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Histoire abrégée de l'île Bourbon/VIII

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Anonyme
Imprimerie de Gabriel & Gaston Lahuppe (p. 48-53).

QUATRIÈME ÉPOQUE — 1735 À 1766

L’île Bourbon passe sous la domination de l’île de France ; cette nouvelle situation entrave la prospérité agricole et commerciale du pays qui alla en périclitant jusqu’à l’arrivée de M. Poivre.

CHAPITRE VIII

Mahé de Labourdonnais, gouverneur — Léméry Dumont, André d’Héguerty, Didier de Saint-Martin — Jean-Baptiste Azéma — Gérard de Ballade, simples commandants — Routes — Travaux divers — Marrons — Saint-Denis, chef-lieu — Bourbon perd sa prédominance — Pont volant.
Bertrand-François-Mahé de Labourdonnais

Gouverneur-général des îles de France et Bourbon de 1735 à 1746 — à Bourbon exclusivement, 12 juillet 1753 au 1er octobre de la même année.


Le nom du célèbre Labourdonnais se rattache à l’histoire des îles sœurs par des souvenirs qu’elles sont justement fières de conserver et par des faits que la postérité a rendus immortels. À un esprit vaste et un jugement prompt, éclairé, il joignit l’initiative, l’habileté, l’ardeur, la fécondité de ressources à un degré très élevé. Cet ensemble de qualités si heureusement appliquées au bien de la patrie, en firent un génie et l’un des plus grands hommes de la France.

Ses goûts se prononcèrent bientôt pour les expéditions dans les mers du Sud ; il y fit plusieurs voyages dans le but d’étudier à fond la puissance coloniale des Portugais, des Hollandais, des Anglais, qu’il combattit victorieusement quelques années après. Ses rares aptitudes avaient déjà puissamment contribué aux succès de la Compagnie, lorsque celle-ci lui conféra le titre de gouverneur général des îles de France et de Bourbon.

Si Mahé de Labourdonnais fut intrépide marin et bon soldat, comme le prouvent, du reste, ses brillants débuts et les actes glorieux de la troisième partie de sa carrière, il a été autant et plus encore grand organisateur et administrateur par excellence. C’est à lui que l’île de France doit sa vraie création, sa prospérité, sa richesse, ses moyens de défense qui coûtèrent tant aux Anglais soixante-dix ans plus tard. « En cela il fit bien. Rendre l’île de France ce qu’elle devait être, c’était opérer comme il fallait ; c’était avoir le sens politique et agir dans l’intérêt général de la patrie commune ; à cet égard, il n’y a place que pour des éloges, et il ne faut pas les marchander. »[1]

Mais nous n’avons pas à retracer les gloires de l’île-sœur, et puisqu’il ne s’agit que de l’historique de Bourbon, l’administration de Mahé de Labourdonnais doit être considérée dans les applications qui ont eu spécialement rapport au pays. Il est bien réel que par l’intervertissement des rôles, « Bourbon, passant au second plan, fut complètement sacrifié, Il fournissait des approvisionnements, des grains, des hommes même, quelquefois de l’argent, sans qu’on lui en sût beaucoup de gré. En somme, c’était une orange bonne à presser, et on ne s’en faisait pas faute. »[1]

1. Mahé de Labourdonnais ayant fait reconnaître ses pouvoirs, parcourut l’île afin d’en constater par lui-même les plus pressants besoins ; il fit ensuite construire des batteries, des magasins, des casernes, des moulins à vent, tracer des routes dans le quartier Saint-Paul, et prescrivit la continuation des mêmes travaux entre les divers quartiers de la Colonie. Le chemin Dumas, à travers les montagnes de Saint-Denis, subit quelques légères modifications ; c’est pour ce motif que plusieurs l’ont appelé à tort chemin Labourdonnais.

2. En prévision du transfert à Saint-Denis du siège de l’Administration, Mahé de Labourdonnais résolut de construire un port à Sainte-Marie. Un million lui aurait suffi, mais la Compagnie le lui refusa. (Un million à cette époque équivalait à plus de dix millions de l’époque actuelle,)

Les gouverneurs qui se succédèrent de 1735 à 1746 ne sont, en réalité, que de simples commandants, chargés d’exécuter les ordres de Mahé de Labourdonnais, qui savait trouver assez de temps pour présider à toutes les affaires, ou les ordonner lui-même.

L’Émery-Dumont — 1735 à 1739.

3. M. Dumas, voyant le Conseil de l’île-sœur si peu disposé à la dépendance, l’avait élevé au rang de Conseil supérieur sur le pied de celui de Bourbon. Mahé de Labourdonnais lui accorda tout d’abord la suprématie qu’il enleva au Conseil de Saint-Paul, et les habitants durent en appeler soit au Gouverneur général, soit au Conseil supérieur de l’île de France. C’en était fait, Bourbon était définitivement subjugué par une colonie qu’il avait formée 14 ans auparavant et qu’il devait nourrir longtemps encore.

4. De 1735 à 1740, Mahé de Labourdonnais poursuivit activement son projet de colonisation ; à cet effet, 2,056 individus blancs et noirs furent tirés, un peu par force, de Bourbon pour peupler l’île de France. Les fonds disponibles pour les travaux subirent pendant les mêmes années (1735-1740) une répartition fortement désavantageuse à Bourbon ; sur 2,613,474 francs, l’île-sœur absorba en fonds morts 2,241,580 francs et Bourbon, qui fournissait la presque totalité des revenus, ne reçut que 371,196.[2]

5. La chasse aux marrons n’échappait point à la sollicitude de Labourdonnais ; il la fit poursuivre activement, promettant récompense pour la capture ou la mort d’un marron de tout âge. Le nombre diminua, mais l’honneur de leur destruction devait revenir à Bouvet, vers 1760.

6. L’esprit récalcitrant des noirs d’Afrique, surtout de Madagascar, fit concevoir l’idée de l’immigration indienne ; Mahé de Labourdonnais l’autorisa moyennant 200 livres par tête ; « les noirs de Madagascar coûtaient un tiers en plus, mais d’autre part on s’aperçut bientôt que les Africains travaillaient deux fois plus que les Indiens[3].

Si le gouverneur général eut soin d’alimenter l’immigration, il pourvut de même aux besoins des esclaves ; un sage règlement prescrivit en leur faveur des plantations de vivres, une nourriture et des vêtements convenables.

7. À la même époque un arrêté ordonnait le renvoi de la Colonie des individus dont la conduite était notoirement mauvaise.

8. En 1736, le chemin de Saint-Paul fut continué jusqu’au repos Laleu ; en 1737, jusqu’à la rivière d’Abord ; en 1738, jusqu’à Saint-Benoit ; en 1739, le chemin de ceinture facilita jusqu’à Saint-Denis les communications et le transport des marchandises dans les magasins de la Compagnie, qui avaient été transférés de Saint Paul au chef-lieu, en même temps que le Gouvernement (1738).

9. 1736. — Création du papier-monnaie pour une somme de 360,000 f. dont 300,000 à valoir sur le café. Supprimé en 1740, on dut le rétablir l’année suivante. De fait, le papier-monnaie a rendu d’importants services à la Colonie, excepté, toutefois, les assignats qui ruinèrent tant de familles pendant la Révolution.

10. Ces divers mouvements n’éblouirent pas les habitants qui, au dire même de Mahé de Labourdonnais, étaient défiants vis-à-vis de l’Administration et de la Compagnie. Le gouverneur résident était devenu simple agent des volontés du Gouverneur général ; les habitants s’en aperçurent bien vite ; aussi Mahé de Labourdonnais reçut directement les observations, les plaintes, les récriminations. Il fut enfin lui-même l’objet d’une pétition qu’il empêcha d’arriver jusqu’à Paris, et au sujet de laquelle ses Mémoires gardent le silence le plus absolu. Les griefs y exposés sont :

1° « Obligation de fournir des noirs pour les travaux publics sans recevoir le prix de leurs journées.

2° Obligation rigoureuse de composer un détachement d’habitants pour aller faire le service militaire à l’île de France, alors même qu’on est en pleine paix.

3° Exactions des agents de la Compagnie qui s’emparent des meilleures marchandises d’Europe et des Indes, les faisant revendre par des gens à eux et très-cher, ne débitant au prix et au compte de la Compagnie, que les résidus et les basses qualités. » [4]

« Cette dernière imputation suffit pour expliquer l’indignation du gouvernement à la vue de ces émigrations d’une multitude d’individus (employés de la Compagnie) qui ont emporté en France des fortunes énormes, faites aux dépens de la patrie. » Ajoutons : et des pauvres habitants de la Colonie.[5]

11. Après le transfert du chef-lieu à Saint-Denis, l’année 1738 vit la construction d’un pont volant destiné à l’échange des marchandises avec les navires mouillés sur la rade. Ce chef-d’œuvre d’art et de hardiesse, a fait longtemps l’admiration des étrangers, et aucun des ponts construits ultérieurement n’a pu lui être comparé.

  1. a et b Pajot.
  2. La dénomination de franc est appliquée à la livre tournois, valant 0.98 c. ; la différence de deux centimes a trop peu de conséquence pour en tenir compte.
  3. Voïart.
  4. Pajot.
  5. Poivre.