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Géographie de la Corse/6

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VI. — Histoire.


La Corse, placée au centre de la Méditerranée, dans une situation qui commande à la fois le nord de l’Afrique, l’Espagne, l’Italie et la Gaule, a été, de même que la Sardaigne et la Sicile, un objet de convoitise pour tous les peuples qui se sont disputé l’empire de la mer. Il est difficile d’établir l’histoire de ses premiers âges, car les renseignements fournis à ce sujet par les géographes grecs ou latins sont incomplets, souvent même contradictoires. Diodore de Sicile représente l’île comme couverte de forêts et vante l’équité de ses habitants. Strabon, au contraire, en parle comme d’un pays âpre et mal peuplé : à l’entendre, les montagnards qui y demeuraient ne vivaient que de brigandages et étaient plus sauvages que les bêtes mêmes. Exagération évidente, de même que l’affreux tableau que trace de la Corse le philosophe Sénèque, qui y fut exilé en 41 après J.-C, et qui y resta huit ans : « Quoi de plus nu que ce rocher ? dit-il dans ses lettres à l’affranchi Polybe, ministre de Claude ; où l’homme a-t-il plus à souffrir ? Cette terre ne porte ni arbres fruitiers, ni arbres d’agrément, et peut à peine nourrir ceux qui la cultivent.

Les Phéniciens, peuple navigateur, établirent des stations en Corse, et refoulèrent les habitants dans l’intérieur. Hérodote raconte qu’une colonie phocéenne fonda la ville d’Aleria (570 av. J.-C). En 550, les mêmes Phocéens soutinrent un combat naval contre les Étrusques et les Carthaginois réunis, qui leur disputaient la domination de l’île. Plus tard, les Carthaginois s’y établirent. Ils en furent chassés, l’an 260, par le consul Lucius Cornélius Scipion, qui détruisit, suivant l’historien Florus, la ville d’Aleria. Mais la conquête de l’île fut longue ; les Romains y essuyèrent de nombreux désastres, et ce ne fut qu’après l’expédition de Scipion Nasica (162) que la Corse rentra définitivement sous l’obéissance romaine. Les conquérants tentèrent alors de coloniser le pays. En 104, une colonie envoyée par Marius fonda, à l’embouchure du Golo, la ville de Mariana. Quelques années après (88), son rival Sylla repeupla Aleria au moyen de vétérans et de citoyens romains auxquels il distribua de nombreuses terres. Au rapport de Pline, il y avait alors en Corse 33 cités, dont quelques-unes faisaient un commerce assez important.

Quoique les divisions qui agitèrent à différentes reprises l’empire romain aient eu leur contre-coup dans l’île, la Corse jouit d’une assez grande tranquillité pendant le reste de la domination romaine.

Les premiers Barbares qui envahirent la Corse furent les Vandales, sous la conduite de Genséric (458 ap. J.-C). Après une série de défaites et d’occupations successives, ils en furent chassés, 70 ans après, par Cyrille, lieutenant de Bélisaire. Vinrent ensuite les Goths, qui furent à leur tour expulsés par Narsès.

Les Sarrasins parurent en Corse vers 806. Défaits dans un combat naval par le comte Burchardt, lieutenant de Charlemagne, ils perdirent 13 vaisseaux et furent mis en fuite. Mais ils revinrent à plusieurs reprises. Louis le Débonnaire, roi de France, confia la défense de l’île au comte Boniface, qui battit plusieurs fois les fils du Coran, et fit construire à la pointe méridionale de l’île la ville de Bonifacio. Les descendants de Boniface conservèrent la souveraineté de l’île jusqu’en 931.

En 1077, le pape Grégoire VII entama par l’intermédiaire de Landolphe, évêque de Pise, une négociation à la suite de laquelle une assemblée générale de la nation corse décida que l’île passerait sous la domination du Saint-Siège. Le pape donna par reconnaissance l’investiture de l’île à l’évêque Landolphe, et c’est ainsi que la Corse passa sous l’autorité de la république pisane. Cinq évêchés furent alors établis ; ce furent : Vescovato, Cervione, Ajaccio, Vico et Saint-Florent, et un grand nombre d’églises se fondèrent.

D’après quelques historiens, la domination pisane fut assez douce ; des routes furent tracées et plusieurs ponts construits. Malheureusement l’île fut engagée dans les longues luttes qui signalèrent la rivalité de Pise et de Gênes, aggravées par les divisions des Guelfes et des Gibelins. Les Génois et le pape étaient Guelfes, les Pisans étaient Gibelins. Le clergé corse, pour plaire au pape, se fit le partisan des Génois et s’employa à détacher la population des Pisans. Déjà en 1195, les Génois s’étaient emparés de Bonifacio ; en 1278, Calvi tombait entre leurs mains. Plusieurs seigneurs les appelèrent à leur tour, et enfin l’île fit sa soumission générale à la république génoise (1326-1347). Pour sauvegarder leur liberté, les Corses firent une convention ; mais les Génois ne tardèrent pas à mécontenter quelques seigneurs. En 1370, Arrigo della Rocca se révolta, mais sans résultat. En 1419, un autre mécontent, Vincentello d’Istria, à la tête d’une armée que lui prêta le roi d’Aragon, s’empara de Calvi et occupa l’île entière, à l’exception de Bonifacio. Gênes envoya des secours et chassa Vincentello et les Aragonais (1454).

Définitivement maîtres de l’île, les Génois firent peser sur ce malheureux pays le joug le plus odieux. Les exactions et les rapines des conquérants occasionnèrent de nombreuses révoltes de la part des seigneurs et du peuple. D’un autre côté, le clergé prélevait de nombreuses dîmes, et la misère devenait grande dans les campagnes. En ajoutant à cela une profonde ignorance, on aura une idée du triste état dans lequel l’île était plongée. La fin du quinzième siècle vit une série de révoltes successives. En 1487, Giovan Paolo Leca prend les armes, mais il est vaincu. De 1492 à 1511, Vinciguerra, Rinuccio, Giudice et Francesco della Rocca tentent une série de soulèvements ; mais la république, plus puissante, écrase les rebelles.

Le secours ne pouvait venir que de l’étranger. Un Corse, Sampiero, qui avait épousé Vannina d’Ornano, descendante des della Rocca, famille ennemie des Génois, avait passé au service d’Henri II, roi de France, et s’était fait remarquer par sa brillante valeur. Profitant de ce que Gênes s’était alliée avec Charles-Quint, le rival d’Henri II, il obtint qu’une armée française fût envoyée sous sa conduite pour enlever la Corse. En 1555, la flotte française sous les ordres de l’amiral Paulin de la Garde, réunie à la flotte ottomane commandée par Dragut, débarqua l’armée de Sampiero à Bastia. L’île entière, à l’exception de Calvi, tomba entre les mains de Sampiero. Mais le traité de Câteau-Cambrésis, qui mit fin aux guerres d’Italie (1559), rendit l’île à ses anciens maîtres, et Sampiero, sans aucun secours, continua avec peine une lutte inégale, mais héroïque, qui se termina par son assassinat (1567). Les Génois lui coupèrent la tête, ainsi qu’aux autres Corses, ses partisans, et promenèrent dans les rues de Gênes ce hideux trophée.

À la suite de ce dernier et glorieux essai d’indépendance, la Corse retomba plus que jamais sous le joug des Génois, et de longues années s’écoulèrent avant qu’aucune nouvelle révolte éclatât. À différentes reprises, de nombreux Corses s’exilèrent et se mirent au service de l’étranger. C’est de cette période de la domination génoise que date dans l’île la coutume de la vendetta. Les habitants, ne pouvant obtenir justice en s’adressant à leurs maîtres, se firent justice eux-mêmes, et le nombre des homicides s’accrut rapidement dans des proportions effroyables (1700). Cependant les Génois s’étaient rendus de plus en plus odieux ; leur rapacité sans bornes avait créé un grand nombre de mesures fiscales des plus vexatoires. Ils imposèrent de nombreuses taxes ; ils prohibèrent la sortie des denrées récoltées dans l’île, afin que les négociants génois pussent les acheter à bas prix ; en retour, les Corses étaient forcés de se procurer tout ce qui leur était nécessaire, même le sel, auprès des Génois, qui, de plus, s’étaient exclusivement réservés tous les emplois lucratifs.

Le mécontentement était général, mais les Corses gardaient le silence, lorsqu’un événement imprévu fit éclater les sentiments qui couvaient. En octobre 1729, un paysan de Bozio, indigné des exigences du fisc, appela les autres paysans à la révolte. L’insurrection gagne rapidement les villages voisins ; bientôt toute la Corse est soulevée. Le 20 décembre 1730, la nation corse envoie 10 000 représentants à une assemblée générale tenue dans la plaine de Biguglia. Dans une autre assemblée (consulta) tenue à Corte (4 février 1751), il fut décidé que tout citoyen, capable de porter les armes, serait soldat, et qu’une taxe de vingt et un sous par feu serait prélevée pour les frais de la guerre. Les curés des villages se déclarèrent aussi partisans de la révolte.

Les insurgés s’emparèrent de Saint-Florent (15 avril 1731) et de Bastia-Terravecchia (13 juin). Les Génois envoyèrent alors en Corse 8000 Allemands. Ceux-ci dégagèrent Bastia, mais il furent en partie détruits dans un engagement près de Calenzana (janvier 1732). Toutefois l’arrivée de nouveaux renforts ennemis obligea les Corses à capituler. En 1735, nouvelle insurrection.

Dans une consulte tenue à Orezza, le peuple corse nomma trois chefs : André Ceccaldi, Louis Giaffierri et Hyacinthe Paoli. Mais on manquait d’argent. Tout à coup, un aventurier du nom de Théodore de Neuhoff débarqua à Aleria sur un navire chargé d’armes, de munitions. Il fut accueilli comme un libérateur et proclamé roi, sous le nom de Théodore Ier. Mais ses rêves dépassaient ses moyens ; il quitta bientôt l’île pour aller quérir de nouveaux secours (1737) ; il ne fit qu’une courte réapparition en 1743, et alla mourir à Londres, en 1756.

Cependant, comme le mouvement insurrectionnel devenait de plus en plus inquiétant, le Sénat de Gênes demanda le secours de la France. Louis XV, craignant que, dans le cas d’un refus, la république ligurienne ne s’adressât à l’Angleterre, envoya 5000 hommes en Corse, sous les ordres du comte de Boissieux (1738). La mission de ce général était d’employer tous les moyens de conciliation pour faire rentrer l’île sous la suzeraineté de Gênes. Les Corses refusèrent et envoyèrent une protestation au roi de France (1738). Boissieux fut obligé d’en venir aux mains avec les insulaires ; mais il fut défait à Borgo (14 octobre 1738), et il mourut (2 février 1739). Louis XV envoya alors un corps de 12 000 hommes (51 mars 1739), sous la conduite du marquis de Maillebois. En quelques mois, Maillebois pacifia l’île (2 décembre). L’armée française quitta la Corse le 7 septembre 1741. Maillebois avait fait aimer son influence toute pacifique et administrative.

Les révoltes continuèrent ; le marquis de Cursay fut envoyé avec 2000 hommes pour continuer l’œuvre pacificatrice de Maillebois (mai 1748). Ce général manœuvra avec beaucoup de sagesse et d’habileté, ses bienfaits le firent chérir des Corses. Chauvelin, représentant de la France à Gênes, jaloux de cette influence, fit rappeler de Cursay, passa lui-même en Corse, et livra de nouveau l’île aux Génois (1752).

Indignés, les Corses prirent de nouveau les armes, et élurent Gaffori gouverneur général de l’île. Corte tomba entre leurs mains (janvier 1755). Mais un patriote devait donner à cette insurrection une direction vraiment énergique ; ce patriote, c’était Pascal Paoli. Le 15 juillet 1755, il fut élu général en chef, quoique à peine âgé de 27 ans. Doué au plus haut degré d’un esprit organisateur, il donna aux Corses une constitution qui fut considérée, par tous les esprits éclairés, comme un modèle de sagesse et de libéralisme. Pour résister aux Génois, il parvint à mettre sur pied une armée de 25 000 hommes, instruite et bien équipée.

Après s’être solidement fortifiés dans des postes, les insurgés s’emparèrent de plusieurs tours de la côte (1761). À bout d’expédients et de ressources, Gênes vendit au cabinet de Versailles ses prétendus droits sur la Corse (15 mai 1768).


Corte.

Pascal Paoli résista, mais il avait maintenant à combattre un

ennemi autrement redoutable. Le 28 août, Chauvelin débarqua en Corse avec de grands renforts. Les insurgés furent successivement chassés du cap Corse, du Nebbio, de la Marana et de la Casinca. Cependant la sanglante défaite qu’ils firent éprouver aux Français près de Borgo (octobre 1768) vint un moment ranimer leurs espérances. Nous empruntons les lignes suivantes à l’historien de Friess.

« Le colonel de Ludre occupait Borgo avec 500 hommes. Paoli, voulant chasser l’ennemi de cette position et l’obliger à se renfermer dans Bastia, donna ordre à ses capitaines de s’en emparer. De son côté, le marquis de Chauvelin, comprenant combien il lui importait de conserver cette position, sortit de Bastia avec toutes les troupes dont il pouvait disposer, et se porta vers Borgo, tandis que De Grand-Maison opérait le même mouvement en partant d’Oletta. Paoli, qui avait deviné le plan de Chauvelin, chargea son frère Clément d’arrêter la marche de De Grand-Maison et se porta lui-même, avec ses compagnies miliciennes au-dessous de Borgo. Le marquis de Chauvelin ne tarda pas à arriver et à commencer l’attaque. Des deux parts on se battit avec grand courage : trois fois les Français cherchèrent à entamer les Corses, et trois fois ils furent vivement refoulés. Le combat dura plusieurs heures et fut très-sanglant ; enfin Chauvelin, voyant qu’il avait perdu beaucoup de monde et désespérant de pouvoir forcer les retranchements, donna le signal de la retraite. Le colonel de Ludre, n’ayant pu être dégagé, fut obligé de se rendre avec sa garnison. Les Français éprouvèrent des pertes considérables dans cette sanglante journée, et eurent un grand nombre de blessés. »

Après la défaite des Français à Borgo, le comte de Vaux fut nommé général en chef de l’armée française en Corse, où il arriva au printemps de 1769, avec des forces imposantes. « Paoli, convaincu qu’il n’y avait plus à traiter diplomatiquement des affaires de son pays, voulut opposer la plus vive résistance, quoiqu’il comprît que, réduit à ses propres forces, il


Le comte de Vaux triomphe à Golo des patriotes Corses.

ne pouvait lutter longtemps ; mais il espérait que les cabinets européens, intéressés à ce que la France ne prît pas une trop grande extension dans la Méditerranée, finiraient par se mettre

de la partie. Il assembla une consulte au couvent de Casinca, le 27 avril 1769 ; la résolution de résister jusqu’à la dernière heure fut prise à l’unanimité, et le premier tiers d’une levée en masse fut appelé sous les armes.

« Le comte de Vaux prit sagement ses mesures ; il concentra presque toutes ses forces dans le Nebbio, où Paoli avait établi son quartier-général et rassemblé ses milices. Il pensait, non sans raison, que, s’il parvenait à écraser les troupes ainsi réunies de son adversaire, le reste du pays ne tiendrait pas longtemps.

« L’attaque commença, de la part des Français, le 3 mai. Pendant deux jours il n’y eut guère que des escarmouches ; mais le troisième, De Vaux fit attaquer vivement Paoli dans sa position de Murato et l’obligea à se retirer au delà du Golo. Paoli alla s’établir à Rostino, confiant à Gaffori le soin de défendre Lento, et à Grimaldi celui de défendre Canavaggia, deux positions par lesquelles l’ennemi aurait pu pénétrer dans l’intérieur.

Ces deux officiers ne s’acquittèrent pas loyalement de la mission qu’ils avaient reçue ; ils se hâtèrent de céder le terrain à l’ennemi sans combattre. « Les autres milices laissées par Paoli pour défendre les gorges environnant Ponte Nuovo, poussées par les Français qui se précipitaient des hauteurs, voulurent passer le pont ; mais elles en furent empêchées par les Prussiens à la solde des Corses, à qui la défense en avait été confiée. Le désordre et la confusion se mirent alors dans leurs rangs. Les Français en profitèrent pour les écraser, et ils leur firent éprouver une déroute complète (9 mai 1769).

« Cette défaite jeta le découragement dans l’âme de Paoli ; il comprit que c’en était fait de la nationalité corse, et il résolut d’abandonner sa patrie. Il se dirigea sur Vivario, de là gagna Porto-Vecchio, et s’y embarqua sur un vaisseau anglais avec son frère et environ trois cents hommes qui voulurent partager son exil. » (De Friess, Histoire de la Corse.)

À partir de ce moment, la Corse fit définitivement partie de la France. Le 15 août 1769, y naquit Napoléon Bonaparte, dont la fortune inouïe devait étonner l’univers entier. Pendant les guerres de la Révolution, les Anglais l’occupèrent quelque temps. Mais, en 1796, les généraux Gentile et Casalta la reprirent. La fondation de l’Empire par Bonaparte resserra les liens qui unissaient la Corse à sa nouvelle patrie. L’île est toujours restée fidèle à la France, vers laquelle l’appellent ses sympathies et ses vrais intérêts.