôve obscure, cette chose affreuse le hantait. N’était-il pas déjà décidé lui-même ?

« Que voulez-vous dire ? demanda Mathieu.

— Rien, des folies de femme… Enfin, mon cher ami, vous voyez devant vous l’homme le plus malheureux de la terre. Les gens qui cassent des cailloux sur les chemins me font envie. »

Deux grosses larmes coulèrent sur ses joues. Il y eut un silence pénible. Il se calma, il reprit, en revenant à Norine, sans la nommer :

« Et cette fille, je vous demande un peu ! en voilà encore une qu’y avait bien besoin d’un enfant ! On dirait une malédiction c’est toujours celles qui n’en veulent pas qui en font. Maintenant, elle est à la rue : pas d’argent, pas de pain, pas de travail, personne pour l’aider ; et un mioche qui pousse… Tout à l’heure, j’en aurais pleuré de la voir, avec son pauvre ventre. Et le patron qui la flanque dehors. Il n’y a vraiment pas de justice. »

Mathieu eut un soupçon.

— Peut-être que le père de l’enfant finira par venir à son secours.

— Oh  ! croyez-vous  ? répondit le comptable, souriant d’un air triste qui en avouait long. Moi, je ne veux rien dire, je n’ai pas à m’en mêler. Mais, naturellement, on a des yeux, on tombe parfois sur des histoires qu’on aurait préféré ne pas connaître… Tout cela est bien vilain. La faute en est à la nature, qui a si mal arrangé les choses : un enfant tout de suite, pour une minute de plaisir, dont on a la bêtise de ne pas savoir se passer. Vraiment, ça gâte l’existence.

Et Morange, avec un geste de philosophe désenchanté, se remit plein d’accablement, à sa besogne de comptable ; tandis que Mathieu regagnait enfin son bureau.

L’après-midi, quelques heures plus tard, au retour du déjeuner comme il s’y trouvait seul, absorbé dans le croquis d’une semeuse nouvelle, il tressaillit, en entendant tout d’un coup derrière lui une toux légère. C’était une fillette d’environ douze ans, qui avait dû entrer, puis refermer la porte sans bruit, et qui se tenait là, depuis longtemps peut-être, avant d’oser lui adresser la parole.

— Qui es-tu  ? Que me veux-tu  ?

Elle ne se troubla pas, eut un discret sourire.

— Maman m’envoie pour vous dire que vous seriez bien bon, si vous vouliez descendre un instant.

— Mais qui es-tu  ?

— Je suis la petite Cécile.

— Cécile Moineaud  ?

— Oui, monsieur.

Mathieu comprit. Il devait s’agir de la déplorable histoire de Norine.

— Et où m’attend-elle, ta maman ?

— Elle vous attend dehors, dans une rue, là-bas derrière… Et elle m’a bien dit de vous dire que, si vous ne venize pas, ce serait un grand malheur pour tout le monde.

Il la regardait, trop grande, poussée trop vite, avec ses cheveux incolores, le visage déjà effacé, résigné, comme celui de sa mère, grelottant dans sa mince petite robe et sous le fichu qui lui enveloppait la tête. Une commisération pitoyable lui vint, il lui dit de marcher devant ; et la fillette se glissa dans le corridor, descendit l’escalier, avec la souplesse de furet, les précautions malicieuses, qu’elle avait dû mettre à s’introduire. Puis, à la porte de l’usine il aperçut une autre gamine, de huit ans au plus, celle-ci, qui attendait, et qui marcha devant eux, après un coup d’œil d’intelligence.

— Qui est-ce encore, celle-ci ?

— C’est ma petite sœur Irma.

— Qu’est-ce qu’elle faisait à la porte ? Pourquoi n’êtes-vous pas montées ensemble ?

— Tiens ! elle guettait voir si l’on ne nous mouchardait pas. Nous connaissons bien l’usine, maman sait que nous ne sommes pas des bêtes.

Et, le quittant, courant rejoindre Irma, qui, elle, était une jolie fille, blonde comme Norine, mais en plus grêle, l’air fin et maladif :

— C’est pas la peine qu’on nous voie marcher ensemble… Vous n’avez qu’à nous suivre, monsieur.

Alors, il les suivit. Elles s’en allaient, à vingt mètres, d’un pas nonchalant de vauriennes qui font l’école buissonnière. Ce n’était pourtant pas un jour à s’attarder dehors, car le soleil s’était caché, un vent glacial soufflait, enfilait les longues rues, droites et désertes, en soulevant la poussière de gelée dont le pavé était blanc. Par ces grands froids d’hiver, ce quartier de travail tombait à une morne tristesse. Aux deux bords des larges voies, le long des murs gris interminables, on n’entendait plus sortir des usines closes que les souffles réguliers des jets de vapeur, comme des râles sans fin d’effort et de souffrance. Et c’était dans cette solitude désolée, à l’angle de deux rues, comme pour surveiller les approches, que la mère et la fille attendaient, debout sur le trottoir, dans le vent glacé qui les fouettait, grelottantes toutes les deux, la vieille en bonnet noir, la jeune la tête enveloppée d’un fichu de laine rouge.

Quand elle aperçut Mathieu, Norine se remit à pleurer. Son frais et joli visage de lait, si gai, si effronté d’habitude, était massacré par les larmes. Elle devait exagérer un peu son désespoir pour se rendre intéressante.

« Ah ! monsieur, gémit dolemment la mère, que vous êtes bon d’être venu ! Nous n’avons plus d’espérance qu’en vous.

Avant de s’expliquer, elle se tourna vers les petites, Irma et Cécile, qui s’étaient plantées déjà près de leur grande sœur, désireuses d’entendre ce qu’on allait dire, la curiosité très échauffée par toute cette aventure.

« Vous deux, courez vous mettre en avant, l’une dans cette rue, l’autre dans celle-ci, et vous guetterez, et vous m’avertirez, si vous voyez venir quelqu’un. »

Mais les fillettes ne bougèrent pas, sans que la mère, d’ailleurs, s’occupât d’elles davantage. Elles restèrent, les yeux luisants, écoutant de toutes leurs oreilles.

« Vous savez, monsieur, reprit la Moineaude, le malheur qui nous arrive. Comme si nous n’avions pas déjà assez de tourments !… Qu’est-ce que nous allons devenir, mon Dieu ?

À son tour, elle se mit à pleurer, les larmes lui coupèrent la voix. Et Mathieu, qui ne l’avait pas vue depuis plus d’un an, la trouvait vieillie, une très vieille femme à quarante-trois ans à peine, détruite par ses grossesses successives, pendant lesquelles elle se tuait de travail, et dont elle se relevait sans prudence, sans soins d’aucune sorte, avec des cheveux et des dents en moins. Si, en bonne âme docile, elle se résignait, la face grise, usée avant l’âge, elle se plaisait pourtant à se consoler en étalant ses malheurs ; et, un moment, elle oublia l’accident de sa fille aînée, qui comblait la mesure, pour énumérer tous les coups qui l’avaient frappée depuis six mois.

— C’est vrai qu’on a fini par nous prendre Victor à l’usine, quand il a eu seize ans. Et ça nous a soulagés, car, lorsqu’on est huit dans une maison, un de plus qui gagne sa vie, c’est quelque chose. Mais il y en a toujours trois qui ne fichent rien, ces deux gamines-là et mon dernier, le petit Alfred, dont je me serais si volontiers passée. Avec ça, il est souvent malade, j’ai failli le perdre, ce qui aurait peut-être mieux valu pour lui et pour nous. Sans compter qu’Irma aussi, la mioche que vous voyez, n’est guère solide, et ça coûte chez le pharmacien… Je ne parle pas de la mort d’Eugène, notre aîné, qui était soldat aux colonies. Vous l’avez connu à l’usine n’est-ce pas ? avant son départ pour le service. L’autre matin, un papier du gouvernement nous a fait savoir que la dysenterie l’avait emporté. Faites donc des enfants, pour qu’on vous les tue, sans qu’on puisse les embrasser encore une fois, et sans qu’on sache seulement où ils sont dans la terre ! »

Un sanglot de Norine vint la rappeler à la situation présente.

— Oui, oui j’y arrive… Ah ! faire des enfants, monsieur, heureusement que c’est une histoire finie pour moi ! J’en ai eu mon compte et c’est le seul grand bonheur que j’attendais, si tôt vieille à mon âge, de n’être plus une femme. Comme ça, mon pauvre Moineaud peut s’amuser tant qu’il veut ; puisque, maintenant, ça ne tire pas à conséquence.

Le vent soufflait, le froid était si intense, que Mathieu sentait ses moustaches se hérisser de petit glaçons. Il voulut couper court.

— Vos fillettes vont prendre du mal. Que désirez-vous, voyons ?

— Hélas ! monsieur, c’est pour le malheur de Norine, vous savez bien. Il ne nous manquait plus que cette abomination. Elle m’a tout raconté, elle n’a que moi qui la soutienne un peu ; car je vous demande à quoi ça nous avancerait, si je tombais sur elle à coups de bâton ?… Alors, que va-t-elle devenir, maintenant que Moineaud l’a chassée, en menaçant de la tuer, s’il la retrouvait chez nous ? Il n’est pas méchant, Moineaud, mais il faut comprendre qu’il ne peut vraiment pas accepter devant le monde une honte pareille. Des enfants, n’est-ce pas ? on les fait sans y songer, puis ça pousse, on les aime bien tout de même ; encore des garçons, c’est comme des oiseaux, va où tu veux, fais ce qu’il te plaît, dès que tu es sorti du nid ; seulement des filles, ça vous vexe trop, quand on s’aperçoit qu’elles tournent mal… Moineaud n’est pas content, il parle de tout casser, c’est bien naturel. »

Mathieu approuvait de la tête. Il y avait là la commune histoire des ménages ouvriers à famille nombreuse : le père, bon homme au fond, ne s’inquiétant guère de la nichée débordante ; la mère, trop occupée, ne pouvant surveiller son petit monde ; l’inconduite fatale, le réveil de colère des parents, lorsque la faute est commise ; et le tout aboutissant à la dispersion de la famille, à de la vie sociale misérablement gâchée et perdue.

Lasse de voir que la mission, dont elle avait chargé sa mère, traînait si longtemps, Norine pleurnicha plus haut, murmura entre deux soupirs :

— Dis donc à monsieur que je t’ai tout raconté. 

Enfin, la Moineaude dut aborder le terrible sujet. Elle baissa la voix.

— Oui, monsieur, Norine m’a explique que vous étiez la seule personne qui pouvait quelque chose pour nous, parce que vous l’aviez vue, un soir, avec le père de son enfant, et que vous vous trouviez par conséquent à même de témoigner qu’elle ne ment pas… Vous comprenez pourquoi Moineaud ne doit pas être mis là-dedans. Nous ne lui dirons jamais le nom ; et, le jour où un hasard le lui apprendrait, je serais la première à le supplier d’agir comme s’il ne le savait pas : voilà des années, et des années, qu’il est à l’usine, ce serait la fin de tout s’il était forcé de la quitter… Vous voyez donc bien que nous ne voulons pas faire de bruit. Ni ma fille ni moi, n’irons raconter l’histoire, car nous n’aurions certainement rien à y gagner. Mais, tout de même, Norine ne peut pas rester dans la rue, le père de son enfant n’aura pas le mauvais cœur de l’y laisser ainsi. Et c’est vous, monsieur, que nous supplions de lui parler, d’obtenir de lui le secours qu’il ne refuserait pas à un chien perdu, s’il en rencontrait un sur le pavé, par un temps pareil.

Elle tremblait, d’une humilité de pauvre femme, si terrorisée par sa vie de misère, qu’elle restait éperdue de son audace, en osant accuser ainsi un puissant personnage, dont dépendait le sort de tous les siens. Brusquement, ayant aperçu les deux petites, Irma et Cécile, qui l’écoutaient, d’un air d’avide intérêt, elle se soulagea sur elles.

— Qu’est-ce que vous fichez là ? Je vous avais dit d’aller voir dans les deux rues… Houp ! déguerpissez ! les enfants ne doivent jamais écouter les grandes personnes.

Tranquillement, les fillettes s’entêtèrent. Elles s’amusaient trop, elles ne firent même pas mine de se reculer ; et, de nouveau, la mère les oublia.

Très touché, Mathieu hésitait pourtant. Il prévoyait trop bien ce que Beauchêne allait lui répondre. Aussi chercha-t-il des excuses, pour expliquer son refus d’intervenir.

— Ma pauvre femme, vous vous trompez sur mon pouvoir. Je crains tellement d’échouer…

Mais Norine ne lui laissa pas finir la phrase. Elle vit qu’elle devait s’en mêler. Elle ne pleurait plus, elle s’anima peu à peu.

— Écoutez, maman ne vous dit pas ce qu’elle avait à vous dire… Enfin, ce n’est pas moi qui l’ai poursuivi, le monsieur que vous savez. C’est lui qui a couru après moi, qui n’a pas eu de cesse, tant que je n’ai pas consenti à ce qu’il voulait. Et, maintenant, il me plante là, comme s’il ne me connaissait seulement pas ! Pourtant, si j’étais méchante, je pourrais lui causer de gros embêtements… Je suis une honnête fille, je jure bien qu’avant de faire la bêtise d’aller avec lui…

Elle fut sur le point de mentir, en disant que Beauchêne l’avait eue vierge. Mais elle dut voir, dans les yeux de Mathieu, qu’il était renseigné ; et elle jugea prudent de ne pas insister devant sa mère, à qui elle n’avait pas senti le besoin d’avouer la première faute. Il n’y avait là que l’habituelle histoire des jolies ouvrières comme elle, ayant l’éducation de l’atelier et de la rue, corrompues à douze ans, sachant tout, mais se gardant par calcul, par la juste connaissance de ce qu’elles valent. Elle, très rusée sous son apparente étourderie avait attendu longtemps une occasion pas trop bête. Puis, ainsi que tant d’autres, un beau jour d’oubli, elle s’était donnée pour rien à un camarade, qui avait filé le soir même. C’était cette sottise à réparer qui l’avait plus tard jetée aux bras du patron millionnaire, en fille intelligente du pavé parisien, désireuse à son tour de monter d’un échelon, de mordre aux jouissances supérieures, au luxe qu’elle dévorait des yeux, dans les magasins des grands quartiers. Seulement, elle avait trouvé en Beauchêne un jouisseur, d’un égoïsme si total, d’une si magistrale inconscience devant ce qui n’était pas son intérêt ou son plaisir, qu’elle sortait de l’aventure dupée, volée de la plus indigne façon, ayant tout donné d’elle, son amusante jeunesse, sa fraîcheur savoureuse sa chair de lait, vrai régal de printemps, et n’en ayant guère tiré d’autre bénéfice que cet enfant désastreux, le dénouement naturel dont les filles restent anéanties, comme sous l’imprévu de quelque coup de foudre.

— Enfin, reprit-elle désespérée, il n’osera pas dire, peut-être, que le petit n’est pas de lui. Ce serait un fier menteur. Il n’a qu’à se rappeler les dates, c’est aussi clair que le soleil. J’ai fait mes calculs moi, je lui prouverai la chose, quand il voudra… Vous pensez monsieur, que je ne suis pas capable de faire un mensonge sur une chose si grave. Eh bien ! je vous jure que je n’ai vu personne autre que lui, il est le père de l’enfant, aussi vrai que maman est là à m’entendre. Vous entendez, je le jure, je le jurerais encore, la tête sous la guillotine… Dites-lui ça, monsieur, dites-lui ça, et nous verrons s’il aura le cœur de me laisser dans la rue. »

L’accent était si sincère, si profond, que Mathieu fut convaincu. Elle ne mentait certainement pas. Maintenant, c’était la mère qui pleurait, à petits sanglots continus ; et les deux fillettes elles-mêmes, gagnées par l’émotion de la scène, se lamentaient, se barbouillaient la figure de leurs larmes. Il en eut le cœur bouleversé, et il céda.

« Mon Dieu ! je veux bien tenter un effort, mais je ne vous promets pas le succès… Je vous ferai savoir ce que j’aurai pu obtenir. »

Déjà, la mère et la fille lui avaient pris les mains, voulaient les lui baiser. Il fut convenu que Norine irait coucher le soir chez une amie, en attendant qu’on décidât de son sort. Et, dans la rue déserte, où l’on n’entendait que le souffle haletant des usines voisines, le terrible vent de neige soufflait plus glacial, flagellait les quatre misérables créatures, qui grelottaient de froid sous leurs minces robes de pauvre. Elles s’en allèrent, la face rougie, les mains mordues par l’onglée, comme emportées dans le grand frisson impitoyable de l’hiver. Et il les regarda qui disparaissaient les trois filles dolentes, serrées autour de la mère en larmes.

Quand Mathieu revint à l’usine, il regrettait de s’être engagé dans la crainte de n’avoir donné que des illusions à ces tristes femmes. Comment allait-il s’y prendre ? Qu’allait-il dire ? Et le hasard voulut que, comme il rentrait dans son bureau, il y trouvât Beauchêne qui, désireux d’avoir un renseignement sur un projet de machine, l’y attendait.

— Où étiez-vous donc, mon cher ? Voici un quart d’heure que je vous fais chercher partout.

Mathieu cherchait un prétexte pour s’excuser, lorsqu’il eut la pensée de saisir l’occasion et de brusquer les choses, en disant la vérité. Et il fit cela bravement, il conta comment les fillettes l’étaient venues chercher, puis quelle conversation il avait eue avec Norine et sa mère, à l’instant même.

— Enfin, mon chère Alexandre, ne m’en veuillez pas, d’intervenir ainsi dans cette affaire. Les circonstances me paraissent assez graves, pour que je passe par-dessus l’ennui de vous contrarier. Encore ne vous aurais-je rien dit, si vous ne m’aviez fait certaines confidences.

Beauchêne avait écouté, saisi d’abord, envahi par une colère sourde, qui gonflait son visage d’un flot de sang. Il étouffait, il serrait les poings, comme s’il allait tout casser. Puis, il affecta d’être pris d’une hilarité irrésistible, d’une gaieté méprisante, dont l’éclat sonnait faux.

— Mais, mon bon ami, c’est simplement du chantage… De quoi vous mêlez-vous, là ! Je ne vous croyait vraiment pas si naïf, et l’on vous fait jouer un joli rôle… Alors la mère et les petites sœurs elles-mêmes se mettent de la partie ? C’est complet, ça devient comique… Et, n’est-ce pas ? on vous a chargé de l’ultimatum ! Il faut que je reconnaisse l’enfant, ou bien on me causera des embêtements… Non, non c’est vraiment monumental !

Il s’était mis à marcher de long en large, pouffant, criant, très ennuyé au fond, vexé surtout qu’un accident d’un tel ridicule pût lui arriver, à lui, si malin. Brusquement, il s’arrêta.

— Voyons, c’est une plaisanterie ! Dites-moi, vous qui n’êtes pas en somme une bête, est-ce que vous accepteriez une paternité pareille ? Une fille qui a couché, l’année dernière, avec un garçon de marchand de vin ! Une fille qui, depuis ce temps, doit faire la plus sale des noces ! Enfin, je n’ai eu qu’à la ramasser. On en trouve à la pelle dans les rues.

Et, comme Mathieu voulait l’interrompre pour protester, pour dire sa conviction que la misérable fille ne mentait pas, il lui ferma violemment la bouche.

— Non, non, taisez-vous, écoutez-moi… Je suis certain entendez bien ? certain d’avoir pris toutes mes précautions. Et ça me connaît, mon brave. Ce serait malheureux, vraiment, que, réussissant à éviter un tel désastre avec ma femme, j’aille me conduire avec une maîtresse en collégien qui ne sait pas le truc. Ma main au feu, ce petit-là peut chercher un autre père !

Pourtant il ne devait pas avoir une certitude si solide, car il se lança dans une discussion des dates. Il s’embrouilla, se contredit, fut convaincu de mensonge. La vérité était que l’enfant ne pouvait être du premier soir, le soir où il avait fait sa confidence, avant de rejoindre l’ouvrière, à l’angle de la rue de Caumartin. Mais il l’avait revue souvent ensuite, pris d’une frénésie de désir, pendant trois ou quatre mois, jusqu’au jour où, devant l’évidence de sa grossesse, il s’était dégoûté d’elle, la trouvant gâtée et gênante, ayant hâte peut-être aussi de rompre, afin de fuir toute responsabilité. Maintenant, il la dépréciait, la disait un simple déjeuner de soleil, avec sa beauté du diable, comme s’il n’avait plus compris sa bêtise d’être descendu à un caprice pareil.

Le patron reparut, vaniteux, autoritaire, dans ce cri de superbe inconscience :

—« Coucher avec une de ses ouvrières passe encore, et c’est déjà très bête ; mais avoir un enfant avec elle, ah ! non, non, c’est trop idiot, on se ficherait de moi, je serais coulé ! »

Il n’en était plus cependant aux violentes affirmations ; et, inquiet de voir Mathieu se taire, attendre qu’il eût usé son premier emportement, pour plaider en faveur de la triste Norine, il s’effraya de ce silence, il se laissa tomber sur une chaise, soufflant, grondant.

—« Et puis, admettons encore la chose, je veux bien un instant que je me sois oublié. Ça, c’est vrai : quand on a dîné gaiement, des fois, on ne sait plus ce qu’on fait. Mais, même dans ce cas, est-ce que ça suffit pour que cette coureuse me mette son enfant sur le dos ? Un enfant ! mais ça la regarde, tant pis pour elle ! C’est le risque du métier… Qui me dit qu’à cette époque elle n’a pas vu deux ou trois hommes par semaine ? Allez donc vous reconnaître là-dedans ! Sûrement, elle-même ne sait pas de quel monsieur il est ce beau cadeau. Alors, moi, bonne bête, comme je suis là, comme elle a un prétexte pour me fourrer dans l’affaire, elle organise sa petite histoire. Un homme riche, un patron qui reculera devant le scandale, on en tirera une fortune… Du chantage, mon ami, du chantage, et pas autre chose ! »

Un gros silence régna. Mathieu s’était mis à marcher à son tour, dans le bureau, qu’un grand poêle de faïence chauffait fortement. Il attendit encore avant de parler, tandis que, sous le plancher frémissant, on entendait le branle continu de l’usine en travail. Et il dit enfin ce qu’il avait à dire, le plus simplement du monde : sa conviction que Norine ne mentait pas, les détails qu’elle lui avait donnés, les larmes des deux pauvres femmes, l’abominable dureté qu’il y aurait à laisser cette malheureuse dans la rue. En supposant même que l’enfant ne fût pas de lui, elle n’en avait pas moins été sa maîtresse, il ne pouvait refuser de la secourir, maintenant qu’elle était en un si pitoyable abandon.

« Vous vous dites plus mauvais homme que vous n’êtes, vraiment je suis convaincu que vous allez réfléchir et que vous ferez le nécessaire. Un galant homme comme vous se conduit proprement, que diable !

— Mais, si je fais quelque chose, cria Beauchêne combattu, angoissé, on va raconter partout que l’enfant est bien de moi. C’est alors qu’elle aura beau jeu pour me le mettre sur le dos. »

De nouveau, le silence régna, on entendit le jet strident d’un tuyau qui lâchait de la vapeur, au fond de la cour. Puis, il reprit avec gêne, après une hésitation : « Est-ce qu’elle menace de faire du bruit ?… J’ai craint un moment qu’elle n’allât trouver ma femme. Ce serait rudement ennuyeux. »

Mathieu retint un sourire. Il sentit qu’il avait cause gagnée.

« Dame ! on ne sait jamais… Elle n’est certainement pas méchante. Seulement, quand on pousse les femmes à bout, elles deviennent capables des pires folies… Et, d’ailleurs, elle n’a eu aucune exigence, elle ne m’a pas même expliqué ce qu’elle demandait, si ce n’est, qu’elle ne pouvait rester sur le trottoir, par un temps pareil, puisque son père l’a chassée… Moi, si vous voulez mon avis. j’ai pensé qu’on devrait, dès demain, la mettre en pension chez une sage-femme. Puisqu’elle est enceinte de six mois, ça vous ferait quatre ou cinq mois à payer, un billet de cinq cents francs en chiffre rond. Ce serait très bien. » Beauchêne se leva d’un brusque mouvement, alla jusqu’à la fenêtre, puis, revenant :

« Je n’ai pas mauvais cœur, vous me connaissez, n’est-ce pas ? Et ce n’est pas cinq cents francs de plus ou de moins qui me gêneront. Si je me suis mis en colère, c’est que l’idée seule d’être volé me jette hors de moi… Mais, du moment qu’il s’agit d’une œuvre de charité, oh ! mon Dieu ! faites. À une condition, pourtant : je ne me mêlerai de rien, je ne veux pas même savoir ce que vous allez faire. Choisissez une sage-femme, installez la demoiselle où il vous plaira, je paierai simplement la note. Bonjour, bonsoir. »

Il poussa un grand soupir, soulagé, sauvé du mauvais cas, dont il refusait de confesser l’ennui. Et il redevint supérieur, beau et victorieux, en homme certain de gagner toutes les batailles de la vie. Même il plaisanta : cette Norine, il ne lui en voulait pas au fond, car il n’avait jamais vu de peau pareille à la sienne, un vrai satin, une fraîcheur de rose, et elle s’était punie la première, avec cet enfant de malheur, qui l’avait déjà gâtée, à ne pas la reconnaître. Puis, faisant preuve d’une parfaite liberté d’esprit, il discuta le projet de machine sur lequel il était venu chercher un renseignement, il montra pour ses intérêts de patron une intelligence vive, une âpreté extraordinaire.

Déjà, il s’en était allé, lorsqu’il reparut, rouvrant la porte, répétant :

« Dites surtout ma condition formelle… L’enfant, c’est bien convenu, je ne veux pas même savoir s’il y en a un. Qu’on en fasse ce qu’on voudra, mais qu’on ne m’en parle jamais. »

Le soir même, il y eut chez les Beauchêne une terrible alerte. Le petit Maurice, comme on allait se mettre à table, tomba sur le parquet, pris d’une syncope. L’évanouissement dura près d’un quart d’heure ; et les parents affolés crièrent, se querellèrent, en s’accusant mutuellement d’avoir forcé l’enfant à sortir le matin par une gelée pareille : c’était évidemment cette promenade imbécile qui l’avait glacé, ils le disaient du moins, afin de calmer leur inquiétude. Constance, surtout, pendant qu’elle tenait son fils entre ses bras, le vit mort. Pour la première fois, le frisson terrible passait, elle se dit qu’il pouvait mourir. La mère, en elle, eut un déchirement au cœur, une telle douleur atroce, que son ardente maternité lui fut presque une révélation. Mais la femme ambitieuse, celle qui rêvait la royauté par ce fils, l’unique héritier, le prince futur de la fortune amassée, décuplée, souffrit aussi horriblement. Si elle le perdait, elle n’aurait donc plus d’enfant ? Et pourquoi n’en avait-elle pas un autre ? Et quelle était cette obstination imprudente à refuser, par tous les moyens, d’en avoir un autre ? Ce regret la traversa comme d’un éclair fulgurant, elle en sentit l’irréparable brûlure, jusqu’au fond de sa chair. Cependant Maurice était revenu à lui, il mangea même avec assez d’appétit. Beauchêne, tout de suite, s’était remis à hausser les épaules, en plaisantant les terreurs déraisonnables des femmes. Les jours suivants, Constance elle-même n’y pensa plus.