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Héboutioux

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Héboutioux
Débuts littéraires (1883-1890)François Bernouard1 (p. 148-159).



Héboutioux


I


De gros nuages noirs couraient, comme affairés, poursuivis par leurs ombres, sur le canal clair.

L’aubergiste Héboutioux bâilla :

— Encore une piètre journée !

Il se tenait droit sur sa porte, le visage tout jaune, d’apparence malade. Sa jambe de bois battait une mesure. Un bouchon desséché s’agitait au-dessus de sa tête, pendu à une tringle, lamentable. Des ceps de vigne grimpaient en espalier. A l’une des fenêtres, dans un entre-bâillement de rideaux pauvres, sa femme regardait sur la route.

Elle était forte et fraîche et pinçait légèrement la peau de ses mains trop rouges, pour se faire des blancs.

Près d’elle, sur une assiette blanche, en une bouillie noire, des mouches s’asphyxiaient. De temps en temps, du bout des doigts, elle en prenait une pour la sauver.

La mouche retombait :

— Têtue, ça t’amuse de périr !

Héboutioux rentra :

— C’est fini pour aujourd’hui, Justine. Personne ne viendra, à c’t’heure.

Cependant, ils espéraient encore.

Héboutioux tambourinait sur la table. Soudain, des grelots sonnèrent. Un fouet claqua : “ Une voiture ! ” fit Justine.

Héboutioux resta cloué. Il n’osait se réjouir.

— Vous verrez qu’elle passera tout droit !

Elle s’arrêta, légère sur ses deux roues, peinte en vert.

Un monsieur très bien mis descendit.

Il avait une belle barbe noire, un teint pâle et assez de ventre, comme le type du blanc dans les géographies élémentaires. Il voulait casser une croûte seulement, puis continuer une grande excursion qu’il faisait dans le pays.

Justine, Héboutioux, se multipliaient, en quête de torchons, effarés avec trop de pas et de gestes, comme s’ils avaient perdu l’habitude de servir.

Héboutioux avançait un tabouret de paille : il regrettait, on réparait les chaises.

Justine cassait une assiette, invitait Monsieur à rester, à coucher. Il verrait demain la fête du village.

Monsieur la fixait d’un air bienveillant.

— Je ne le puis.

Ils se pressèrent moins, désappointés.

Mais Juâtine fit un signe de croix.

L’orage éclatait. La pluie tombait en rayons blancs. Les carreaux pleuraient comme des yeux. De petites gouttes jaillissaient par les fentes des croisées. Dehors le cheval courbait la tête sous l’averse.

— Soit, dit le voyageur bien mis.

Il ajouta à Justine :

— Je bénis l’accident.

Héboutioux fît rentrer la voiture sous la grange :

— Sa pratique ne s’en irait pas.

Tous les trois regardaient l’orage.

Héboutioux lui souriait :

— On s’en moque quand on n’a pas à craindre pour ses blés, pour ses fruits. C’est même joli.

Néanmoins il compatissait aux malheurs des autres.

Le monsieur parlait d’une voix veloutée. Il expliqua la foudre, avec des anecdotes de chevelures lumineuses et de bracelets fondus. Il dit son nom :

— Comtal.

— Plaît-il ?

— Comtal.

Justine et Héboutioux se regardèrent : Comtal ! un nom de prince espagnol, ça !



II


Le lendemain, comme il était convenu, Justine et son homme alternèrent pour montrer la fête à M. Comtal. Ainsi le service du cabaret n’en pourrait souffrir.

Comtal admirait volontiers. Héboutioux se frottait les mains : on se pressait chez lui grâce à la fête et pour voir l’étranger.

— Parlez-moi d’un voyageur de ce rapport !

Il insinuait, un peu courbé, tout mielleux :

— Monsieur Comtal, tenez, par ici.

Des berlingots poissaient à l’ombre d’un grand parasol rouge. Des chevaux de bois estropiés tournaient, solitaires. Au milieu des cris, des farces, des rires, des joies bruyantes, un couple se balançait dans une odeur de sucre brûlé.

Des campagnards, en dimanche, erraient, allègres, émerveillés, hâbleurs, ou bien s’éternisaient à distance des boutiques, dont ils se défiaient comme de voleurs, avec des regards longs et des réflexions mesurées.

Et, doucereusement, Héboutioux guidait Comtal.

— Tenez, par ici.

Une toile flottante se tendait sur des lunettes où, moyennant deux sous, on pouvait voir une apothéose après décès. Deux vieilles femmes marchandaient. Elles voulaient bien pour moitié prix. L’homme refusa poliment, mais nettement.

Elles pensèrent :

— Il est mal disposé ; nous reviendrons, il ne nous reconnaîtra point.

Elles s’éloignèrent de quelques pas, puis y retournèrent.

L’homme s’emporta :

— Se fichait-on de lui, par hasard ? Il était bien libre, dans son commerce, et maître de fixer ses tarifs.

Et d’un geste large, il les envoya à la balançoire.

Elles s’entêtaient.

— Il nous rappellera.

Quand ce fut au tour de Justine, Héboutioux rentra au cabaret. Il vit sa femme et Comtal se perdre dans la foule. Ses yeux luisaient dans sa figure couleur de bile.

— Il est pris, se dit-il, et, dans l’auberge qui ne désemplissait pas, sa jambe de bois frappait le carreau d’une manière sonore, sûre d’elle-même comme une vraie jambe.

Cependant Justine, en fichu bleu, plus fraîche et plus rouge, marchait près de Comtal, hardie et multipliant ses phrases : “ Personne ne lui en imposait ! ”

— Pas même quelqu’un de complet ? dit Comtal.

— Vous êtes malicieux.

Comme un homme fort, et quoique recherché dans sa tenue, il lui offrit le bras. Il aimait les choses simples et la trouvait belle.

Des quinquets s’allumaient aux boutiques. Des bras gesticulaient comme pour agripper.

— Un coup de blanque, hein ?

— Non ! À quoi bon jeter son argent ? J’aime mieux me balancer. Au moins, ça profite.

Justine se tenait aux chaînes, la gorge gonflée, la tête en feu. Elle se laissait aller et s’imaginait se baigner dans du vent. Tout disloqué, avec d’énormes tensions et de gros soupirs, Comtal tirait.

Puis il lui promena son mouchoir autour du cou, dans le dos, très bas, comme une éponge, et le bout de ses doigts caressait la peau humide.

Justine poussait de petits cris, bien heureuse.

Un violon, une clarinette, un piston se firent entendre. On dansait dans la grange. Les musiciens dominaient, hissés sur la voiture de Comtal.

Il était parti. Il demanda une polka piquée. Les musiciens se consultèrent :

— Une polka, oui, mais piquée ?

— C’est à peu près pareil, dit Comtal.

Rien n’empêchait d’essayer.

Comtal et Justine s’élancèrent. Elle ne savait pas. Il la portait, vigoureux et cambré, frappant du talon, et tendant le bras de Justine à l’arracher.

La musique se réglait sur eux dans un cercle d’extasiés et d’envieuses.

Ça et là, des vieillards branlaient la tête : “ De leur temps, c’était encore plus beau. ”

Au-dessus des danseurs, la corde qui servait à hisser les bottes de foin et de paille était roulée en nœuds multiples, natte énorme.

Ils s’arrêtèrent en se faisant des saluts. Justine se retira sous un arbre de la route.

Comtal la suivit et devint familier. Elle avait sur le front de petites frisottes blondes et collées. Il s’amusait à les dérouler en s’y prenant délicatement. Elles se recroquevillaient en boucles, comme des ressorts.

Il fit sur elle l’essai de ses phrases.

— Vous sentez bon comme le poivre et comme le foin.

Tout près d’eux, le canal dormait dans ses brumes pâlottes et transparentes. Autour d’eux coulait, diffuse, une musique lointaine où tombaient, comme des pierres dans une vitre, des cris discordants. Comtal souriait.

La lune échancrée écartait ses cornes fines comme une pince lumineuse. Justine frissonnait.

Là-bas, à l’auberge, près du bouchon desséché, sous les lampions multicolores dont la lumière n’éclairait que le haut de la porte en laissant le bas dans les ténèbres, une sorte de croissant mobile s’agitait sur le feuillage des ceps de vigne. Il s’arrêtait, puis remuait encore. On eût dit l’ombre vacillante de la lune.

— Est-elle drôle ainsi ! dit Comtal, qui regardait la lune.

— C’est drôle, dit Justine qui voyait l’ombre, en cherchant à s’expliquer, un peu effrayée, comme d’une apparition.

— Elle s’en va, dit Comtal.

— Je ne la vois plus, dit Justine.

— Vous tremblez ?

— J’ai froid.

— Moi, je me sens comme ceux qui font des vers. Quelqu’un s’approchait d’eux.

Héboutioux avait la bouche souriante et le regard mauvais. Il tenait une main derrière son dos, et Justine vit sauter dans l’autre une serpe de fer affilée et courbe.

— On se repose, dit-il ; tenez, j’ai ben cherché pour les trouver à votre goût ; ça va vous va rafraîchir, et il tendit à chacun d’eux un beau raisin, doux comme du velours, qu’il venait de couper à la treille.

Comtal s’en barbouilla la face, Justine picotait silencieuse et remise de sa peur. Héboutioux dit à Comtal :

— Vous ne partez pas demain ; autant être ici qu’ailleurs, pas vrai ?

Il avait presque un tremblement dans la voix :

— Je commence à m’y faire, dit Comtal.

Héboutioux s’éloigna, avaricieux assez pour ne rager qu’un peu de les laisser tous les deux, si près l’un de l’autre.



III


Comtal restait.

— Vous m’endormez dans trop de gâteries, disait-il à Justine satisfaite.

Héboutioux lançait des coups d’œil faux ; mais il se faisait gracieux avec effort. Sa bouche grimaçait.

Il lui vanta les plaisirs de la campagne, et Comtal rentrait courbaturé d’avoir regardé pendant des heures pailleter des goujons gris dans les nasses d’osier et les bouteilles vertes.

En un coin, près de la cheminée, sur une ardoise encadrée de bois blanc, “ la note à M. Comtal ” augmentait tous les jours.

De temps en temps, Comtal criait comme un enfant qu’on pince :

— Je veux m’en aller, je veux m’en aller.

Au fond il se sentait pagnote pour cet effort, et d’ailleurs Héboutioux, plein de flair, trouvait toujours à temps, pour le retenir, des inventions subtiles et des paroles alléchantes.

Cependant toute une procession défilait au cabaret ; on s’y donnait des rendez-vous pour le soir, après les travaux. Les paysans s’attablaient avec des airs mystérieux. Ils buvaient à petits coups et riaient sournoisement, sans ménager à Héboutioux les clins d’yeux qui avertissent, et les serrements de mains apitoyés.

— Il ne voyait donc rien ?

Et d’autres :

— Commode, le truc, pour faire aller les affaires.

Aux entrées de Comtal, on chantonnait :

— Tiens, voilà le compère.

Héboutioux payait d’audace :

— On le jalousait, il le savait bien. Qu’un bout de soleil se montre, les serpents affilent leurs langues ; mettre à la porte de bons voyageurs, alors ?

Il affichait Comtal. On les voyait, bras dessus, bras dessous, braver les potins, comme des amis de naissance.

Cependant, d’une manière croissante, au teint de l’aubergiste montait comme un afflux une couleur de bile.

Justine se taisait, en femme docile qui n’a pas à se plaindre.

Le curé intervint.

— Il ne pouvait feindre une ignorance coupable.

Il lui montra des jeunes filles qui passaient :

— De tels tableaux les dévergondent.

Héboutioux se fâcha :

— C’est trop. Pour qui me prend-on ? Je les tuerais plutôt tous les deux, et moi après.

Le curé craignit un éclat et partit. Héboutioux s’épuisait en gestes extravagants, tout le corps frémissant comme pour secouer des hontes ; des larmes lui mouillaient les yeux et la voix.

— Vous avez oublié un souper sur l’ardoise, dit Comtal.

Un matin il annonça :

— Je pars ce soir.

Il l’avait souvent dit. Héboutioux voulut prier.

— Non, cette fois, c’est la bonne.

— Puisque vous êtes décidé…

Héboutioux courba la tête.

— Ces choses-là n’arrivent qu’à moi.

Justine ouvrait de grands yeux sur Comtal, Des paysans s’arrêtaient sans mot dire, comme si, revenus à des sentiments moins narquois, à l’approche du malheur, ils voulaient en prendre leur part en frères.

— Vous êtes bien décidé ? répéta Héboutioux en un ton d’homme qui met au pied du mur.

— Oui, dit Comtal.

Il était engraissé visiblement ; ses moustaches avaient un tour coquet. Ses joues remuaient doucement.

— Vous avez l’air agité, Héboutioux !

— Dame, quand les amis s’en vont.

Héboutioux serrait les lèvres. À quoi bon maintenant des frais de sourires inutiles ? Il alla fermer les deux battants de la grange. Une petite porte s’ouvrait dans l’un d’eux.



IV


Le soir vint, Justine, toujours fraîche et rouge, prenait son parti. Elle préparait le dernier dîner.

Héboutioux additionnait la note.

— La règle, où est la règle ?

— Et celle-là ! dit Comtal en lui montrant sa jambe de bois.

— Vous êtes facétieux, dit Héboutioux d’une voix creuse ; un mot savant que Comtal lui avait appris.

— Je vais atteler, dit Comtal.

Héboutioux se glissa dans la grange avant lui. Comtal, en sifflotant le chant du Départ, ouvrait le coffre de la voiture. Un nœud coulant lui tomba autour du cou. Il eut le temps d’étreindre la corde en ses deux mains, au-dessus de la bouche, le plus haut possible.

Le nœud ne se serra pas. Mais il fut enlevé, les doigts crispés, vers la poulie, dans le noir, tellement stupide qu’il ne cria pas.

Il entendait, en bas, une voix sourde :

— Manqué, tonnerre ! Voilà le chiendent, à c’t’heure !

Héboutioux tirait de toutes ses forces.

— Tu te lasseras, quand il faudrait me dessécher !

Au plus petit mouvement de détente, Comtal s’étranglait. Le nœud lâche lui battait le menton et les épaules .

— Noue donc ta cravate !

Héboutioux donnait à la corde des secousses vives.

Au bout qui se tordait à terre, le crochet de fer sautait avec des heurts métalliques, comme un reptile furieux désarticulé. Le sol résonnait sous les coups secs du pied de bois.

— T’as balancé ma femme, chacun son tour.

Les soupirs étouffés de Comtal se perdaient là-haut, dans les briques.

D’ailleurs il ménageait ses forces et tâchait de garder l’immobilité d’un mort. Héboutioux dansait en délire, les yeux rouges.

— Tends donc la langue, mâtin sans feu ni lieu, cloche sans battant !

Une pièce de monnaie tomba par terre.

— Je suis payé, je ne vole pas. Dieu de Dieu ! que je m’amuse !

Tout à coup sa jambe de bois se prit au crochet de fer. Sans réfléchir, il se baissa pour la dépêtrer. La corde n’était plus tendue. Comtal descendit d’un trait, si brusquement qu’Héboutioux, moins lourd, monta pendu par sa jambe de bois et par une main. Soudain ils s’arrêtèrent.

Un nœud qu’on avait oublié de défaire depuis le soir des danses, trop gros pour passer dans la poulie, empêchait la corde de couler plus bas.

Et tous les deux, désemparés, suspendus, dans un balancement qu’ils ne pouvaient maîtriser, incapables d’efforts l’un et l’autre, gigotaient et se heurtaient comme de grands faucheux qui s’acharnent. Sur leurs têtes, les tuiles mal jointes laissaient passer par leurs trous des pointes de jour qui glissaient sur les fétus de paille comme des regards curieux.



V


Dans l’auberge, Justine arrangeait gentiment des brins de réséda dans le verre de M. Comtal.

— Il s’en ira, vous verrez. Ce n’est pas de ma faute si ce qui arrive, arrive. Bah ! il en viendra d’autres.

Puis elle appuyait sur le bord de la fenêtre ses mains soignées et tendait la tête.

— Qu’est-ce qu’ils font donc qu’ils ne viennent pas ? Boutioux ! Boutioux !