Une passionnette

La bibliothèque libre.
Une passionnette
Débuts littéraires (1883-1890)François Bernouard1 (p. 138-147).



Une Passionnette


I


Tous les rires, tous les cris tombèrent d’un coup, et les gens de la noce prirent des maintiens étudiés comme des paysans fraîchement descendus d’un tableau de Lhermitte.

Mme la Comtesse venait d’entrer ; elle avait une toilette habilement composée, assez riche pour honorer, assez simple pour ne pas effaroucher, et dans sa taille, dans son regard, encore un peu de noblesse, mais si peu que, vraiment, ces braves gens ne s’en offenseraient pas.

Elle s’avança dans la salle chaude d’émanations. Elle tenait par la main une petite fille qui ouvrait de grands yeux sans timidité.

Les paysans s’étaient levés. Le marié accourut ; d’un revers de main il s’essuya la bouche, et fit un compliment flatteur, mais point servile. Il présenta sa femme, une grosse veuve gênée dans son corsage. Son fils, petit garçon tout rouge et tout rond, se collait à elle, les yeux fixés sur la petite fille.

— Jac a douze ans, dit-elle.

Mme la Comtesse dit :

— C’est comme Marthe.

Le marié fut fier de la coïncidence.

Il fit défiler tous ses parents, qu’il nommait en faisant sonner les prénoms plus fortement que les noms dont il n’était pas sûr. Chacun d’eux, à sa présentation, avait un hochement de tête embarrassé, ébauchait un sourire contraint. Ils reprenaient lentement leur aplomb, comme des mannequins ébranlés par des boules. Mme la Comtesse trouvait pour tous une phrase mesurée.

Le marié offrit quelque chose. Elle accepta une bouchée de brioche dans un rien de vin rouge. Elle suçait du bout des lèvres en se cabrant, les doigts écartés, avec de délicates précautions. Les paysans la regardaient, silencieux, émerveillés, les coudes sur la table, les yeux humides, le visage coloré, vermeil. L’un d’eux, qui s’était oublié à parler bas, s’arrêta net, inquiet, comme s’il venait de faire un mauvais coup.

Cependant Marthe observait Jac. Tout son petit corps avait un mouvement de recul. Jac s’approchait de plus en plus. Sa crainte se dissipait. Il la toucha du bout des doigts, légèrement, de peur de la faner, elle et sa robe rose.

Il n’avait jamais vu de petite fille aussi raide et aussi bien mise, avec une telle blancheur et des cheveux bouclés de la sorte. Il tournait autour d’elle, muet, attentif, car, sans doute, elle allait parler. Marthe faisait retraite vers sa mère, grave, sans le quitter des yeux.

Mme la Comtesse avait posé son verre sur la table et effleuré ses lèvres du coin d’un mouchoir fin comme un flocon de neige. Dans l’air pesant et chargé, elle se sentait un peu mal à l’aise.

Elle dit à Jac :

— Veux-tu venir jouer au château ?

Jac ne répondit pas.

Embrassé, choyé, dorloté, bourré tout le jour, ébloui par la vision de Marthe, il allait de merveilles en merveilles. Le bonheur devenait accablant.

Mme la Comtesse dit à la mère :

— Je l’emmène.

La veuve répondit :

— C’est bien de l’honneur à nous.

La Comtesse se leva, salua tout le monde avec une grâce modérée, et sortit en disant :

— Je veux être marraine.

La veuve pensa que le moment était venu de rougir et le marié de se redresser.

Marthe, à gauche de Mme la Comtesse, gardait une indifférence de bon goût, et Jac, à droite, une seule main dans la poche, se demandait comment il allait bien s’y prendre pour jouer avec cette singulière petite fille qui s’obstinait à se taire.

Derrière eux, dans la salle longue aux coins emplis de meubles empilés, au-dessus de la table où les verres sonnaient, où les serviettes de toile s’agitaient, au-dessus des tètes en feu, secouées et somnolentes, de nouveau, vers le plafond, avec la fumée des pipes et les âcres odeurs, des voix montaient et de larges éclats de rire.



II


Jac entra dans la grande allée du château avec recueillement. Des Statues de pierre le regardaient passer, nues ou largement drapées, et se le montraient l’une à l’autre avec un doigt cassé. Sous l’immense voûte le son des pas lui parut démesuré. Quand un valet rigide ouvrit les portes d’une salle, que les glaces et le parquet luisant multipliaient avec régularité, il eut une impression de froid.

Vraiment, on ne devait pas crier ici comme ailleurs. On y courait autrement, avec le moins de bruit possible, et tout semblait mystérieux.

— Vous pouvez jouer, dit Marthe.

Et elle lui montra des jouets compliqués, finement peints, des jouets merveilleux, qui n’étaient pas cassés.

— Et vous ? dit Jac.

— Oh ! moi, je suis trop grande. C’était pour quand j’étais petite fille, il y a longtemps. Elle disait cela sérieusement, le teint pâle, avec, dans tout son corps fluet, quelque chose de grêle et de souffrant.

Jac avait bien envie de s’en aller.

On lui apprit que désormais il resterait au château et qu’il serait le camarade de Marthe.

On lui donna un costume de velours et une chambrette mignonnement arrangée, d’où il pouvait voir, en se penchant, le balcon de Marthe, et, plus bas, presque au pied des tours, la rivière blanche couler dans les prés. Il eut la liberté d’aller partout à condition de ne pas quitter Marthe. Il devint un petit esclave, soumis à toutes ses fantaisies de despote débile, d’abord avec ennui ; mais, par degrés, il se fit à la monotonie qu’on s’imposait, au silence peu troublé. Il finit par aimer, un peu par vanité, ce château solitaire qui l’effrayait. Le parc, surtout, l’éblouit. Il avait des gazons menus et moelleux pour ses repos ; il avait des allées réglées pour faciliter ses courses, des perspectives infinies pour les brouiller, et de grands lacs où des sapins se contemplaient éternellement. Ses impressions jeunes s’ouvraient comme des yeux pour tout voir, pour tout guetter. Il sentait en lui l’éveil d’une petite âme trop sensible.

Quand, autrefois, sa mère passait avec lui près du château, le long du mur environnant, elle lui en parlait complaisamment, comme d’un monde merveilleux qu’il s’efforçait de se figurer avec de riches images, en y mêlant volontiers des apparitions de fées puissantes et maternelles.

Maintenant, il y vivait à l’aise, sûr de n’en pas sortir, un peu vain quand il traversait le village, côte à côte avec Marthe, propre comme une pièce neuve, droit, regardé, envié.

Les jours de promenade étaient ses plus beaux jours, l’enivraient de petits triomphes, le haussaient au milieu d’un tas de petits bonshommes en mauvaise humeur.

Il devait toutes ces joies à Marthe, et l’adorait.

Mais Marthe avait pour toute chose et pour lui une indifférence d’enfant débile et maladive. Comme une châtelaine en miniature, héréditaire de goûts affinés et d’une morbidesse dolente, mince et blanche, elle avait une façon qui navrait Jac de n’y point prendre garde et de le tenir à distance.

Petite fille silencieuse, elle revenait de loin, et elle en savait long. Jac en pleurait. Sa sensibilité s’aiguisait. Il devenait irritable, accessible aux impressions les plus fugitives. Un rien le froissait.

Au moment où tous ses efforts d’enfant désireux de plaire allaient égayer Marthe, quand il se trouvait bien là, certain que les fleurs sentaient bon, que tout croissait, que tout chantait pour lui comme pour elle, quand il se croyait pour moitié dans ses joies, dans sa vie, entré plus avant dans son affection, tout près d’une intimité de petit frère d’élection, avec le regard qu’on a pour un joujou de passage, avec un mot blessant, une comparaison moqueuse, une attitude hautaine, Marthe le rejetait loin d’elle, nonchalante souveraine en robe courte.

C’étaient là pour Jac des chutes où il se faisait mal. Il se relevait les yeux remplis de pleurs, sans se plaindre, et suivant à travers ses larmes comme une part volée qu’on ne lui rendrait pas.

Et d’autant moins que Marthe, chétive et languissante, peut-être amusée à la torture d’un être plus fort qu’elle, ménageait ses boutades et ses saillies d’humeur, jac multipliait autour d’elle ses soins étudiés, resserrait ses prévenances, l’entourait d’attentions où il mettait sans compter tout ce qu’il avait de délicatesse et d’envie d’être un peu plus aimé.

Marthe, par oubli, se laissait envelopper de ce culte enfantin. Puis le dédain perçait, et elle avait le caprice de casser le feuillage épais d’où coulaient sur elle la fraîcheur et l’ombre pour voir un peu plus loin.

La Comtesse, nostalgique et ennuyée, ne s’apercevait pas de ces choses frivoles. Jac souffrait ; elle ne vit rien.

Un matin, brusquement, Marthe, joyeuse, dit à Jac que le château était vendu, qu’elle allait partir vers un pays plus ensoleillé, et qu’ils allaient se quitter.

Il entendit sans bien comprendre, bouleversé.

— Ah ! vous partez ?

— Oui, dit-elle, nullement émue, prête à railler Jac pour sa figure qu’elle trouvait drôle.

— C’est pour longtemps ?

— Certainement, puisque le château est vendu. Maman dit que nous ne reviendrons jamais. Ta mère va venir te reprendre tout à fait.

Il n’avait plus rien à entendre. C’était fini. Il ne pouvait pas se dire que cela s’arrangerait, qu’il y avait peut-être un moyen.

Cette petite grande personne lui avait appris son départ certain, tranquillement, comme une nouvelle simple. C’était bien pour jamais. Il retournait ce mot avec entêtement pour y trouver une échappée, une issue, pour en sortir. Il s’en alla, tout pâle. Tout ce qu’un enfant peut avoir de révolte se soulevait en lui. Il sortit du château, descendit le village, inconscient. Sa mère habitait tout au bas. Il s’arrêta devant la porte et la trouva fermée. Sa mère n’y était pas.



III


C’était une de ces vieilles maisons comme on en voit encore, bâties à coups de hache, avec de grandes portes lourdes de clous, des fenêtres à barreaux, solitaires prisons à peine dégrossies en maisons bourgeoises.

Sur la route, dans un large rayon de soleil, Jac pleurait, secoué de sanglots, s’arrêtant parfois comme s’il oubliait son chagrin, ses poings humides frottés contre ses yeux.

Deux femmes jeunes et gaies, en toilettes claires, avec des ombrelles blanches, s’arrêtaient devant lui.

— Tu pleures, mon petit ?

— Tu boudes, mon ami ?

Jac ne dit rien.

— Voyons, pourquoi pleures-tu ?

— Oh ! le vilain qui pleure et qui ne sait pas pourquoi !

Et les deux femmes, donnant chacune une petite tape sur la joue de l’enfant, s’éloignèrent, redevenues subitement joyeuses, trouvant le soleil trop beau pour s’attarder à une douleur.

Jac suivait du regard les deux belles dames, st peu secourables, qui s’en allaient lentement.

Elles montaient une route pittoresque, se signaient devant une vieille croix penchée, pareille à toutes celles qu’on plante aux extrémités d’un village, et se dirigeaient vers un bois qu’on apercevait dans le lointain comme une grande tache noire.

L’œil de Jac restait fixé sur elles avec d’autant moins de larmes qu’elles s’éloignaient plus. Insensiblement, leurs ombrelles se rapprochaient, se touchaient, mêlaient leurs bords, et Jac les vit bientôt se confondre. Il lui sembla qu’un immense champignon blanc marchait au loin sur un grand pied noir.

Cela fit diversion à sa douleur, et il se mit à rire.

Il s’éloigna de la maison, arriva à la rivière et la remonta. Elle était séparée du château par une grande étendue de pelouse plantée de pins.

Quand il fut au pied des tours, il leva la tête et regarda longuement la fenêtre.

Sa croisée était ouverte, et le vent tirait un coin du rideau blanc, comme un mouchoir d’une large poche.

En ce moment, la fenêtre de Marthe s’ouvrit. Et au-dessus d’un pot d’œillets rouges, entre les clématites flexibles qui l’encadraient sa tête apparut, fine et blanche, comme une fleur pâle qui viendrait se mettre à l’air.

Jac lui souriait.

Elle le regarda, surprise.

— Je vais me baigner, dit-il.

Marthe répondit :

— Tu sais que maman te l’a défendu.

— Elle ne me grondera pas, dit Jac, et cela vous amusera.

Marthe resta, retenue par la curiosité éveillée d’une petite fille qui, plus d’une fois, avait surpris un bout de conversation entre des domestiques, une phrase obscure pour elle, un mot étrange.

Jac ôta sa veste et la jeta sur l’herbe. Il retourna ses poches et en laissa tomber tout ce qu’elles contenaient. Il rangea par terre ses belles boules de toutes couleurs.

— Je vous les donne, dit-il à Marthe ; elles sont pour vous.

Il entra dans l’eau. Le bout de son pied l’avait à peine touchée qu’il le retira vivement.

Marthe se mit à rire. Elle se penchait le plus possible.

Jac s’assit sur la mousse du bord et, frissonnant un peu, se laissa glisser lentement. Il se tourna vers Marthe et, avec une voix rieuse de petit saltimbanque, il cria : “ Attention ! je vais faire celui qui se noie. ”

Les membres frappaient l’eau : son corps avait des contorsions. Des gouttes jaillissaient et pendaient aux feuilles, petites larmes claires.

Marthe, heureuse, battait des mains, et des points roses tremblaient sur ses joues.

Quand Jac, les cheveux plaqués, reparut, triton frêle, elle lui cria : “ Tu imites joliment bien ! ”

— Maintenant, reprit Jac, avec la même voix de boniment, nous allons faire le mort.

Le rire suspendu, attentive, Marthe se pencha à tomber.

Jac se mit sur le dos. Il resta quelques instants immobile, les bras tendus.

L’eau était à peine troublée. Il regardait Marthe fixement, sa tête affleurant un peu.

Là-haut, bien haut, dans le miroir bleu d’un air pur, des hirondelles tournaient, mince cercle noir.

Puis il enfonça, suivant une ligne oblique. Ses yeux restaient ouverts. Ils se voilèrent de paupières d’eau. Son front disparut. Son corps se rapetissa, devint pas plus grand qu’un christ d’alcôve. L’eau le prit, le caressa doucement, l’enveloppa comme un lange et le coucha sur les cailloux polis.

Autour de lui, des tessons de bouteilles brillaient, énormes émeraudes.

Une bulle d’air vint crever à fleur d’eau.

Sur le bord, un petit chien bouclé, lavé, peigné, au collier blanc, jappait.

Marthe tout entière à l’acuité d’une sensation intense, muette, immobile, sans souffle, attendait :

“ Car c’était parfait comme apparence. ”