Histoire abrégée de l'île Bourbon/XI

La bibliothèque libre.
Anonyme
Imprimerie de Gabriel & Gaston Lahuppe (p. 70-77).

CINQUIÈME ÉPOQUE — 1767 À 1815

Rétrocession des îles-sœurs. — M. Poivre élève Bourbon à son plus haut point de prospérité pendant le dix-huitième siècle. — La Colonie souffrit néanmoins de sa dépendance de l’île de France, des changements du papier-monnaie, des troubles de la révolution et de sa prise par les Anglais.

CHAPITRE XI

Poivre — Bellier, de Belcombe, gouverneurs — Papier monnaie — Marqués — Les fabriques — La Commune générale — Valeurs du numéraire — Milices — Les rats — Collège — Magasins — Les épices — Tribunaux — Liquidation.

M. M. Dumas et Poivre abordèrent à l’île de France le 5 novembre 1767. M. Poivre, réunissant les conceptions d’un génie remarquable à un dévouement sans bornes, ne pouvait qu’exciter la jalousie et la malveillance. En effet, à peine le gouverneur Dumas fut-il à l’œuvre qu’il se déclara ouvertement contre l’Intendant ; il traversa ses desseins dans le but de faire manquer la réussite de ses essais agricoles. De l’Intendant, M. Dumas étendit ses procédés aux habitants ; il s’aliéna les esprits et dut quitter son gouvernement, après une année de mauvaise administration. M. Desroches lui succéda, mais sans plus d’avantages pour M. Poivre, qui vit néanmoins sa persévérance couronnée des plus heureux succès.

M. Poivre avait habité l’île de France dès 1749 ; son idée était d’enlever à la Hollande le monopole des épices. À cette fin, il se livra à plusieurs tentatives personnelles demeurées sans résultat ; cependant le grand agronome ne perdit pas complètement son temps. Il avait acquis l’estime et la sympathie des habitants qui admiraient ses vertus. Ce précédent, si désiré pour un haut fonctionnaire, seconda merveilleusement l’Intendant, lorsqu’il revint avec les ordres du Ministère.

M. Poivre fut dans sa vie publique ce qu’on l’avait vu dans sa vie privée : désintéressé, équitable jusqu’au scrupule, plein de sollicitude pour tous, persévérant, d’une égalité d’âme inaltérable ; qualités que les habitants aimaient à voir de près et qui les disposèrent à profiter des leçons et des essais de leur bienfaiteur.

Savant diplomate et habile administrateur, il mit la France en relation avec la Cochinchine, rétablit l’ordre et la prospérité dans les deux îles. Le commerce, l’industrie, l’administration l’occupèrent successivement ; il s’appliqua surtout à ranimer l’agriculture, introduisit ou propagea beaucoup de végétaux précieux, tels que : le girofle, la muscade, le poivre, la cannelle de Ceylan, le riz sec, le bois noir, le badamier, le filao, etc., et de plus les martins ou merles des Philippines, pour détruire les sauterelles qui, tous les ans, ravageaient ces colonies.

« Plusieurs travaux d’utilité publique furent entrepris : la fontaine du Jardin de l’État, de vastes magasins, la belle chaussée de Saint-Paul, etc. M. Poivre poussa sa sollicitude jusqu’à recommander aux habitants de Saint-Denis de construire leurs maisons de l’Est à l’Ouest, afin d’éviter le soleil et les brises de terre auxquels les maisons bâties du Sud au Nord étaient exposées.

« Cet homme vénéré se retira en 1773 sur sa propriété non loin de Lyon, jouissant de privilèges et d’une pension glorieusement mérités. C’est là qu’il termina son utile et laborieuse carrière, le 6 janvier 1786. » [1]

Martin Bellier — 1767 à 1768

1. M. Bertin avait remis ses pouvoirs à M. Martin Bellier qui les transmit à de Bellecombe, après un intérim de 8 mois. Sous son administration, parut un ordre de l’intendant Poivre qui défendait, sous des peines sévères, de tuer les martins, les cochons et les cabris. Cette ordonnance tombée en désuétude fut relevée en 1786.

De Bellecombe — 1767 à 1772

2. Sous la domination royale, la situation des îles-sœurs s’améliora considérablement, surtout sous le rapport des Administrateurs dont les pouvoirs étaient moins arbitraires, moins absolus, et sous le rapport du commerce qui n’avait plus, enfin, à enrichir les employés de la Compagnie. Néanmoins Bourbon demeura, comme auparavant, subordonné à l’île de France, état nécessairement préjudiciable, car l’île de France s’approvisionnait naturellement des meilleures marchandises apportées par les navires et n’envoyait que les rebuts à Bourbon.

3. La Compagnie avait conservé la vente des marchandises européennes, mais à des prix convenus qui lui laissaient 100, 80, 60, 40 ou 30 %, suivant la nature des marchandises. C’était trop peu ; elle ne fit rien, et le privilège lui fut retiré en 1779 ; on laissa aux îles pleine liberté d’achats et de ventes. En retour, l’entrée en France des marchandises de Bourbon et de l’île de France était taxée à 3 %, et le café paya 20 centimes par livre de droit de sortie, 1767.

4. Aussitôt la rétrocession des îles, le papier-monnaie de la Compagnie fut retiré avec perte entière pour la plupart des porteurs ; « les billets en circulation représentaient déjà un déficit de 68 % sur la monnaie effective.[2] » Ce retrait entravait les affaires ; on ne put y faire face, le numéraire était insuffisant. Alors on créa le papier-carte qui fut retiré et brûlé en 1781[3] puis vinrent enfin les fameux assignats de la République, appelés billets Malartic.

5. M. de Crémont, premier Ordonnateur, institua les fabriques destinées à l’entretien des églises. Jusque là, les desservants ne tenaient qu’un registre curial des baptêmes, mariages et décès l’ordonnateur en exigea trois originaux : un pour la cure, un déposé aux archives, et le troisième envoyé au Ministre. Le clergé, administré par un vice-préfet apostolique, fut soumis à la dépendance du Gouverneur et de son intendant (1767).

6. En 1768, constitution de la commune générale ; elle était représentée par un conseil électif de notables et de commandants, réuni à Saint-Denis, sous la présidence de l’Ordonnateur pour administrer les fonds provenant d’un impôt de capitation établi dès la première assemblée du Conseil.[4] Cet impôt de 1 à 2 francs par tête d’esclave était destiné à pourvoir aux dépenses locales. Les dépenses communales embrassaient le service de détachement, l’entretien des églises, des presbytères et des écoles primaires. À cette époque Sainte-Suzanne, Saint-Denis, Saint-Paul, Saint-Benoit, Saint-Pierre étaient à la fois quartiers et paroisses, c’est-à-dire communes ; Saint-André, Sainte-Marie et Saint-Louis ne constituaient que des paroisses. La première relevait de Sainte-Suzanne, la seconde de Saint-Denis et la troisième de Saint-Pierre.

7. Lors de l’émission du papier-carte, la piastre d’Espagne représentait onze livres ou 5 f. 50 ; le roi envoya une somme de 2,000,000 francs en pièces de 6 liards (7 centimes 1/2) que l’on fit circuler pour une valeur de 5 sous. « Déjà, en effet, la distinction existait entre l’argent faible des îles et l’argent fort de France, et l’édit du 20 septembre 1769 spécifiait que l’argent fort valait le double de l’argent colonial.[5] L’usage prévaut encore aujourd’hui parmi le peuple d’appeler 40 sous la pièce d’un franc.

8. Vers le même temps, un des frères Monneron, employé à Pondichéry, envoya aux îles-sœurs une somme de 1,800,000 francs en pièces de 16 à la piastre. Les Monnerons, d’abord acceptés, perdirent leur crédit et furent peu à peu retirés de la circulation.

9. M. de Crémont s’occupa ensuite des milices qui prirent le nom de troupes nationales ; elles se divisèrent en compagnies et en détachements répartis dans les diverses localités.

Régularisées en 1718, obligatoires en 1739, remaniées en 1758, elles ne furent sérieusement constituées qu’en 1768 ; chacun des cinq quartiers devait fournir son contingent de 1,200 hommes.

C’est parmi eux que se recrutait le corps de volontaires composé de 200 hommes. Ils combattirent les Anglais sous le bailli de Suffren. En 1772, 174 étaient partis sous les ordres du capitaine Montvert ; il n’en revint que 25 ! Leur adresse et leur sang-froid étaient si connus, que lorsque un engagement allait commencer, on entendait : Créoles de Bourbon, dans les hunes ! Aussitôt capitaine, officiers, canonniers, matelots ennemis tombaient sous les balles, laissant aux Français l’honneur d’avoir vaincu, malgré leur infériorité numérique. Les combats contre le Sea Horse ou cheval marin et autres frégates anglaises, ont fait la gloire du brave capitaine Montvert et la réputation de ses valeureux compagnons.

10. À la suite de deux violents ouragans plus désastreux à l’île de France qu’à Bourbon, les rats dévoraient le peu de plantations que le vent avait épargnées. D’autre part, les oiseaux multipliaient au point de se rendre nuisibles. Le Gouverneur-général publia une ordonnance obligeant tout individu à fournir 12 têtes d’oiseaux et 48 queues de rats (1769).

11. La même année, M. de Crémont demanda une horloge au Ministère ; il n’y en avait pas dans le pays. Le plan de la ville de St-Denis fut régularisé et les eaux de la rivière divisées par le canal des Moulins. On fixa aussi la charge des noirs esclaves à 60 livres et celle des négresses à 50 livres. Le gouverneur réclama en même temps l’arrivée directe des navires à Bourbon ; il sollicita des récompenses pour les habitants qui s’étaient distingués et fit armer la milice. Le sieur Janvier, désigné pour représenter les intérêts de Bourbon en France, eut l’honneur d’être le premier député de la Colonie (1769).

12. En 1770, le mercredi-saint, alors que les élèves et les maîtres étaient à l’office, une partie de la garnison de l’île de France débarqua à Bourbon et s’empara des bâtiments du collège, avec l’autorisation du Ministre de la Marine, le duc de Praslin Choiseul, à qui on avait fait entendre que ce collège, d’un entretien dispendieux au curé de Saint-Denis, ne renfermait que quelques petits enfants. Aujourd’hui encore (1880), ces bâtiments, agrandis et restaurés, sont affectés au service du Commissariat de la Marine.

13. M. Poivre fit construire ou agrandir dans les quartiers les magasins destinés à recevoir les grains ; des notaires furent chargés d’en payer le montant sur les lieux. Jusque-là, les céréales, le café et autres produits indigènes devaient être transportés et payés dans les magasins du chef-lieu, inconvénient que la difficulté des chemins rendait excessivement pénible. Ce fut en cette année que les épices arrivèrent à l’île de France, d’où M. Poivre les introduisit 2 ans plus tard à Bourbon (1770).

« Le sage Intendant envoya M. de Trémignon sur le Vigilant et M. d’Etchévéry sur l’Étoile du Matin à la recherche des épices. De Trémignon se dirigea sur Timor, d’Etchévéry sur Céram, où il arriva le 15 mars. Un Hollandais, qui avait des griefs contre ses compatriotes, donna au capitaine des renseignements précis sur les îles de Geby et de Patang dont les souverains, également indisposés contre les Hollandais, firent bon accueil à d’Etchévéry, lui fournirent quantité de grains et 400 plants de muscadiers, plus une ample provision de baies de girofle. D’Etchévéry, passant le détroit de la Sonde, fut abordé par cinq navires hollandais gardes-côtes qui l’interrogèrent ; il répondit en homme d’esprit, leur donnant complètement le change et arriva sain et sauf à Port-Louis, le 25 juin 1770. Trois ou quatre girofliers furent confiés à M. Joseph Hubert ; il les planta sur son habitation au Bras-Madeleine, à Saint-Benoit, mais il ne put en sauver qu’un seul, qui fut le général de tous ceux qui, plus tard, couvrirent la Partie du Vent. » [6]

14. (1771) M. de Crémont fait supprimer le Conseil supérieur qui est remplacé par un tribunal de première instance et par une cour d’appel ; la rétribution des conseillers ou magistrats ne date que de 1775. On pourvoit aussi à la création du curateur aux successions vacantes et à la liquidation des immeubles de la Compagnie, évalués à la somme de 3,623,000 francs. Cette liquidation n’a été terminée qu’en 1822, après une durée de 57 ans !

  1. Notice.
  2. Pajot.
  3. De 1768 à 1779, on créa du papier-monnaie dans les deux îles pour une valeur de 12,000,000 de francs.
  4. Chaque quartier devait élire deux députés à la pluralité des voix.
  5. Pajot.
  6. Pajot.