Fécondité (Zola)/Livre II/Chapitre IV

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Eugène Fasquelle (p. 171-193).


Le lendemain, lorsque Mathieu s’occupa de remplir la mission délicate dont il s’était chargé, il se souvint des deux sages-femmes dont il avait entendu prononcer les noms, au déjeuner des Séguin par Céleste, la femme de chambre. Il écarta d’abord Mme Bouche dont cette fille avait si singulièrement parlé, disant qu’avec elle « ça ne traînait pas », et qu’elle y mettait une « vraie complaisance ». Mais il voulut se renseigner sur Mme Bourdieu, la sage-femme qui occupant toute une petite maison de la rue de Miromesnil, y prenait des pensionnaires. Et il crut se rappeler que cette dernière avait autrefois, lorsqu’elle débutait, accouché Mme Morange de sa fille Reine, ce qui lui donna l’idée de questionner Morange, avant tout.

Celui-ci, au travail déjà, dans son bureau, parut se troubler, dès la première question.

— « Oui, c’est une amie qui avait indiqué Mme Bourdieu à ma femme… Mais pourquoi me demandez-vous cela ? »

Et il le regardait, angoissé, comme si ce nom de Mme Bourdieu tombait en coup de foudre dans ses préoccupations, ainsi qu’une brusque surprise de flagrant délit. Cela peut-être venait-il même de préciser en lui quelque hantise obscure, tout ce qu’il roulait de douloureux, sans pouvoir encore prendre un parti. Et il en resta un instant un peu pâle, les lèvres tremblantes. Puis, un aveu involontaire lui échappa, lorsqu’il comprit, sur un mot de Mathieu, qu’il s’agissait de placer Norine.

« Justement, ma femme me parlait de Mme Bourdieu, ce matin… Oui, je ne sais plus comment cela est venu. Vous comprenez, il y a si longtemps, nous ne pouvons pas donner des renseignements précis. Mais il paraît qu’elle a très bien fait son affaire et qu’elle est à la tête, aujourd’hui, d’une excellente maison… Voyez vous, vous trouverez sans doute là ce qu’il vous faut. »

Mathieu suivit ce conseil. Pourtant, comme on l’avait averti que la pension était chère, chez Mme Bourdieu, il revint sur ses préventions et se rendit d’abord dans le bas de la rue du Rocher, pour se renseigner directement au sujet de Mme Rouche. Le seul aspect de la maison le glaça : une maison noire du vieux Paris, à l’endroit où dévale en pente raide, et dont l’allée obscure et puante conduisait à une étroite cour, sur laquelle donnaient les quelques pièces misérables occupées par la sage-femme. Cela sentait l’égout et le crime. Au-dessus de l’allée, un louche écriteau, une enseigne jaune portait simplement en grosses lettres le nom de Mme Rouche. Quand il eut sonné, une bonne au tablier sale l’introduisit dans un petit salon d’hôtel meublé, empoisonné d’une odeur de cuisine ; et tout de suite il se trouva en présence d’une dame de trente-cinq ou trente-six ans, vêtue de noir, personne sèche, au teint de plomb, aux rares cheveux incolores, dont le grand nez tenait tout le visage. Avec sa parole lente et basse, ses gestes de chatte prudente, son continuel sourire de miel gâté, elle lui donna l’impression d’une terrible femme, l’étouffement sans violence, le coup de pouce silencieux rejetant au néant la vie qui n’est pas encore. D’ailleurs, elle lui dit qu’elle prenait seulement des pensionnaires huit ou dix jours avant les couches, n’ayant pas l’installation nécessaire ; et cela coupa court à son enquête, il se sauva, pris de nausée, le cœur serré d’effroi.

Rue de Miromesnil, entre la rue La Boétie et la rue de Penthièvre la petite maison à trois étages, où se trouvait l’établissement de Mme Bourdieu, était du moins d’un aspect engageant, avec sa façade claire, aux fenêtres garnies de mousseline blanche. Une belle enseigne annonçait une sage-femme de première classe, maison d’accouchement et pension pour dames. La boutique du rez-de-chaussée était occupée par un herboriste, dont les paquets d’herbes odorantes embaumaient le seuil. À côté, la porte de l’allée restait toujours close, comme celle d’un hôtel privé ; et cette allée, tenue proprement, débouchait, au fond, sur une cour assez vaste, que limitait un grand mur gris, derrière lequel se cachait la caserne de la rue voisine. C’était même très gai, on faisait valoir qu’on entendait les tambours et les clairons adoucis par l’épaisseur du mur, sans en être incommodé. Au premier étage, distribués le long d’un couloir, étaient le salon, le cabinet de Mme Bourdieu, sa chambre, le réfectoire commun et la cuisine ; puis, au deuxième et au troisième, il y avait les chambres des pensionnaires, en tout une douzaine, les unes pour trois ou quatre lits, les autres pour un seul lit, celles-ci naturellement plus chères. Et Mme Bourdieu, alors âgée de trente-deux ans, régnait là en belle femme brune, un peu grosse et courte, mais d’une large et gaie figure, très blanche, qui l’avait singulièrement aidée à réussir, à doter sa maison d’un bon renom de propreté. On disait bien qu’il n’aurait pas fallu longtemps fouiller dans les coins ; mais c’était la profession qui autorisait ces mauvais propos de l’envie. Jamais encore de trop vilaines histoires n’avaient couru. Elle venait d’être agréée par l’Assistance publique, qui lui envoyait des femmes en couches, lorsqu’elle-même manquait de lits dans les hôpitaux. Et cela semblait être une preuve certaine de l’honorabilité de l’établissement, de sorte que la clientèle, disait-on, était devenue tout à fait sérieuse et distinguée.

Mathieu eut à discuter avec Mme Bourdieu, car elle commença par lui demander deux cents francs par mois ; et, comme il se récriait, elle fut sur le point de se fâcher, le verbe haut, bonne femme au fond pourtant.

« Mais, cher monsieur, comment voulez-vous que je m’en tire ? Aucune de nous ne fait fortune. Il nous faut passer deux ans dans une maternité pour avoir le diplôme, et cela nous coûte mille francs par an. Puis, ce sont les frais d’installation, toute la vache enragée qu’on mange avant de se faire une clientèle, ce qui explique que tant des nôtres tournent mal. Et, même quand on a réussi à créer, Dieu sait au prix de quels efforts ! une maison comme la mienne, les ennuis continuent : jamais de tranquillité, une responsabilité de toutes les heures, des menaces pour la moindre imprudence, la moindre négligence, dans les opérations et dans l’emploi des instruments. Sans compter la surveillance de la police, les visites imprévues des inspecteurs, une infinité de précautions à prendre que vous ne vous imaginez même pas. »

Elle ne put s’empêcher de sourire, lorsque Mathieu, d’un geste lui fit entendre qu’il était au courant et que ce n’étaient pas les inspections qui avaient jamais inquiété une sage-femme.

« Oui, oui, sans doute, on s’arrange. Mais, ici, ils peuvent se présenter, ils ne me surprendront jamais en faute. Il n’y a encore que d’être honnête pour faire de bonnes affaires. Aussi, sur mes trente lits, en ai-je toujours plus de vingt-cinq d’occupés, et par des dames de toutes les classes. Pourvu qu’elles se soumettent au règlement, qu’elles paient la pension ou que l’Administration paie pour elles, je ne leur demande seulement pas d’où elles viennent. Ni nom, ni adresse, le secret professionnel m’interdirait même de révéler ce que le hasard m’apprendrait. Elles sont libres, elles n’ont rien à craindre, et, si nous traitons pour la dame au nom de laquelle vous vous présentez, vous n’aurez qu’à me l’amener le jour convenu, elle trouvera chez moi l’asile le plus discret et le plus sain. »

D’un coup d’œil, avec sa grande habitude, elle avait dû juger le cas : quelque fille mère, dont un monsieur voulait se débarrasser proprement. C’étaient là les bonnes affaires. Et, quand elle sut qu’il s’agissait d’une pension de quatre mois, elle devint coulante, finit par accepter un prix fait de six cents francs, à la condition que la dame coucherait dans une chambre de trois lits, avec deux compagnes. Tout fut réglé, la pensionnaire lui fut amenée, le soir même.

« Vous vous appelez Norine, mon enfant. C’est très bien, cela suffit. Je vais vous installer, quand on aura monté votre petite malle… Vous êtes jolie comme un amour, et j’ai déjà la certitude que nous serons deux bonnes amies. »

Ce fut seulement cinq jours plus tard que Mathieu retourna voir Norine, pour savoir comment elle se trouvait chez Mme Bourdieu. Quand il songeait à sa femme, à sa chère Marianne, dont il entourait l’heureuse grossesse d’une dévotion si tendre, d’un culte de vénération et de tendresse, il avait au cœur une souffrance, une infinie pitié, pour les grossesses honteuses, cachées, insultées, pour toutes les douloureuses femmes qui agonisent d’être mères. Cette idée du dégoût et de l’horreur où la maternité peut jeter la femme, jusqu’à la boue, jusqu’au crime, le torturait comme une profanation ; et jamais il ne s’était senti, dans sa passion de solidarité humaine, d’une bonté plus frémissante. Puis, il avait dû discuter encore avec Beauchêne, qui s’était récrié, en apprenant qu’un billet de cinq cents francs ne suffirait pas. Il avait fini par tirer de lui quelque linge, même un peu d’argent de poche, dix francs par mois. Et il voulait porter les premiers dix francs à la pauvre fille.

Neuf heures sonnaient à peine, lorsque Mathieu se présenta rue de Miromesnil. Une servante, qui était montée pour avertir Norine, redescendit dire qu’elle l’avait trouvée encore au lit, mais que Monsieur pouvait venir, parce que Madame était seule couchée dans la chambre. Et elle le fit monter à son tour, elle ouvrit une porte, au troisième étage, en disant :

« Madame, voilà Monsieur. »

En reconnaissant Mathieu, Norine eut un de ses grands rires gouailleurs de belle fille.

— « Vous savez qu’elle vous prend pour le papa ! Et c’est tant pis que ce ne soit pas vrai, parce que vous êtes très gentil, vous ! »

D’ailleurs, ses beaux cheveux blonds soigneusement peignés, serrés en un gros chignon, elle avait mis une camisole, elle était assise sur son séant, dans son lit, avec deux oreillers derrière le dos, très propre, très blanche, en grande fille décente et bien sage.

Elle ramena même le drap, pour ne rien montrer de sa nudité d’un de ces gestes instinctifs de pudeur, qui disaient ce qu’il y avait en elle de candeur encore, dans sa chute.

— « Vous êtes donc malade ? demanda-t-il.

— Mais non, je me dorlote. Il est permis de rester couchée, alors je fais les grasses matinées. Ça me change, moi qui me levais à six heures, par un froid de chien, pour aller à la fabrique… Vous voyez j’ai du feu ; et puis, regardez la chambre, je suis là comme une princesse. »

Il regarda. C’était une assez vaste chambre, à papier gris perle, semé de fleurettes bleues. Les trois petits lits de fer étaient placés, deux côte à côte, et le troisième en travers, séparés les uns des autres par une table de nuit et une chaise. Il y avait une commode, une armoire, un pauvre mobilier dépareillé d’hôtel garni. Mais les deux fenêtres, qui donnaient sur le grand mur gris, derrière lequel se trouvait la caserne, laissaient entrer en ce moment un clair soleil, dont les nappes glissaient entre deux hautes maisons voisines.

— « Oui, ce n’est pas triste », murmura-t-il.

Il s’était retourné vers le lit du fond, et il se tut, en apercevant debout, devant ce lit, une longue figure noire, qu’il n’avait pas remarquée d’abord. C’était une grande fille sans âge, sèche, maigre, au visage sévère, avec des yeux éteints et une bouche pâle. Elle n’avait ni hanches, ni poitrine, la taille plate, telle une planche à peine équarrie. Et elle achevait de serrer les courroies d’une valise posée sur le lit défait, à côté d’un petit sac de voyage.

Puis, comme elle se dirigeait vers la porte, sans même regarder le visiteur, Norine l’arrêta.

— « Alors, c’est fait, vous descendez régler ? »

Elle parut réfléchir, avant de comprendre ; et, tranquillement, avec un fort accent anglais :

— « Yes, régler ».

— Mais vous allez remonter, n’est-ce pas ? On pourra vous dire adieu.

— « Yes, yes. »

Quand elle ne fut plus là, Norine expliqua qu’elle s’appelait Amy qu’elle entendait un peu le français, mais qu’elle en disait à peine quelques mots. Et elle aurait conté toute l’histoire, si Mathieu ne s’était assis près d’elle, en l’interrompant.

— « Enfin, vous, je vois que tout va bien et que vous êtes contente.

— Oh ! pour sûr, très contente. Jamais je n’ai été à pareille fête, nourrie et soignée, dorlotée du matin au soir à ne rien faire. Vous savez, je ne demande qu’une chose, c’est que ça dure le plus longtemps possible. » Elle s’était mise à rire, très gaie, insouciante de l’avenir, ne songeant guère au pauvre petit être qui poussait. Vainement, il essaya d’éveiller la maternité en elle, il lui demanda ce qu’elle ferait ensuite, quels étaient ses projets. Elle ne comprit même pas, crut qu’il lui parlait du père, eut un haussement d’épaules, pour dire qu’elle s’en moquait bien, qu’elle n’avait jamais été assez sotte pour compter sur lui. Sa mère était venue la voir, le lendemain de son entrée. Mais cette bonne visite ne lui laissait aucune illusion, elle ne comptait pas non plus sur sa famille, où il n’y avait pas de pain pour tous. Alors, quoi ? elle verrait bien. Une jolie fille, à son âge, n’était jamais embarrassée. Et elle s’étirait dans son lit blanc, heureuse de se sentir fraîche et désirable, conquise déjà par cette tiède paresse, envahie du besoin de n’avoir plus que de grasses matinées pareilles, maintenant qu’elle les connaissait, d’une douceur si caressante.

Ensuite, elle revint avec orgueil sur la bonne tenue, sur l’honorabilité de la maison, comme si elle en tirait personnellement tout un lustre. Elle montait d’une classe.

— « On n’entend pas une dispute, pas un gros mot. Tout le monde est très honnête. C’est à coup sûr la maison la plus propre du quartier, et il n’y a pas à dire, vous pouvez regarder dans les coins, vous ne trouverez rien de sale. Sans doute, on n’y reçoit pas que des princesses, mais du moment qu’on sait se tenir, n’est-ce pas ? peu importe d’où l’on sort. » Et elle voulut donner un exemple.

— « Ainsi, tenez ! le troisième lit, là-bas, après le lit de l’Anglaise… Eh bien ! il est occupé par une petite bonne de dix-huit ans. Oh ! elle a donné son vrai nom, elle s’appelle Victoire Coquelet, et elle ne cache même pas son histoire. En arrivant de son village, la voilà qui tombe à Paris chez un homme d’affaires louches, dont le fils, un grand flandrin de vingt ans, lui fait un enfant, dans sa cuisine, cinq jours après son arrivée. Que voulez-vous ? elle débarquait, elle est encore ahurie de l’aventure, sans savoir au juste ce qui s’est passé… Naturellement, la mère du grand flandrin l’a flanquée dehors. La pauvre petite a été ramassée dans la rue, et c’est l’Assistance publique qui l’a placée ici. Mais je vous assure qu’elle est très gentille, très travailleuse, si courageuse même, que, malgré son état, elle s’est mise au service d’une autre jeune personne enceinte, qui occupe une chambre séparée, là, derrière cette cloison. C’est permis, les pauvres ici peuvent servir les riches… Quant à cette autre jeune personne, qui n’a donné que le nom de Rosine, oh ! c’est une aventure dont Victoire a reçu la confidence… »

La porte s’ouvrit, elle fut interrompue, et elle s’écria :

— « Eh ! c’est justement Victoire. »

Mathieu vit entrer une petite fille pâle, dont les dix-huit ans en paraissaient à peine quinze, ses cheveux roux ébouriffés, envolés, le nez en l’air, les yeux minces, la bouche grande. Elle était à peine propre, avec cet air encore effaré de son accident, regardant les gens comme pour leur demander des explications. Et, derrière le pauvre être, il eut la brusque vision des milliers de tristes créatures que la province envoie au pavé de Paris, et dont l’histoire est la même, long cortège des servantes engrossées et chassées, au nom de la vertu bourgeoise. Que deviendrait celle-ci ? Quelles places sans fin ferait-elle, et quelles autres grossesses l’attendaient ?

— « Amy n’est pas partie ? demanda-t-elle. Je veux lui dire adieu. »

Lorsqu’elle eut aperçu la valise encore au pied du lit, et que Norine lui eut présenté Mathieu comme un ami très discret, toutes deux dirent enfin à ce dernier ce qu’elles savaient sur l’Anglaise. On ne pouvait rien affirmer de précis, elle baragouinait une langue impossible, si peu expansive en outre, qu’on ignorait tout de son existence. Mais, cependant, on racontait qu’elle était déjà venue dans la maison, trois ans plus tôt, se débarrasser d’un premier enfant. Et, la seconde fois comme la première, elle était débarquée un beau matin, sans prévenir, huit jours avant ses couches, puis après être restée au lit trois semaines et avoir fait disparaître l’enfant, qu’elle envoyait aux Enfants-Assistés, elle retournait dans son pays, elle reprenait tranquillement le bateau qui l’avait amenée. Même elle réalisait une petite économie, en voyageant, à chaque grossesse, avec un billet d’aller et retour.

— « C’est bien commode, dit Norine. Il paraît qu’il y en a des tas qui nous arrivent ainsi de l’étranger. Quand l’œuf est pondu à Paris, bien malin qui en trouverait les coquilles… Je crois que celle-ci est une religieuse, oh ! pas une religieuse pareille à celles que nous avons en France, mais une de ces femmes qui vivent toutes ensemble dans des maisons, comme qui dirait des béguines. Elle a toujours le nez fourré dans des livres de messe.

— En tout cas, reprit Victoire d’un air convaincu, elle est bien comme il faut, pas belle à coup sûr, mais très polie et guère bavarde. »

Elles se turent, Amy rentrait. Mathieu, la curiosité éveillée, la regarda. Quelle extraordinaire chose, cette grande fille si peu faite pour l’amour, cette planche si jaune, si sèche, si rude, venant, entre deux bateaux, se faire périodiquement délivrer en France ! Et de quelles œuvres, et avec quelle paisible dureté de cœur, sans une émotion au départ, sans une pensée pour l’enfant laissé à la borne ! Elle ne donna même pas un regard à cette pièce où elle avait souffert, et elle allait prendre simplement son léger bagage, lorsque les deux autres, beaucoup plus émues qu’elle, voulurent l’embrasser.

— « Portez-vous bien, dit Norine, bon voyage. »

L’Anglaise tendit la joue, baisa ensuite les cheveux de cette belle fille grasse et fraîche, d’un air d’inquiétude pudique.

— « Yes, bon, bon… Vous aussi…

— Et pensez à nous, au revoir, n’est-ce pas ? » ajouta étourdiment Victoire, après lui avoir donné deux gros baisers, à pleine bouche.

Cette fois, Amy eut un pâle sourire, sans répondre un mot. Puis, elle ne se retourna même pas, elle sortit de son pas calme et résolu, derrière la petite bonne ahurie, qui s’écriait :

— « Suis-je bête ! Moi qui venais surtout pour vous dire que Mlle Rosine veut vous faire ses adieux ! Vite, vite, suivez-moi ! »

Dès qu’elle se retrouva seule avec Mathieu, Norine après avoir remonté de son joli geste décent, le drap qui avait glissé, dans les embrassades, reprit ses histoires.

— « Quant à l’aventure de Mlle Rosine dont je vous ai parlé, et que je tiens d’une confidence de Victoire, elle n’est vraiment pas drôle… Imaginez-vous qu’elle est la fille d’un très riche bijoutier. Naturellement, nous ne savons pas le nom, ni même le quartier où est le magasin. Elle vient d’avoir dix-huit ans, elle a un frère de quinze ans, et le père est un homme de quarante-quatre ans. Je vous dis les âges, vous verrez pourquoi tout à l’heure… Voilà donc le bijoutier qui perd sa femme, et vous ne savez pas comment il arrange les choses pour la remplacer ? Deux mois après l’enterrement, il va trouver un beau soir sa fille Rosine, il couche tranquillement avec. Hein ? c’est raide tout de même ! Ça n’est pas rare chez les pauvres gens, j’en sais plus d’une de Grenelle qui passe par là. Mais, chez des bourgeois, des gens qui ont de l’argent pour se payer toutes les femmes qu’ils veulent ! Et ce qui me suffoque surtout, moi, ce n’est pas que les pères demandent ça, c’est que les filles y consentent… Maintenant, Mlle Rosine est si douce, si aimable, qu’elle n’aura sans doute pas voulu faire de la peine à son papa. N’importe ! les voilà bien attrapés tous les deux. On l’a mise ici comme en cellule, personne ne vient l’y voir ; et vous pensez si l’ordre est donné d’escamoter l’enfant. Un beau produit, qui ferait une jolie figure dans le monde ! »

Un bruit de vives paroles, devant la porte, l’interrompit. Elle mit un doigt sur ses lèvres, en reconnaissant la voix de Mlle Rosine, qui accompagnait Amy. Et tout bas :

— « Voulez-vous la voir ? »

Puis avant même que Mathieu eût répondu, elle l’appela. Celui-ci que l’histoire avait glacé, eut la surprise de voir entrer une délicieuse enfant, d’une beauté exquise de vierge brune, aux bandeaux noirs, aux yeux bleus d’une pureté candide. Il y avait dans son regard une innocence étonnée, une chasteté d’une infinie douceur. Et elle semblait ignorer encore son état, enceinte déjà de sept mois, de la même date à peu près que Norine. Quelle pitié, grand Dieu ! et quelle maternité affreuse, dans le scandale et dans le crime, salissant l’amour, profanant la vie, aboutissant à cette horreur de l’enfant incestueux, qu’il faut supprimer socialement comme un monstre !

Norine voulut absolument la faire asseoir près d’elle.

— « Mademoiselle, restez là un instant. C’est un parent qui est avec moi… Vous savez quel plaisir vous me faites. »

Mathieu était frappé de la camaraderie qui s’établissait si vite entre ces femmes, venues de toutes les classes, de tous les bouts de l’horizon. Même entre Rosine et Victoire, la maîtresse et la servante, il y avait une fraternité visible, le même ventre pitoyable, la même œuvre de vie, dans la douleur. Les distinctions croulaient, elles se retrouvaient toutes femmes, sans nom le plus souvent, tombées là de l’inconnu, pour n’être plus que des créatures dolentes, égales par la misère et par la faute. Des trois qui étaient en présence, deux sans doute choyaient l’autre, avec un attendrissement respectueux d’inférieures, mais celle-ci pourtant, qui avait reçu une belle instruction, qui jouait du piano, les traitait volontiers en amies, causant pendant des heures, allant jusqu’à leur dire ses petits secrets.

Ce fut ainsi que toutes trois, après avoir oublié Mathieu, en vinrent vite à échanger les commérages de la maison.

— « Vous savez, dit Victoire, que Mme Charlotte, la dame si distinguée qui occupe la chambre voisine, a été accouchée cette nuit.

— Il aurait fallu être sourde, pour ne pas l’entendre », fit remarquer Norine.

Mlle Rosine eut un de ses airs candides.

— « Moi, je n’ai rien entendu.

— C’est que notre chambre sépare sa chambre de la vôtre, expliqua Victoire. Mais ce n’est pas tout ça. Le drôle, c’est que Mme Charlotte va partir tout à l’heure. On est allé lui chercher un bon fiacre. »

Les deux autres se récrièrent. Elle voulait donc se tuer ! Une femme dont l’accouchement paraissait avoir été si pénible, et qui toute blessée, toute sanglante encore, se levait, prenait un fiacre rentrait chez elle ! C’était la péritonite sûre. Elle était donc folle ?

« Dame ! reprit la petite bonne, quand on ne peut pas faire autrement, à moins des plus grands malheurs. Vous pensez bien que la pauvre dame préférerait rester tranquille dans son lit. Mais vous vous rappelez l’histoire qui a couru… N’est-ce pas mademoiselle Rosine, que vous en savez long, puisque cette dame vous avait prise en affection et vous racontait sa vie ? »

En effet, Rosine dut convenir qu’elle savait beaucoup de choses. Et ce fut encore une poignante histoire que Mathieu entendit, le cœur frémissant. Mme Charlotte, une brune de trente ans, grande avec des traits fins, de beaux yeux tendres, une bouche de charme et de bonté, devait s’appeler Mme Houry, sans qu’on en fût absolument certain, et ce qui semblait sûr, c’était qu’elle avait pour mari un voyageur de commerce, chargé d’aller acheter, en Perse et dans l’Inde, des tapis, des broderies, des tentures pour un grand magasin. On le disait brutal, d’une jalousie atroce, rudoyant la malheureuse, au moindre mot. Elle avait cédé à la douceur consolante de prendre un amant, un tout jeune homme, affirmait-on, un simple petit employé qui la ravissait de caresses. Le malheur fut qu’elle tomba enceinte. Encore ne s’inquiéta-t-elle pas trop au début, car son mari était parti pour une année : elle avait fait ses calculs, elle serait délivrée et remise, lorsqu’il reviendrait. Aussi, lorsqu’elle craignit que la grossesse ne devînt visible, se contenta-t-elle de quitter son très joli appartement, du côté de la rue de Rennes, pour se réfugier à la campagne. Et ce fut là, deux mois avant l’époque probable de ses couches, qu’elle reçut une lettre de son mari lui annonçant qu’il hâterait sans doute son retour. Dès lors, on s’imagine dans quelles transes vécut la pauvre femme. Elle refit ses calculs, perdant la tête, terrifiée par des probabilités qu’elle basait sur des faits dont elle n’avait plus le souvenir très net. Enfin, quand elle crut que les couches n’étaient guère qu’à une quinzaine de jours, elle vint se cloîtrer chez Mme Bourdieu, dans le plus grand mystère ; et sa torture s’y aggrava, une nouvelle lettre lui ayant appris que son mari débarquerait à Marseille le 25 du mois. On était au 16, neuf jours encore. Elle compta les jours, puis elle compta les heures. Aurait-elle une petite avance, aurait-elle un retard ? C’était son salut ou sa perte qui se décidait, en dehors de sa volonté, au milieu de continuelles crises de larmes, dont elle sortait anéantie, dans une épouvante croissante. Le moindre mot de la sage-femme lui donnait des tremblements, et elle l’interrogeait à chaque minute, de son pauvre visage anxieux, bouleversé d’effroi. Jamais une misérable créature n’avait payé d’un tel tourment la joie d’avoir été aimée une heure. Le 25 au matin, comme elle tombait au dernier désespoir, elle fut prise des douleurs, elle en baisa de joie les mains de Mme Bourdieu, malgré l’horrible souffrance. Par une malchance dernière, les douleurs durèrent toute la journée et presque toute la nuit : elle aurait été perdue quand même, si son mari n’avait dû coucher à Marseille. Il n’arriverait que dans la nuit suivante ; et, délivrée vers cinq heures du matin, elle eut ainsi jusqu’au soir pour rentrer chez elle, feindre une maladie, quelque perte brusque, qui l’avait forcée à prendre le lit. Mais quelles relevailles affreuses, quel effroyable courage, cette femme en sang, dévastée, à demi mourante, retournant à son foyer !

— « Ouvrez donc la porte, demanda Norine, je veux la voir passer. »

Victoire ouvrit la porte toute grande, sur le corridor. Depuis un instant, on entendait des bruits dans la chambre voisine. Et, bientôt, Mme Charlotte parut, chancelante, l’air ivre, soutenue par deux femmes, qui la portaient presque. Ses beaux yeux tendres, sa bouche de charme et de bonté n’étaient plus qu’un deuil ; et jusqu’à sa distinction de femme délicate sombrait dans l’anéantissement de son malheur. Cependant, quand elle vit la porte ouverte, elle voulut s’arrêter, elle appela Rosine, d’une voix défaillante, avec un faible sourire.

— « Venez, mon enfant, je serai contente de vous embrasser… Ah ! je ne suis pas bien forte, mais peut-être que j’irai jusqu’au bout… Adieu mon enfant et vous aussi, mes petites. Soyez plus heureuses. »

On l’emporta, elle disparut.

« Vous savez qu’elle est accouchée d’un garçon, dit Victoire. Elle qui n’en avait jamais eu, et qui en a désiré un si longtemps ! Seulement elle s’était fait tant de chagrins, qu’il est mort deux heures après sa naissance.

— Un grand bonheur pour elle ! déclara Norine.

— Sans doute, confirma Rosine gentiment, de son air virginal. Des enfants dans des conditions pareilles, ça ne peut faire plaisir à personne. »

Mathieu les écoutait, bouleversé. Il gardait dans les yeux la terrifiante, l’inoubliable vision de ce spectre qui venait de passer, cette martyre inconnue s’en allant avec sa plaie ouverte, cette suppliciée tragique des couches secrètes et coupables. Et il les revoyait aussi, les trois autres : Amy, la lointaine, qui avait si rudement jeté son faix à la terre étrangère ; Victoire, l’esclave ahurie, la chair à plaisir du maître qui passe, un premier enfant demain, puis un autre, puis un autre ; Rosine, l’incestueuse complaisante, si douce, si bien élevée, qui portait avec un frais sourire le monstre qu’on écraserait, pour qu’elle pût être plus tard une épouse souillée et saluée. Dans quel enfer était-il donc tombé dans quel gouffre d’horreur, d’iniquités et de souffrances ? Et cette maison d’accouchement était la plus propre, la plus honnête du quartier ! Et c’était vrai, il fallait de tels refuges à l’abomination sociale, de secrets asiles où les misérables femmes enceintes pussent se venir cloîtrer ! Il n’y avait là que l’exutoire nécessaire, la tolérance qui permettait de combattre l’avortement et l’infanticide. La divine maternité échouait dans cette boue cachée, l’acte superbe de vie aboutissait à ce cloaque. On aurait dû l’honorer d’un culte, et il n’était plus qu’une vilenie de maison louche, la mère avilie, salie, rejetée, l’enfant maudit, exécré, renié. Tout l’éternel flot de semences qui circule dans les veines du monde, toute l’humanité en germes qui gonfle le ventre des épouses, comme la grande terre au printemps devenait une moisson déshonorée, corrompue à l’avance, frappée d’ignominie. Que de force, que de santé, que de beauté perdues ! Maintenant, il les sentait toutes venir là de l’inconnu, il les plaignait toutes, les tristes femmes grosses, et celles que la pauvreté mettait à la rue, et celles qui devaient se cacher, les clandestines, les coupables, donnant de faux noms, accouchées dans le mystère d’enfants qu’on rejetait à l’anonyme souffrance, d’où ils sortaient. Puis, il eut un attendrissement, au milieu de la détresse qui lui serrait le cœur : n’était-ce pas de la vie tout de même, ne devait-on pas accepter toutes les poussées de sève, dans la grande forêt humaine ? et les plus vigoureux des chênes n’étaient-ils pas souvent ceux qui avaient grandi contre les obstacles, parmi les ronces et les pierres ?

Quand Norine se retrouva de nouveau seule avec Mathieu, elle le supplia de parler à madame, pour qu’elle lui permît de prendre du café noir, à son déjeuner de midi. Puisqu’il devait lui remettre dix francs par mois d’argent de poche, elle le paierait plutôt. Et elle le renvoya, lui fit promettre de l’attendre en bas, dans le salon pendant qu’elle allait s’habiller.

En bas, Mathieu se trompa d’abord, ouvrit une porte, aperçut le réfectoire, une vaste pièce occupée par une longue table, et dans laquelle la cuisine voisine soufflait une odeur d’évier mal tenu ; puis, en face, dans le salon d’attente, meublé d’acajou et de reps fané, deux femmes qui causaient, lui dirent que Mme Bourdieu était occupée. Alors, il s’assit au fond d’un grand fauteuil, il tira un journal de sa poche, voulut se mettre à lire. Mais, la conversation des deux femmes l’intéressant, il les écouta. L’une était évidemment une pensionnaire de la maison, arrivée à la dernière période d’une grossesse pénible, qui l’avait ravagée, jaune, abattue, la face meurtrie. Et il comprit que l’autre, sur le point aussi d’accoucher venait de s’entendre avec la sage-femme, pour entrer le lendemain. Aussi questionnait-elle la première, désireuse de savoir si l’on était bien, comment on mangeait, comment on vous soignait.

— « Oh ! vous ne serez pas mal, surtout vous qui aurez quelque argent, expliqua lentement la pauvre femme dolente. Moi, c’est l’Administration qui m’a mise ici, j’y serais bien sûr cent fois mieux que chez moi, si je n’avais tant d’inquiétude d’avoir laissé tout mon petit monde à l’abandon. Je vous ai dit que j’ai déjà trois enfants, et Dieu sait comment ils sont soignés, car mon homme n’est pas très gentil. Chaque fois que j’accouche, c’est la même chose : il se dérange de son travail, il boit, il court, au point que je ne suis même pas certaine de le retrouver, quand je rentre. C’est comme si mes petits étaient à la rue. Vous comprenez si je me dévore, lorsque j’ai ici tout ce qu’il me faut, bien nourrie, bien chauffée, tandis que ces pauvres mioches, là-bas, n’ont peut-être ni pain ni feu… Hein ? c’est réussi d’en faire encore un, pour qu’il augmente notre malheur à tous !

— Sans doute, sans doute, murmura l’autre, qui écoutait à peine, tout entière à sa propre histoire. Moi, mon mari est employé. Si je viens ici, c’est que ça nous donnera moins de tracas, tant notre logement est étroit et peu commode. D’ailleurs, je n’ai encore qu’une petite fille de deux ans, qui est restée en nourrice chez une de nos cousines. Il va falloir la reprendre, pour mettre à sa place celui qui pousse. Que d’argent on dépense, mon Dieu ! »

Mais elles furent interrompues. Une dame en noir, la figure voilée, entra, introduite par une bonne, qui la pria d’attendre son tour. Mathieu fut sur le point de se lever. Comme il tournait le dos, il venait de reconnaître, dans une glace, Mme Morange. Après une hésitation, cette toilette noire, cette épaisse voilette, le décidèrent à se replonger au fond de son fauteuil, l’air absorbé par sa lecture. Elle ne le voyait certainement pas ; et lui, d’un coup d’œil oblique dans la glace, ne perdait pas un de ses mouvements.

— « Ce qui m’a décidée à venir ici, quoique ce soit plus cher, reprit la femme de l’employé, c’est que j’avais juré de ne pas me remettre entre les mains de la sage-femme qui m’a accouchée de ma fille. J’en avais trop vu chez elle, et quelle saleté, quelle abomination !

— Qui donc, celle-là ? demanda l’autre.

— Oh ! une sale bête, qui devrait être aux galères. Non ! vous n’avez pas idée de ce bouge, une maison humide comme un puits, des chambres dégoûtantes, des lits à faire vomir, et quels soins, et quelle nourriture ! Avec ça, il n’y a pas de coupe-gorge où l’on ait commis tant de crimes. C’est à ne pas comprendre comment la police n’intervient pas. Je me suis laissé dire par des filles, des habituées de la maison, que, lorsqu’on va là, on est sûre d’accoucher d’un enfant mort. Le mort-né, c’est la spécialité de la maison. Le prix en est fait à l’avance. Sans compter que la gueuse pratique aussi l’avortement en grand. Moi, pendant que j’étais chez elle, je puis affirmer que trois dames sont venues, qu’elle a débarrassées avec une tringle de rideau.

À ce moment, Mathieu remarqua que Valérie, immobile, sans un geste, écoutait passionnément. Elle ne tournait même pas la tête vers les deux femmes ; mais, sous la voilette, ses beaux yeux brûlaient de fièvre.

— « Ici, fit remarquer l’ouvrière, vous ne verrez rien de pareil. Ce n’est pas Mme Bourdieu qui se mettrait dans un mauvais cas. »

L’autre baissa la voix.

— « Pourtant, on m’a raconté qu’elle s’en était mêlée, oui ! pour une comtesse, que lui avait amenée un personnage. Et même il n’aurait pas longtemps.

— Ah ! s’il s’agit de gens très riches, je ne dis pas. Toutes s’ en mêlent, c’est certain… Ça n’empêche que la maison est bien comme il faut. » Il y eut un nouveau silence. Puis, elle continua sans transition :

— « Si encore j’avais pu travailler jusqu’au dernier jour ! Mais, cette fois, mon pauvre ventre est dans un tel état, que j’ai dû lâcher tout travail depuis deux semaines. Et il ne va pas falloir que je me dorlote, je filerai d’ici, même pas guérie, dès que je pourrai marcher. Les petiots, là-bas, m’attendent… Vous me donnez le regret de n’être pas allée la trouver, votre sale femme. Elle m’aurait débarrassée. Où donc demeure-t-elle, celle-là ?

— Mais c’est la Rouche, que toutes les bonnes et toutes les filles du quartier connaissent bien. Elle a son trou dans le bas de la rue du Rocher, une maison infecte où je n’oserais plus entrer en plein jour, maintenant que je sais les horreurs qui s’y passent. »

Elles se turent et s’en allèrent. Mme Bourdieu venait de paraître sur le seuil de son cabinet. Et, comme Mathieu ne se leva pas, caché par le dossier du grand fauteuil, Valérie entra chez la sage-femme.

Il l'avait vue, les yeux ardents, écouter de nouveau les dernières paroles des deux femmes. Il laissa tomber le journal sur ses genoux, il se perdit dans une rêverie affreuse, hanté par les histoires de ces femmes, frissonnant à la pensée de tout ce qui s’agitait de monstrueux, au fond de l’ombre. Quel temps s’écoula ? il n’en eut pas conscience, il fut tiré de ses réflexions par un bruit de voix.

Mme Bourdieu reconduisait Valérie. Elle avait sa bonne figure grasse et fraîche, souriait même d’un air maternel ; tandis que la jeune femme, frémissante, devait avoir sangloté, le visage brûlant de chagrin et de honte.

— « Vous n’êtes pas raisonnable, ma chère enfant, vous me dites des folies, que je ne veux pas entendre. Rentrez vite chez vous, et soyez sage. »

Puis lorsque Valérie s’en fut allée, sans une parole, Mme Bourdieu s’étonna d’apercevoir Mathieu, qui s’était mis debout. Elle devint brusquement sérieuse, mécontente sans doute d’avoir parlé. Mais Norine, de son côté, arrivait, et il y eut une gaie conversation, car la sage-femme avouait volontiers sa tendresse particulière pour les jolies filles. Au moins, d’être jolie, disait-elle, ça excusait bien des choses. Le café noir fut permis, du moment que Norine offrait de le payer de sa poche. Et, lorsque Mathieu eut promis à cette dernière de revenir la voir, il partit à son tour.

— « La prochaine fois, apportez-moi des oranges ! » lui cria dans l’escalier la belle fille, toute rose et toute rieuse.

Comme Mathieu descendait vers la rue La Boétie, il s’arrêta brusquement. Au coin de cette rue, il avait aperçu Valérie, debout sur le trottoir, causant avec un homme ; et, dans cet homme il reconnaissait Morange, le mari. Une soudaine certitude l’éclaira : Morange était venu avec sa femme, l’avait attendue dans la rue, pendant qu’elle montait chez Mme Bourdieu ; puis, maintenant, tous les deux restaient là, effarés, hésitants, en détresse, à tenir conseil. Ils ne sentaient même pas la bousculade des passants, tels que de pauvres gens tombés à quelque torrent furieux, assourdis par le danger de mort où ils sont, devenus la proie inerte du destin. Leur angoisse était visible, un affreux combat se livrait en eux. Dix fois, ils changèrent de place, cédant aux furies qui les agitaient. Ils allaient, venaient, piétinaient fiévreusement, puis s’arrêtaient encore, pour reprendre leur discussion tout bas, immobiles, comme figés par leur impuissance à supprimer les faits. Un moment, Mathieu éprouva un soulagement immense, il les crut sauvés car ils avaient tourné le coin de la rue La Boétie, ils rentraient vers Grenelle d’une marche abattue et résignée. Mais il y eut un nouvel arrêt, quelques mots furent de nouveau bégayés dans le désespoir. Et il eut l’atroce serrement de cœur de les voir revenir sur leurs pas, descendre la rue La Boétie, puis suivre la rue de la Pépinière, jusqu’à la rue du Rocher.

Mathieu les avait suivis, aussi tremblant et honteux qu’eux-mêmes. Il savait où ils allaient, mais il voulait en avoir l’affreuse certitude. Trente pas avant l’ignoble maison noire du vieux Paris, à l’endroit où dévalait la pente de la rue du Rocher, il s’arrêta, se dissimula sous une porte, certain du regard de soupçon que le couple misérable jetterait aux alentours. Et ce fut ainsi : les Morange arrivés devant l’allée noire et puante, passèrent d’abord en regardant d’un coup d’œil oblique le louche écriteau jaune, puis ils revinrent, s’assurèrent que personne ne les voyait. Ils n’avaient plus d’hésitation, ils s’engouffrèrent, la femme d’abord, le mari ensuite, car elle devait vouloir qu’il en fût. Rien ne resta d’eux que leur frisson épouvanté du crime. La vieille maison lézardée, qui sentait l’égout et le meurtre, sembla les avoir engloutis.

Mais, dans un même frisson, Mathieu, s’oubliant là, les accompagnait, évoquait ce qu’il savait. Il les voyait suivant l’allée à tâtons, traversant la cour humide, introduits par la bonne en tablier sale, accueillis dans le petit salon d’hôtel garni louche par la Rouche, au grand nez de ruse assassine, au continuel sourire de miel gâté. Et l’affaire se débattait, on tombait d’accord. Ce n’était plus seulement ici la maternité clandestine, les grossesses maudites, les couches coupables et déshonorantes, qui lui avaient meurtri le cœur chez Mme Bourdieu ; c’était l’assassinat bas et lâche, l’immonde avortement qui supprime la vie à sa source. L’infanticide était moins meurtrier, le déchet dans les naissances s’aggravait encore avec cet étranglement de l’embryon ou du fœtus, pratiqué sournoisement, en de telles conditions de ténèbres, qu’on n’en saurait dire le nombre effroyable, grandissant de jour en jour. Filles séduites qui ne peuvent dénoncer le père dans le séducteur, servantes pour qui l’enfant est une charge inacceptable, femmes mariées qui refusent d’être mères, avec ou sans le consentement du mari, toutes venaient furtivement à ce gouffre, toutes finissaient par ce bouge de honte scélérate, atelier de perversion et de néant. La faux abjecte des avorteuses, la tringle de rideau passait sans bruit, des milliers d’existences coulaient au ruisseau, en une débâcle de boue.

Tandis que, sous le clair soleil, le flot des êtres poussait et débordait, dans le bouillonnement continu de la sève, les petites mains sèches de la Rouche écrasaient des germes, au fond de son trou obscur, qui empoisonnait le graillon et le sang. Et il n’y avait pas de profanation plus criminelle, d’injure plus ignoble à l’éternelle fécondité de la terre.